Électro berlinoise et autres opiums du peuple

16 novembre 2012

Électro berlinoise et autres opiums du peuple

Novembre 2012. L’automne touche à sa fin, les premiers marchés de Noël (les plus pourris d’entre eux) ouvrent déjà leurs portes, et pourtant, tout le monde se met au bermuda. Mais oui, mais oui. Les Berlin Music Days, ou «BerMuDa Festival» de leur petit nom pour faire fun et décalé, sont, depuis 2009, un nouveau venu dans l’univers déjà surpeuplé des manifestations musicales organisées dans la Deutsche Hauptstadt.
Une affiche pour le BerMuDa 2011 sur la Warschauer Strasse
Cependant, le BerMuDa se démarque du tout-venant en mettant l’accent, accrochez-vous bien, sur la «nationale und internationale Crème de la Crème der elektronischen Musik in Berlin», selon le site internet. Et qu’on se le dise. Un festival électro à Berlin ? Il fallait y penser. Non mais c’est vrai quoi, il y avait un créneau à occuper : aucun festival électro digne de ce nom n’avait eu lieu jusqu’ici, bien entendu à l’exception de la Fuckparade, de la Club Transmediale, du Dream-Wandering. Franchement hein, de l’électro, c’était tout ce qui manquait à l’offre culturelle locale.
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Allez, je persifle un peu, mais le BerMuDa a bien entendu trouvé son public, et ce sont des dizaines de milliers de fêtards qui ont guinché jusqu’au petit matin pendant quatre nuits dans pas moins de 39 discothèques différentes à travers la ville, plus une ancienne aérogare, dont les dimensions monumentales ravalent le légendaire Berghain au rang de minuscule arrière-salle étriquée. D’ailleurs, le Berghain, mécontent de se faire voler la vedette ne serait-ce que quelques jours, ne s’est pas associé à l’événement. Mauvais perdant va.
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C’est très bien tout ceci, mais au lieu de vous dresser un compte-rendu exhaustif de toute l’actu électro berlinoise de ce mois de novembre, je vais plutôt vous narrer, en deux ou trois lignes à peine, les temps forts de la soirée de clôture du festival (a.k.a «Fly BerMuDa»), telle que je l’ai vécue à l’ancien aéroport de Tempelhof, reconverti depuis sa fermeture en 2008 en gigantesque temple de l’hédonisme et du n’importe quoi. Ready? Alors c’est parti !
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20 h. La soirée débute à Tempelhof, avec Sebo K et Marco Resmann aux platines. La nuit mélomane est censée durer jusqu’à dimanche midi, alors rien ne presse : je suis encore pépère dans mon quartier, Friedrichshain, avec mes amis, loin des décibels hurlants. La techno attendra.
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22 h 45. Avec un grand groupe d’amis et collègues français, nous nous prémunissons contre la faim lors de la longue soirée qui nous attend, en nous offrant un burger bio à «Kreuzburger», sur la Grünberger Straße. Beurk, on est bien loin de la qualité du «Frittiersalon», mais au moins l’objectif est atteint : nous voilà calés pour toute la nuit.
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00 h 14. Nous avons été bien inspirés d’arriver de bonne heure à Tempelhof : il n’y a pas encore trop d’attente à l’entrée. L’ennui, c’est que les vigiles peuvent donc faire du zèle, puisqu’il n’y a pas encore de grande affluence. Je subis la fouille au corps la plus indécente de toute ma vie, selon une technique imparable mais controversée encore en cours de déploiement dans les aéroports militaires américains. Mais non enfin, je vous assure que ce petit renflement n’est pas un sachet de drogue, c’est juste ma prostate. 
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00 h 22. 46€ le billet d’entrée, 7€ pour le vestiaire… Ma foi, depuis que le baron von und zu Guttenberg a pécho séduit la princesse von Bismarck-Schönhausen à la LoveParade, la techno, c’est devenu carrément élitiste, les enfants. Surveillez votre port de tête et levez bien le petit doigt en buvant votre bière.
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00 h 41. J’ai déjà perdu presque tout le groupe alors que je parlementais avec une serveuse tellement odiöse que même son petit minois teuton ne lui suffirait pas à se faire pardonner. Je me retrouve seul avec Craig (*) le Londonien, et malgré des échanges de textos frénétiques avec Lucas (*), nous ne parvenons pas à retrouver la bande. Nous nous donnons rendez-vous au bar dans 30 minutes, histoire de commencer à profiter de la soirée, il en était temps.
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«Hey , il assure grave ce Tiefschwarz, tu trouves pas, Craig ?
– What? 
– Il est bon Tiefschwarz, non ?
– What?
– JE KIFFE TROP CE DJ, ET TOI ?
– Eeeerrr, sorry, what did you say?
– Oh well, never mind!»
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00 h 49. Un type que j’ai à peine le temps d’apercevoir me susurre un truc indéfini à l’oreille. Je distingue très vaguement, sans en être complètement certain, «Kokaine, Marijuana». Plutôt que de chercher à en avoir le cœur net, je préfère refuser poliment, par prudence.
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1 h 02. Branle-bas de combat aux platines. Du matériel de mixage est démonté et emmené, une autre table arrive aussitôt. Tiefschwarz est remplacé par dOP. Nouvelle volée de textos avec Lucas : on profite de l’interlude pour tenter de réunifier le groupe.
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«On est au nivo de la vente ticket drinks, m’écrit Lucas.
– On arrive! DON’T MOVE [on est trop multilinguôle and internachonôle, les Érasmus trentenaires de Berlin que nous sommes, ndlr]
– Mince, on vous trouve pas!
– Vs êtes au hall 1 ou au 2?
– Ah bon, y’a 2 halls??? OK on est en route pr l’autre.»
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1 h 17. Bah voui banane, il y avait bien deux halls. Ça m’apprendra à payer autant sans même me renseigner un minimum sur le programme. Le groupe est réunifié dans le hall 1, une salle immense qui pourrait abriter à elle seule un immeuble de plusieurs étages. Le DJ authentiquement berlinois Fritz Kalkbrenner met le feu. Heureusement pour nous, la foule n’est pas encore assez compacte, et on peut se rapprocher de la scène en jouant des coudes.
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1 h 36. Un spectre me murmure des mots doux à l’oreille. «Cocaïne, ecsta, MDMA, j’ai tout ce qu’il te faut mon gars».Non, sans façon, mais merci quand mêmepour la charmante attention. Je fais part de mon étonnement à Lucas, qui me répond, hilare, qu’il en est bien à son troisième dealer depuis notre arrivée. Ça par exemple, mais comment ont-ils fait pour entrer dans l’enceinte avec autant de matos, ces gredins ? N’ont-ils pas été fouillés comme nous jusque dans les plus profonds replis de leur anatomie ?
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1 h 50. Quelle star ce Kalkbrenner. Il conclut, devant un public camé à mort complètement survolté, un premier mix qui a duré 35 minutes de boum-boum-boum (adagio), et enchaîne en douceur sur le deuxième mouvement : boum, boudoum, bang, bang, boum (allegro ma non troppo).

