Obsession sécuritaire à Ben Gurion International
Bienvenue à l’aéroport international Ben Gourion de Tel Aviv |
D’ailleurs, à peine ai-je laissé derrière moi le panneau «Bienvenue en Israël» qu’un avant-goût de cet accueil musclé se présente, sous les traits d’une jeune femme blonde au visage sévère, si menue au milieu d’un quatuor d’observateurs en uniforme scrutant attentivement les débarqués de frais en Terre Promise, que je ne l’aurais probablement pas remarquée si elle n’était pas venue, d’un pas agile quoique déterminé, se planter devant moi avec autorité, barrant ma progression au sein du peloton des arrivés, et ne m’avait pas intimé, sur un ton martial, toute une série d’ordres ne souffrant nulle contestation. «Halte. Votre passeport s’il vous plaît. Ouvrez votre sac et déshabillez-vous. Intégralement. Il n’y a pas de mais».
Mais non, je plaisante bien sûr, chères Lectrices. Rassurez-vous (ou alors, désolé pour la déception…) : je n’ai pas été dénudé sauvagement en public. Je plaisante simplement, car j’ai le cœur à plaisanter. J’ai le cœur à plaisanter car cela faisait au moins cinq ans que je n’avais pas été victime d’un cas aussi flagrant, aussi décomplexé, aussi routinier, aussi transparent, aussi allant de soi, aussi assumé de «délit de faciès». Une telle sincérité de la part des autorités, ce rejet si franc du politiquement correct, c’est follement attendrissant. Sans faire d’ironie. Les passagers très majoritairement européens du vol en provenance de Berlin débarquent par douzaines, par vingtaines, et passent devant le groupe d’agents de la sécurité nationale en chasuble fluo sans être le moins du monde inquiétés et encore moins interceptés, sans même apercevoir le quatuor d’inspecteurs.
Contrôle des passeports à Ben Gourion |
Mais, que survienne alors un homme de couleur, le regard distrait dans cet environnement nouveau, la moustache en l’air, la coupe afro défraîchie par le long voyage, et là, véloces, impitoyables, intraitables, les mailles du filet se referment sans merci sur le terroriste en puissance au look de hipster. Votre serviteur. Le malfaiteur présumé, trahi par son épiderme (mauvaise peau ne saurait mentir), est fait comme un rat. «Excuse me. Arrêtez-vous. Votre passeport s’il vous plaît. Vous arrivez de Berlin? Que venez-vous faire en Israël? Combien de temps comptez-vous séjourner sur le territoire? Avez-vous votre billet de retour?»
Ainsi me questionne la fonctionnaire, frêle brindille blonde, 1m53 d’autorité et de préjugés, 45 kilos toute mouillée, revolver et gilet pare-balles compris. Je réponds docilement au bref interrogatoire sur un ton volontairement sec, fasciné par cette procédure si ouvertement et efficacement «ethniquement ciblée». Me voilà donc prévenu. La brindille en chasuble feuillette mon passeport, s’arrête à la page où figure bien en évidence mon visa de la République Arabe Syrienne, puis à quelques autres pages tamponnées de sceaux rouges ou verts en langue arabe. Elle me rend mon passeport et me laisse rejoindre le banc de harengs pressés. Est-ce seulement une impression, ou ai-je vraiment entendu un petit rire sceptique dans mon dos ?
Après quelques minutes de promenade, plusieurs couloirs et escaliers roulants, des hectomètres de dalles de granit, une bonne douzaine de jets d’eau et de palmiers, le voyageur, qui ne sait plus vraiment s’il est dans un aéroport ou s’il ne s’est pas perdu dans quelque luxueuse oasis bédouine urbanisée, arrive alors au premier obstacle de taille : une rangée de guérites habitées chacune par un fonctionnaire, et devant la rangée de guichets, occupant toute la salle, des centaines de débarqués faisant la queue au contrôle des passeports.
