12 février 2013

Famille traditionnelle antillaise ou «mariage pour tous» ?

Depuis quelques jours, le débat sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, un débat que les Antillais suivaient jusqu’ici de loin, avec peut-être un brin d’incrédulité et de dégoût, a pris en Martinique une dimension toute particulière. En effet, le 30 janvier, le député divers-gauche de la deuxième circonscription de la Martinique et maire de la commune de Sainte-Marie (19.000 habitants) a pris la parole à l’Assemblée Nationale et a proclamé haut et fort son rejet ferme de ce projet de mariage homosexuel et son intention de voter contre, bien qu’il ait jusqu’ici, souligne-t-il, «soutenu tous les projets et engagements de la Gauche». Le discours, visionné des centaines de milliers de fois sur Internet, et amplement relayé sur la plupart des médias opposés au «mariage pour tous», a fait date dans ce débat, résonnant bien au-delà des rivages ensoleillés baignés d’eau turquoise où tout ce qui a trait aux Antilles reste habituellement confiné, dans l’indifférence générale des médias et de nos compatriotes hexagonaux. Du moins est-ce le sentiment qui prévaut en Martinique et en Guadeloupe.
Le député Bruno Nestor Azérot le 30 janvier à l’Assemblée

Mais cette fois, c’est différent. Un tribun antillais a pris la parole et, ô surprise, toute la France a écouté. Dans une harangue combative, le député-maire Bruno Nestor Azérot a martelé que la quasi-totalité de la population d’Outre-Mer est «opposée à ce projet», et que «les valeurs sur lesquelles reposent les sociétés ultramarines», nos «valeurs fondamentales», étaient menacées par l’ouverture du mariage aux couples homosexuels. «Ce texte ne donne pas une liberté supplémentaire, il fragilise le délicat édifice sur lequel se sont construites nos sociétés antillaises et guyanaise après l’abolition de l’esclavage», a-t-il ajouté, avant d’interpeller l’Hémicycle sur une question plus grave, plus existentielle, presque apocalyptique : «la famille, pivot de notre société […], va-t-elle exploser au sens littéral du terme ?»

Bref, un discours percutant, résolu, «historique» même, selon certains, et fermement engagé contre le «mariage pour tous», que je m’abstiendrai de paraphraser davantage puisque vous pouvez (re)lire ici ou le (ré)écouter . Encensé par la Droite, adulé par la France chrétienne, acclamé par les anti-mariage gay, fêté en héros par les Îliens, M. Azérot a, par la sincérité de son intervention, galvanisé l’opposition au texte et fait entendre, sous un tonnerre d’applaudissements, la voix trop souvent oubliée de la population antillaise dans ce débat. En l’occurrence, trois des quatre députés de la Martinique, tous de gauche, ont annoncé dans la foulée leur intention de voter contre le projet de loi. Le quatrième, Serge Letchimy, maire de Fort-de-France, n’a pas encore fait connaître sa position officielle.

 

Bref, on l’aura compris : les Antilles, terres de catholicisme fervent, d’églises pleines à craquer le dimanche, de traditions ancestrales afro-caribéennes, de valeurs simples et honnêtes, sont contre. Archi-contre. Non, non, et non. Tchiiiip, nou pa lé sa, répond avec agacement le peuple antillais à l’idée saugrenue que deux femmes ou deux hommes puissent se marier. Fort bien. Connaissant les Antilles, je ne suis guère surpris par ce constat, et laisserai de côté cette caractéristique des mentalités locales.

 

Toutefois, quelque chose me chiffonne profondément dans l’intervention du député-maire de Sainte-Marie. À la lecture de son discours, un doute persistant m’assaille : je ne reconnais absolument pas les «valeurs fondamentales» martiniquaises si chères à M. Azérot, ni le «modèle familial conservateur» que font valoir les autres députés ultramarins opposés au projet. Pourtant, je suis martiniquais moi aussi. Ai-je un problème ? Y a-t-il quelque chose qui m’échappe ? Est-ce grave docteur ?
Les Antilles autrefois. Photo prise là.