Oh la belle rose ! Ah la belle bleue !

1 h 58. Les murs tremblent. Dans la foule de plus en plus dense, on parvient, au bout de 33 SMS, à retrouver des amis arrivés un plus tard par un autre convoi, parmi lesquel(le)s Janne (*). Les retrouvailles sont chaleureuses et l’ambiance est à son comble. Un grand escogriffe au visage poupin me propose timidement de la coke, du «speedball», de l’héro. Hygiène garantie : dans un repli de sa veste, il a des seringues sous emballage scellé. Je suis impressionné par un tel gage de professionnalisme tout germanique, mais m’abstiens malgré tout. En l’espace de deux heures on aura tenté de me refourguer autant de came que pendant trois années berlinoises durant lesquelles je ne me suis pas privé de sorties, loin s’en faut.

2 h 15. « Ça va envoyer du lourd, là», me prévient Lucas, expert en électro. Kalkbrenner quitte la scène sur un andante grazioso de fort belle facture, et laisse la place à un autre monument de la Nacht berlinoise, Sven Väth, au nom prédestiné pour être DJ (ça se prononce «Fête», ha, ha). Contrairement aux autres vidéos de ce récit, la ci-dessous a été filmée et mise en ligne par mes soins. Elle est, malheureusement, de bien moins bonne qualité que cet autre extrait, par exemple.

2 h 36. Lucas ne s’y est pas trompé : Sven Väth envoie du lourd. Par la moustache de Jupiter ! Ça déménage ce son. D’ailleurs, nous sommes au tapis. Une petite pause pour se reposer les tympans et respirer à l’air libre n’est pas de trop, à ce stade. Une piste d’atterrissage, quelques chaises longues, un ciel étoilé, 40 décibels de moins qu’à l’intérieur : c’est parfait !

Une pause à Tempelhof dans la grande fraîcheur d’une nuit d’automne
2 h 44. Oui, c’est parfait, mais la pause sur la chaise longue par 3°C, ça va cinq minutes, à moins d’être allemand et / ou aidé de produits plus ou moins licites. Rentré dans la chaleur moite de l’aérogare et le boum-tchiki-boum vivacissimo scherzando de Sven Väth, je dribble un revendeur de galettes de crack peu amène et un poil trop insistant, puis décline l’offre pourtant alléchante d’un négociant en boutons de peyotl du désert de Chihuahua. Sven Väth se laisse sûrement écouter sans qu’on ait besoin de toutes ces cochonneries, non ?
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Bah alors ? Et Yoshi dans tout ça ?