La queue au contrôle des passeports à l’aéroport Ben Gourion, le 2 janvier |
À gauche, les Israeli passports, à droite, tous les autres. On se rend bien vite à l’évidence: le banc de harengs avance très, très lentement. Un peu comme une armada de méduses flottant entre deux eaux, au gré du courant. Ou pas. Bref. Il est 16 heures. Au bout d’une quarantaine de minutes d’attente, c’est à mon tour de parler dans l’hygiaphone. J’ai sacrément bien géré la file d’attente et ai réussi à gagner deux places. C’est que j’ai envie d’en finir, moi, Môssieur. Z’avaient qu’à mieux faire la queue et arrêter de papoter, les gens. La famille qui me précède devant l’agent de la police aux frontières a remballé ses documents, contourne la guérite et se dirige vers la sortie. L’on me fait signe d’avancer. Hello, me dit le policier, presque cordial. Feuilletage de passeport. Mêmes questions que la brindille enchasublée, sur un ton néanmoins plus poli, moins glacial. Il n’a pas de petit gabarit à compenser, sans doute. Ce qui ne l’empêche pas de refermer mon précieux livret bordeaux, de le mettre dans un coin de sa table, et de conclure : «Pouvez-vous aller dans la petite salle au fond à gauche derrière vous?» Euh… plaît-il? Au fond à gauche derrière moi? Mais, mais, mais mais… la sortie, c’est bien tout droit devant moi, derrière la guérite? N’est-ce pas? «C’est cela. Mais vous, Monsieur, vous allez dans cette salle, au fond, à gauche, et vous attendez là. Vous récupérerez votre passeport après».
Après la sélection arbitraire pour cause de peau foncée, me voici au poulailler pour une durée indéterminée. Ah, en voilà un voyage qu’il commence trop bien ! Et moi qui avais gagné deux places dans la file d’attente…
Je pénètre dans la petite salle aux cloisons grises en matériau préfabriqué. J’y ai rejoint quatorze individus échoués là. Certains ont l’air las, très las. D’autres semblent furieux, ou incapables de comprendre la situation, ou les deux. Les autres, ma foi, je ne sais pas trop. Il reste des sièges libres : proches de l’entrée, ou tout au fond. J’avance vers le fond, puis me ravise et vais occuper une place proche de l’unique porte d’entrée (et de sortie), comme si le choix d’un siège près de l’issue allait me permettre de repartir au plus tôt. La belle affaire… Sont-ce là les premiers réflexes de chacun, en situation de captivité ? J’espère bien ne jamais connaître la réponse.
À ma gauche, un homme d’apparence tout ce qu’il y a de plus «WASP» enchaîne les conversations sur son téléphone portable, avec un accent new-yorkais bien du cru. Le voilà maintenant qui appelle une agence de location de voitures pour s’assurer qu’il pourra bien récupérer le véhicule qu’il a réservé, bien qu’il soit très en retard. Cela fait deux heures qu’il attend à la sécurité aux frontières, et il ne sait toujours pas pour combien de temps il en a. (Quoi?!? Deux heures??? Je tends l’oreille.) Les Américains sont des bavards et aiment bien échanger des banalités avec les inconnus. J’entame donc la conversation pour chercher à mieux comprendre dans quelle galère j’ai ainsi atterri. Le monsieur américain, la cinquantaine, et sa femme ici présente, une citoyenne israélienne à la chevelure remarquable, épaisse, rousse, somptueusement frisée, une Ashkénaze pur jus, ne savent pas du tout pour quoi ils sont là, dans cette antichambre de Guantánamo. Cela fait trente ans qu’ils viennent en Israël ensemble chaque année, et c’est la première fois qu’ils vivent un tel calvaire. Lors de leur dernier voyage, ils avaient bien été retenus 45 minutes sans comprendre pourquoi. Mais cette fois, deux heures tout de même… Ils ont, supposent-ils, un homonyme qui leur porte la poisse, quelque part sur une base de donnée de fichiers de police. Gloups. Deux heures d’attente quoi.