Partons ensemble en voyage, amis Lecteurs. Je vous propose de me rejoindre quelque part au fin fond la Martinique rurale du milieu des années 1950. Madame Delphine (*) est dans une situation bien difficile. À 45 ans, cette campagnarde presque illettrée vient de se retrouver veuve, seule à la tête d’une famille nombreuse, dans une maison misérable au toit de tôle ondulée, où le confort est une notion entièrement inconnue. Comment fera-t-elle pour s’en sortir, pour nourrir ses sept enfants, six filles et un garçon âgés de 4 à 14 ans ? Eh bien en prenant le taureau par les cornes, et en travaillant d’arrache-pied, du matin au soir, chaque jour de sa vie. Ce n’est pas qu’elle passait ses journées à se tourner les pouces avant la mort de son mari, loin de là. Mais il va lui falloir se retrousser les manches comme jamais et mener sa maisonnée d’une main de fer.

En 1955, la Martinique récemment départementalisée ne connaît pas encore les aides, les allocations, l’assistanat. Pour survivre, il n’y a pas trente-six solutions : il faut trimer comme un nègre jour après jour. En tout cas, une chose est sûre, c’est que Madame Delphine élèvera ses enfants seule : pas question pour elle de se remarier. Pourtant, la belle mulâtresse encore jeune qu’elle est, à la peau claire, aux longs cheveux noirs et souples, n’aurait aucun mal à retrouver un mari. Le hic, c’est que donner un beau-père à ses six filles, dans la Martinique pauvre et arriérée des années 1950, c’est les mettre en danger. Un danger si grand, si tangible, si évident, que Madame Delphine préfère se débrouiller toute seule avec ses sept orphelins plutôt que de tenter l’aventure du remariage avec l’un des vauriens du voisinage.

J’ai connu personnellement feu Madame Delphine. C’était ma grand-mère. C’est son fils, mon père, qui m’a raconté cette histoire. Et plutôt vingt fois qu’une ! Bien sûr, en Martinique comme ailleurs, l’inceste n’a jamais été autorisée ni encouragée. Cependant, il y a un demi-siècle, les mentalités étaient très différentes. Cette pratique destructrice et criminelle était monnaie courante. De surcroît, très souvent, les parents, les voisins, les amis «savaient», mais personne ne disait rien. Ces choses-là relevaient de la sphère privée, et bien rares étaient ceux qui se hasardaient à raisonner les fautifs ou à dénoncer leurs agissements aux autorités, même s’ils les désapprouvaient : pour les gens de l’époque, c’était se mêler des affaires d’autrui, un comportement que beaucoup tenaient pour presque aussi répréhensible que le crime lui-même. Zafè kabrit pa zafè mouton, disait-on («les affaires du cabri ne sont pas celles du mouton»), et après les quelques commérages de rigueur, le sujet était clos.

La «Maman Créole», icône antillaise. Photo

Antan lontan, la décision courageuse de Madame Delphine, son sacrifice édifiant pour élever seule ses sept enfants et éviter qu’un éventuel beau-père ne leur fasse du mal presque à coup sûr, tombait sous le sens. Je n’ai jamais entendu mon père s’en étonner. Madame Delphine était l’archétype de la manman kréyòl (maman créole), aimante, dévouée, courageuse, travailleuse, «malheureuse», l’héroïne méta-humaine de ces biguines nostalgiques qui chantent les traditions matriarcales antillaises et idéalisent notre passé agraire. Mais le choix courageux et plein de bon sens qui s’est imposé à la jeune veuve, en dit très long, hélas, sur les mentalités de l’époque et sur le type de société dans laquelle mes propres parents ont grandi. Valeurs familiales, nous répète-t-on à l’envi. Pivot de notre société, me souffle-t-on dans l’oreillette. Mais où ça ?

Avant de poursuivre notre petit voyage dans le temps, je vous invite, amis Lecteurs, à vous recueillir cinq secondes en l’honneur de toutes les Mères Courage des Antilles et d’ailleurs, et de dire : «Bravo et merci Maman Delphine».

J’insiste.

C’est fait ? Promis ? Sans rire, hein ? Alors poursuivons.

