À Français, Français et demi
Un jour, à 24 ans, j’ai découvert la discrimination à Paris. Tout juste diplômé d’une « grande école », un CDI plutôt bien payé en poche, je cherchais un logement. Jeune, fougueux, optimiste, j’étais loin d’imaginer que la discrimination au logement pouvait concerner quelqu’un comme moi. Comme je me trompais ! Voici des extraits quelque peu retravaillés de la lettre que j’ai écrite, quelques mois après les faits, à la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), un organisme dont je venais juste de découvrir l’existence.
En cette fin août, mon diplôme en poche, je suis de retour de vacances et je me cherche un nouvel appartement à Paris avant de commencer à travailler en CDI au sein de la société K…. J’aborde cette recherche d’appartement avec confiance : en effet, non seulement je peux faire valoir plusieurs années d’expérience locative à Paris, sans histoire, mais par ailleurs, je pense présenter aux propriétaires particuliers et aux agences immobilières un bon dossier de candidature, susceptible de convaincre rapidement mes interlocuteurs. Ainsi, à chacune de mes visites, je mets en avant ma qualité de jeune diplômé de cette école assez connue, et dans mon dossier figure une copie des pages significatives de mon contrat d’embauche, avec en particulier, la rémunération bien mise en évidence. C’est un salaire suffisant pour payer le loyer du type d’appartement que je recherche (800 € par mois maximum). De plus, je crois mettre toutes les chances de mon côté en me munissant de la garantie de mes parents, documents à l’appui. Mes parents résident et travaillent en Martinique, d’où je suis originaire, et gagnent tous deux un salaire mensuel très correct. Avec un si bon dossier, je suis serein pendant cette rude épreuve qu’est la recherche d’un toit à Paris. Peut-être un peu trop serein ?
C’est ainsi que, le 25 août, je visite l’agence Laforêt Immobilier « Acta » au 52, rue Montmartre, à Paris 2e. J’y rencontre Madame Azita M., petite femme brune dans la quarantaine, qui m’annonce qu’elle peut me faire visiter un appartement qui m’intéresse. Il s’agit d’un studio de 25 m² à louer pour 790 € par mois à la rue Pierre Lescot dans le quartier des Halles. Elle fixe la date de cette visite au lendemain, le vendredi 26 août à 13 heures, et j’accepte le rendez-vous.
Je suis le premier arrivé sur le lieu du rendez-vous, avec cinq minutes d’avance sur l’heure convenue. La visite se déroule très bien. L’appartement est bien aménagé, avec une belle mezzanine. Je suis tout de suite intéressé et le fais savoir à Mme M. Je lui présente donc un dossier, et je commence mon argumentaire habituel destiné à marquer des points. Malgré mon discours rôdé, Mme M. se montre extrêmement tatillonne. Fini de tourner autour du pot. Sous mes yeux, mon affable interlocutrice se mue subitement en Grande inquisitrice doublée d’une bureaucrate zélée. D’abord, il manque des documents à mon dossier. En plus, les trois fiches de salaire de mon père ne concernent pas trois mois consécutifs, et elle exige, pour que ce soit plus « net », que je fournisse des fiches de paie correspondant à trois mois consécutifs. Non, vous comprenez, hein Monsieur, mars, avril et juin, ça fait désordre. De plus, elle réclame le dernier avis de taxes foncières, de façon à avoir la preuve que mes parents sont propriétaires de leur maison. Par ailleurs, elle voudrait avoir une attestation de leurs employeurs respectifs. Juste pour être bien sûre qu’ils travaillent vraiment, hein… Ensuite, elle exige que mon dossier comporte mes trois dernières quittances de loyer, alors qu’il n’en contient qu’une. Elle me remet une fiche de renseignements très détaillée que je dois remplir à propos de moi-même et de mes parents. Pour finir, elle me demande sans se gêner pourquoi je quitte mon appartement de l’avenue de Clichy, comme si ça la regardait. Je suis consterné par cette accumulation de documents supplémentaires qu’elle souhaite obtenir, ainsi que par le caractère indiscret de sa dernière question. Mais je n’en laisse rien paraître : je réponds le plus poliment du monde à sa question qui me semble déplacée, et je m’engage à lui fournir le plus rapidement possible les pièces manquantes. Après tout, c’est l’enfer de la recherche de logement à Paris qui veut ça…
Nous nous séparons peu au bout d’une demi-heure, et je sens que la visite s’est bien passée, malgré le côté particulièrement déplaisant et invasif de cet interrogatoire en règle que j’ai subi.
Quelques heures plus tard, tout bascule. En sortant du métro, j’écoute un message qui vient d’arriver sur mon répondeur. Il est de Mme M., et elle me l’a laissé quelques minutes plus tôt. En voici le contenu, mot par mot :
« Oui bonjour M. Berliniquais, je suis Azita M. de l’agence Laforêt Immobilier. Ben écoutez, je vous appelais pour vous dire que j’ai regardé un petit peu votre dossier, euh… pour voir un petit peu. Bon j’en ai parlé avec ma directrice, mais finalement nous avons une assurance des loyers impayés sur cet appartement qui refuse les cautions en dehors de France Métropole. Donc, euh… avant de déranger vos parents, j’ai, euh… je voulais vous dire que si vous avez une caution… ou une personne qui peut vous porter garant ici présent, vous pouvez le présenter, mais sinon la caution de vos parents ne passera pas pour cette assurance… Bon, rappelez-moi si vous avez besoin de plus de renseignements, lundi au 01.40.41.xx.yy. Merci ».