D’autres passagers arrivent dans la salle. Je reconnais bien un ou deux visages de mon vol en provenance de Berlin. Mais ceux-là, au bout de quelques minutes, ont les appelle, ils récupèrent leur passeport, et s’en vont. «Oh yes. On en voit passer beaucoup, des gens. Ils entrent, ils attendent ici quelques instants, ils se font appeler, ils sortent, et on ne les revoit plus. Si vous restez ici plus de dix minutes, j’ai bien peur que vous ne fassiez partie de ceux qui resteront très longtemps dans cet endroit», m’instruit Mrs Ashkénaze sur un ton monocorde, l’œil hagard, avec les airs du vétéran de bagne apprenant à la bleusaille la dure loi du camp. Eh bien voilà qui semble réjouissant. Intimidé, mal à l’aise dans cette situation inédite face à des inconnus exaspérés qui ne demandent qu’à être ailleurs, je n’ose pas encore interroger mes autres compagnons d’infortune.
Contre toute attente, mon tour d’être appelé arrive assez rapidement : en moins de trois-quarts d’heure. Le noyau dur des naufragés n’a pas beaucoup bougé. Je me sens presque coupable d’être appelé si tôt, quand d’autres attendent leur tour depuis bien plus longtemps… mais ce sentiment d’être un privilégié ne durera pas. Une jeune et jolie agente, teint mat, longs cheveux bruns et habillée façon Men in Black, me convoque pour un entretien individuel. Elle fait des efforts visibles pour se montrer aimable, mais plutôt que de conter fleurette, elle me bombarde de questions. On n’est pas là pour rigoler : il y va après tout de la sécurité d’Israël, que ma simple présence met en péril. Je suis prié de noter sur une feuille de papier «tous mes numéros» de téléphone, «toutes» mes adresses e-mail (j’en donne deux sur cinq), mon adresse postale, le nom de l’entreprise pour laquelle je travaille, les prénoms de mon père ainsi que de mon grand-père paternel, mort trois décennies avant ma naissance, et dont je ne suis plus entièrement sûr du deuxième prénom. Elle considère attentivement mes éléments de généalogie avec une moue sceptique, presque dépitée. Bah ouais ma grande, pas de bol hein, y’a pas de Mohammed dans le tas… Je ne suis pas à 100% ton client idéal : désolé pour la déception! Qu’à cela ne tienne, ce n’était que l’entrée en matière. Mon interrogatrice reprend bien vite l’initiative. Suis-je marié? (Non. Et vous?) Ai-je des enfants? (Non plus. Et vous, vous en voulez combien?) Que viens-je faire en Israël ? Est-ce que je voyage seul? Et pourquoi voyagé-je seul, d’abord?
— Quels sont les derniers voyages que vous avez entrepris seul, et à quelles dates?
À 17 heures 30, elle m’escorte vers la petite salle de garde à vue que j’avais quittée seulement vingt minutes plus tôt, me promettant de «faire son possible», au vu des éléments de réponse que je lui ai donnés, pour qu’on ne me retienne pas «très très longtemps». Retour, donc, à la case Little Guantánamo, royaume de la détention arbitraire et illimitée de toutes sortes de gens pour raisons de «sécurité». Le couple ashkénazo-américain est toujours là. Madame, citoyenne israélienne après tout, donne de la voix. En anglais, en hébreu. Cela fait trois heures qu’ils sont là et ne savent absolument rien. Ils ne sont censés passer que quatre jours en Israël. «Why are you treating us like criminals?», s’insurge-t-elle, la rage contenue dans la voix, les frisettes rousses frémissant de courroux. «Plus on les questionne, plus ils font durer le plaisir», commente à mi-voix un prisonnier écœuré, le regard dans le vide.