Nous voici maintenant sur les routes ensoleillées de la Guadeloupe, disons au début des années 1990. Madame Delphine n’est plus de ce monde mais grâce à elle, ses sept enfants ont tous grandi en bonne santé et ont pu fonder une famille à leur tour. Son unique fils, marié et père de quatre enfants, est aujourd’hui en voiture avec Laurent (*), son ami guadeloupéen. Les deux hommes parlent des choses de la vie, de femmes, d’enfants, et d’autres sujets dont on parle entre copains en vadrouille à travers les champs de canne et les vallées luxuriantes des Antilles. Mais quelque chose ne tourne pas rond. Laurent a du mal à croire les bobards que lui raconte son ami martiniquais. Ce dernier prétend qu’il n’a que quatre enfants, les quatre qu’il a eus avec son épouse, et seulement ces quatre-là. Il soutient mordicus qu’il n’a jamais eu d’enfant avec une autre femme, qu’il n’a aucun enfant illégitime. Aucun !

Laurent est abasourdi, estomaqué, complètement incrédule. Il n’en revient pas : mais comment est-ce possible ? Il connaît bien les Antillais, il en est un lui-même. À sa connaissance, tous ses amis, et lui aussi, ont au moins un yich déwò (un «enfant dehors», l’élégant euphémisme imagé qui a cours aux Antilles pour désigner cette réalité malheureusement très répandue). Mais le fils de Madame Delphine n’en démord pas, et Laurent est bien obligé de l’admettre : il existerait donc aux Antilles françaises, dans ce paradis des maris volages, des hommes capables d’engendrer la totalité de leur descendance avec leur épouse légitime et uniquement celle-là ? Et son ami martiniquais ici présent appartient à cette minorité insignifiante, presque mythologique, de quasi-eunuques qui n’ont pas engrossé une femme dans chaque port ? Ça par exemple !

Cette anecdote plutôt cocasse, que je tiens là encore du fils de Madame Delphine en personne, nous enseigne quelque chose de hautement significatif sur, comment nos députés disaient-ils déjà, les spécificités de notre prétendu «modèle familial plus conservateur» Outre-Mer qu’en Métropole.

Mais j’entends déjà monter vos objections, chers Lecteurs, et j’acquiesce volontiers avant même que vous ne les formuliez : bâtir un argumentaire à partir de deux anecdotes familiales (j’en aurais encore d’autres mais ces deux-là suffisent) complètement invérifiables, cela colore peut-être le propos, mais ce n’est pas très convaincant. Peut-être, insinueront les plus perfides d’entre vous, enfin, je dis perfides mais sachez que je vous aime tous très très fort, n’en doutez pas… bref, peut-être, insinueront certains, suis-je issu d’un environnement familial qui n’est pas représentatif des schémas plus classiques que l’on retrouve dans la société antillaise après tout ?

À ceux-là, je répondrai qu’il existe des études sociologiques, notamment de l’INSEE, qui mettent en relief, avec une rigueur bien plus scientifique et beaucoup moins contestable que mes anecdotes hautes en couleur, certains aspects de la cellule familiale aux Antilles et en Guyane. Avec un minimum de recherches sur Internet, on peut trouver qu’en Guadeloupe et en Martinique, 77% des enfants venus au monde en 2010 sont nés hors mariage, contre 55% à l’échelle nationale. En Guyane, le taux de naissances hors mariage atteignait même 88%, soit sept enfants sur huit ! Parmi eux, combien de yich déwò ? Cela, l’INSEE ne le dit pas, et c’est peut-être mieux ainsi : nos députés peuvent donc continuer de pérorer avec autorité sur la solidité de nos «valeurs familiales» antillo-guyanaises.

La Martinique : championne de France des familles monoparentales ! Quelle fierté !

Par ailleurs, si les Antilles-Guyane révèrent depuis toujours leurs manman kréyòl, leurs bataillons de Mères Courage, elles sont bien plus économes de leurs éloges envers les pères et maris, trop souvent volages, défaillants ou carrément aux abonnés absents. Serait-ce parce que 35% de nos familles sont monoparentales, et que près d’un enfant martiniquais sur deux est élevé seulement par sa mère ? Ou bien cela n’a aucun rapport ? Cette réalité n’est elle pas lamentable ? Tragique ? Nos députés ultramarins de gauche ignorent-ils cette caractéristique de notre société, lorsqu’ils viennent au perchoir du Palais Bourbon pourfendre un «individualisme hédoniste» prétendument absent de nos rivages et dont la loi du mariage pour tous serait l’unique vecteur ?