3 h 25. Sven-la-Fête ne mollit pas. Badaboum-boum-boum. Berlinetto electrissimo. Sont-ce Mario et Luigi à ma droite ? Suis-je encore clean ou bien tous ces psychotropes en circulation autour de moi ont-ils fini par m’attaquer le cerveau ? Pour m’assurer que je ne suis pas en proie à des hallucinations, je prends des photos: mon SonyEricsson-même-pas-smartphone, lui, a encore tous ses esprits, et confirme que ce sont bien les héros de mon enfance qui se trémoussent à côté. La classe !

4 h 09. À propos d’enfance, je me fais la remarque qu’il y a énormément de petits jeunots autour de la vingtaine. La jeunesse est friquée, de nos jours, pour se payer des soirées aussi chères et toutes ces… substances exotiques. En fait, je suis au bal des débutantes à la mode berlinoise, en quelque sorte. Oui, l’électro s’embourgeoise indéniablement. Pourtant, voilà qu’une créature édentée, à la peau lépreuse, aux yeux caves, à la chevelure pitoyablement clairsemée, interrompt ma rêverie pour me vanter, entre deux borborygmes, les mérites de sa dose de «Krokodil» élaborée avec tout le savoir-faire des banlieues délabrées de Tcheliabinsk. Épouvanté par cette apparition sépulcrale, je prends mes jambes à mon cou.

Vous dansiez ? Eh bien chantez maintenant !

4 h 20. Sven Väth, après deux heures de show qui te molto ecclattissimo les oreilles, laisse la place à Plastikman. L’intro est électro-psychédélique à souhait, et nous transporte dans une sorte de vaisseau spatial, à travers une galaxie lointaine. Cependant, histoire de changer de cadre, nous retournons dans le Hall 2, spacieux mais tellement petit en comparaison avec l’immense Hall 1. Ici, c’est M.A.N.D.Y qui assure l’ambiance depuis un bon moment, et c’est chaud. Dans la petite boutique de goodies stratégiquement située entre les deux salles, un cabas attire notre attention, et c’est Janne (*) qui m’explique l’évidence : ah ! qui disait que la techno, ça ne pouvait pas se chanter ? Les voilà donc, les paroles de l’électro berlinoise (moderato cantabile) ! Évidemment, ce n’est pas du Brassens, mais essayez de danser pendant six heures sur Gare au gorille pour voir…

5 h 26. Magda a succédé à M.A.N.D.Y. Je commence à fatiguer, mon déhanché faiblit, ma capacité à distinguer toutes ces vibrations diminue. Je confonds un «boum, boum» basique avec le plus délicat des «wob, wob». Dans le Hall 1, c’est maintenant  Ricardo Villalobos, un Berlinois d’origine latino et pas trop branché salsa, qui préside les débats (doppio movimento molto kiffante). Mes amis retournent dans la salle infernale, et bien sûr je les suis, le pas lourd. Un habile vendeur me propose des feuilles de coca bio des hauts plateaux des Andes. L’argument massue ? Elles sont certifiées 100% commerce équitable ! Assurément, cela achève de me convaincre, et j’aurais sans aucun doute accepté la transaction si j’avais sur moi la centaine d’euros demandée. Évidemment les dealers n’acceptent pas les paiements par carte. Zut alors. Tant pis, je contribuerai à la prospérité d’une communauté andine une autre fois.

Je crois que c’était encore pendant la partie de Sven Väth…

5 h 50. C’est le drame. Un coupe-jarret arrache à Leandro (*) l’Espagnol la chaîne en or qui dépassait de son col rond, nous laissant à peine le temps de l’apercevoir et encore moins de réagir. Sûrement un consommateur en mal de liquidités pour payer ses petites friandises… Tout compte fait, on n’est pas qu’entre gens comme il faut ici. L’incident, rarissime dans notre Berlin ultra-safe, où l’insouciance est la règle, plombe quelque peu l’ambiance dans le groupe.

6 h 14. Je rends les armes. «Mais non, pars pas maintenant», plaide Lucas. «T’es trop con de t’en aller au meilleur moment», renchérit Pierre (*). Tout bien réfléchi, justement, je préfère partir au meilleur moment, surtout après six heures de danse non-stop, puisque tout ce qui vient après sera forcément moins bien. Et puis jenpeupu, quoi. Il me faut un minimum de force pour regagner mes pénates.

7 h 07. C’est l’aube, d’un gris rosâtre dilué dans les nappes de brouillard. Je m’écroule dans mon lit chaud et douillet. La prochaine fois, j’irai au BerMuDa avec 2.000 euros en liquide histoire de faire mon shopping pendant la soirée. Ou pas.

8 h. Les derniers DJ prennent place à leurs platines, devant un public de zombies aux fosses nasales encombrées de poudre (sans doute). Coooool.

(*) Les noms ont été changés, comme toujours.
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