De longues minutes passent. Notre petite geôle voit transiter quelques voyageurs bien vite libérés. Je commence à faire partie du noyau dur des embastillés, et donc à faire connaissance. À mon grand étonnement, ils sont presque tous américains, quoique d’origine étrangère. Les seules exceptions sont Carlo, un Italien qui suppute que les autorités le trouvent suspect à cause de son séjour d’un mois au Pakistan («J’étais sur une plate-forme pétrolière. Je n’ai même pas vu le pays!»), et moi. Et le couple israélo-américain qui, de toute façon finit par être libéré, vers 19 heures, soit au bout de quatre heures de rétention injustifiée. Parmi les autres «suspects», il y a cette Américaine qui vit à Cologne, retenue depuis 16 heures. Son crime? Avoir des parents iraniens. Oups la boulette. Les autres cas désespérés sont des citoyens américains d’origine palestinienne. Trois d’entre eux, un père et ses deux fils, qui ont pourtant l’habitude de revenir en Israël, poireautent à Ben Gurianamo depuis 9 heures du matin ! À tous les coups, ils sont venus jusqu’ici pour comploter contre l’État d’Israël et transportent des bombes dans leurs bagages, c’est sûr et certain. Mais pour eux aussi le verdict finit par tomber. On vient chercher le père : expulsé manu militari vers les États-Unis ! Il prendra, qu’il le veuille ou non, le vol de 23 heures pour Boston, après un vol transatlantique puis une journée entière dans une petite salle aux murs préfabriqués de l’aéroport de Tel Aviv… C’est la consternation. Adieux déchirants, mais surtout très las. Les fils restent, et reprennent leurs séances d’interrogatoire avec les fonctionnaires de la sécurité aux frontières.
Quand, vers 19h30, Carlo est invité à «sortir du loft», l’Irano-américaine et moi formons spontanément une dérisoire haie d’honneur, et applaudissons sa marche vers la liberté. Je commence à râler dès qu’un agent passe près de la porte : quand me laissera-t-on enfin sortir? Je dois aller jusqu’à Jérusalem ce soir. Y aura-t-il encore des bus? Mes récriminations de quasi-terroriste, je dois dire, n’émeuvent pas grand monde. Si vous avez été interrogé, m’avise-t-on de bien mauvaise grâce, c’est que l’on s’occupe de vous. Il ne vous reste plus qu’à attendre que nous ayons fini de statuer sur votre cas. Et toc. L’aéroport semble de plus en plus vide. Il n’y a presque plus personne aux guichets de contrôle des passeports. L’activité s’arrête tôt ici. J’appelle mon auberge de jeunesse pour prévenir de mon arrivée retardée. L’Américano-iranienne, à qui on promet depuis une heure que ses papiers sont «presque prêts» et qu’elle les aura dans «cinq minutes», se rend compte, horrifiée, qu’elle est bientôt à court de batterie sur son iPhone. Priver quelqu’un d’eau, de nourriture, de sa liberté, passe encore. Mais priver une innocente de l’usage de son iPhone : c’est vraiment inhumain !
Soudain, à 20 heures, au terme de près de trois heures et demie de cette surréaliste garde à vue aux frontières, on vient me chercher.
«M. Berliniquais ? Voici votre passeport. La sortie, c’est là.
— Vous en avez fini avec moi?
— Oui. Au revoir.»
Je salue de la main mes codétenus : une Irano-américaine sympathique mais à bout de nerfs, et l’un des deux fils du Palestinien expulsé une heure plus tôt. Étrange ce sentiment d’être enfin au bout de son calvaire mais de laisser derrière soi ses compagnons de galère. Un autre Américano-palestinien, qui lui avait été autorisé à rester en Israël une demie-heure plus tôt, avait semblé tout aussi hésitant que moi lorsque la chance lui a enfin souri. Mais la seule chose sensée à faire, à ce moment, c’est de souhaiter bonne chance à ceux qui restent derrière et d’aller droit devant soi, vite, schnell, avant que les Dupondovitch et Dupontovski de la sécurité aux frontières ne changent d’avis.
Il ne me reste plus qu’à retrouver mon bagage, abandonné dans un coin de l’aéroport depuis quatre heures. Au bout de vingt minutes de recherches frénétiques dans le hall déserté, c’est réglé.
J’attrape in extremis le dernier bus pour Jérusalem. Et mon voyage, enfin, peut commencer pour de vrai.
Jérusalem : Le Dôme du Rocher et la vieille ville vus depuis le hautdu cimetière juif du Mont des Oliviers, janvier 2013 |
À ce qu’on m’a dit et répété : le pire interrogatoire, de très loin, en fait, c’est au départ de l’aéroport de Tel Aviv, lorsque l’on veut quitter Israël. Je préfère ne même pas y penser.
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