Encore une médaille d’or pour la Martinique et ses familles à problèmes !

Je redemande à nos éloquents élus ultramarins à l’Assemblée, nos tribuns plein de verve à l’Hémicycle, nos nouvelles stars de YouTube et des forums d’extrême-droite : quel est donc ce fameux «modèle familial» antillais qu’il est si urgent de défendre ? Quelles sont ces vénérables «coutumes» et «traditions» auxquelles vous faites si amplement référence ? De quelles «valeurs» vous réclamez-vous avec tant de conviction ? Notre tradition d’hypocrisie ? Notre indécrottable tartufferie ? Notre éternelle complaisance envers notre propre incurie ? Assez d’enfumage, assez de duperie !Ouf, c’était long. Je ne m’étendrai donc pas sur d’autres aspects franchement douteux, voire carrément bidons, de ce discours du député martiniquais, comme par exemple le fait d’avoir des ancêtres «vendus et chosifiés» qui justifierait d’être opposé à la procréation médicalement assistée, des techniques qui permettent pourtant à 22.000 enfants de voir le jour chaque année en France depuis des décennies…

Hâtons-nous plutôt vers la conclusion.

J’ai beau lire et relire l’argumentaire du député de la circonscription du nord de la Martinique, j’ai beau le réécouter, et je n’y trouve qu’un seul mérite : Bruno Nestor Azérot, élu apparenté au Front de Gauche, a réussi à se faire ovationner par les parlementaires de droite alors que dans sa harangue, il nous a présenté le «jeune délinquant récidiviste» martiniquais comme LA grande victime du système, et pour couronner le tout, il est devenu la coqueluche des réseaux de l’extrême-droite vieille-France malgré ses longues digressions à propos de l’esclavage aux Antilles. Chapeau Monsieur le Député ! Quel remarquable tour de force !

Ou peut-être n’en est-ce pas un, après tout. C’est juste que la coalition des Tartuffes, des hypocrites et des homophobes est plus hétéroclite qu’on ne le pensait, et qu’elle est, elle aussi, modernité oblige, «ouverte à la diversité».

Au moins c’est drôle ! Photo prise là.

(*) Les noms de Madame Delphine et de Laurent l’ami guadeloupéen, ainsi que quelques détails personnels relatifs à mon histoire familiale, sans incidence sur les anecdotes, ont été changés. Merci pour votre compréhension.

Partagez

Commentaires

Fuerzamericana
Répondre

Je suis guyanaise et j'ai été ô combien enchantée de vous lire. Le discours d'Azérot et de beaucoup d'ultramarins sur le "mariage pour tous" est PITOYABLE et vous l'avez bien démontré.

Berliniquais
Répondre

Bonjour Fuerzamericana, merci pour votre visite et votre commentaire. Nous avons donc trois députés martiniquais sur quatre qui ont voté contre la loi cette semaine. Quelle triste mascarade.

Je suis de ceux qui pensent qu’effectivement il y a des choses plus importantes en Martinique que le mariage pour tous. Bien sûr. Mais pourquoi s’y opposer sous prétexte que ce n’était pas « prioritaire »? Ce n’est pas le plus urgent, mais c’est sans doute bien plus facile à régler que le chômage ou la délinquance ou la crise du logement, et cela l’aurait été encore plus si nos députés avaient fait preuve de courage politique plutôt que de l’obstructionnisme populiste et électoraliste: 5000 amendements présentés! Dingue.

En fait je crois vraiment que le plus grave dans ce discours de M. Azérot était de présenter le « jeune délinquant récidiviste » martiniquais comme une sorte de victime qui se retrouve dans cette situation parce qu’il n’a pas le choix, et qu’il va en prison pour avoir « un toit et à manger ». C’est vraiment la conclusion en apothéose d’un discours d’enfumage généralisé. Quelle honte! Quelle escroquerie! Mais pour qui nous prend-on??? Tous ces tortillements sémantiques pour tenter de cacher son homophobie… Hallucinant.