Je n’attends pas le lundi suivant pour contacter Mme M. : je la rappelle immédiatement. Furieux, indigné, je proteste énergiquement et je lui fais comprendre que je me sens aussi humilié que si on m’avait frappé à la figure, et que j’assimile cette clause inattendue à de la discrimination et du racisme, car la Martinique est un département où s’applique l’intégralité de la souveraineté et du droit français (*). Elle ne cesse de répondre qu’il n’en est rien, que c’est une simple clause que l’on rencontre parfois dans les contrats d’assurance, mais que cela n’a rien à voir avec du racisme. Elle insiste bien sur un point : elle n’y peut absolument rien, puisqu’elle ne peut pas passer outre le contrat d’assurance passé entre le propriétaire de l’appartement et l’assureur. Elle tente de m’apaiser en soulignant que c’est un cas particulier qui s’applique à cet appartement et à son propriétaire, mais que cela ne se présente pas de façon systématique. Mais je ne veux rien savoir et lui réponds que ce simple cas particulier est déjà un cas particulier de trop. Lassée de mes vociférations, elle écourte la conversation en prétendant qu’elle a un double appel et qu’elle me recontactera dans la semaine, ce qu’elle n’a pas fait, bien entendu.
Le lundi suivant, je repasse à l’agence Laforêt pour tenter d’en savoir plus. Mme M. ne souhaite pas coopérer ; elle me rend le dossier que je lui avais donné le vendredi à la rue Pierre Lescot, pour bien me signifier le rejet de ma candidature pour cet appartement. Elle réitère son impuissance devant ce type de contrats, qui selon elle sont parfaitement légaux et sont monnaie courante. Et comme je lui demande le nom de cette société d’assurance, elle me le donne. Il s’agit d’une certaine société Insor. Plus tard dans la journée, j’échoue dans ma tentative d’entrer en contact avec le ministère de l’outre-mer, que je souhaitais informer de cette histoire. Puis, j’apprends que mon dossier est retenu pour un appartement situé près de l’Hôtel de Ville. J’ai donc trouvé un logement, mais je souhaite quand même tirer au clair cette mystérieuse clause du contrat d’assurance, et bien sûr faire valoir mes droits de citoyen français.
Sur le site des Pages jaunes, je note l’adresse de la société Insor : 88, avenue des Ternes, Paris 17e. Je note aussi l’adresse de la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), au cas où… C’est ainsi que le 1er septembre, vers 17 heures, je me rends à l’adresse des bureaux d’Insor, toujours déterminé à obtenir d’eux le maximum de réponses. Mais sur place, je déchante: Insor n’a pas de bureaux ! Au contraire, une femme qui travaille dans cet immeuble pour une autre société m’apprend que c’est bien ici l’adresse d’Insor, juste pour recevoir le courrier, mais que personne de cette entreprise ne travaille sur place. Elle ne les a jamais rencontrés, et se contente de leur transmettre régulièrement leur courrier. Je lui explique que je souhaiterais vivement rencontrer une personne de cette société, mais elle me répond que ce n’est pas possible. Le seul moyen de communiquer avec Insor, c’est par téléphone ou par fax, mais elle n’a pas le droit de me transmettre leurs coordonnées, ni même la véritable adresse, d’ailleurs. Estomaqué, je lui réponds que le numéro de téléphone est dans les pages jaunes, mais elle rétorque que tout ce qu’il me reste à faire c’est donc de tenter de les joindre au numéro indiqué.
Après cette nouvelle déconvenue, je commence à être vraiment exaspéré, et par conséquent, avant même d’appeler Insor, je passe directement au siège de la Licra, pour signaler cette histoire de plus en plus étrange. J’y rencontre une jeune juriste, Audrey, qui s’intéresse à mon cas, et qui me demande de tenter de me procurer un original de ce contrat d’assurance et de la fameuse clause. Elle me conseille également d’agir avec prudence et de ne pas révéler que je suis entré en contact avec des associations. Une recommandation pleine de bon sens.
Le lendemain matin, 2 septembre, j’appelle cette mystérieuse compagnie d’assurances. Et là, c’est une nouvelle surprise : il ne se passe absolument rien. On peut laisser sonner 20 fois ou plus, rien ne se produit. Personne ne décroche, aucun répondeur ne se met en marche, aucun bip de fax ne sonne, aucun message d’erreur ne se déclenche… Cette fâcheuse société Insor a manifestement décidé de se mettre coûte que coûte à l’abri des visites et des coups de téléphone importuns.
Après ce nouvel échec, je retourne voir Mme M. à l’agence Laforêt Immobilier. Je prépare ma visite, en répétant un scénario destiné à établir une atmosphère de confiance : je commencerai par lui annoncer que j’ai trouvé un appartement. C’est ce que je fais, et notre dialogue commence donc sur un ton amical ; elle me félicite pour mon succès. Je lui parle alors de mes difficultés à entrer en contact avec cette société Insor, et lui raconte mes tentatives infructueuses. Elle tente de minimiser le sérieux de mon propos, et prétend qu’elle n’a jamais eu de contacts avec Insor autrement que par courrier ou par fax. Elle assure ne jamais avoir eu de rencontre ou de contact téléphonique avec quiconque de cette société, et elle ajoute que c’est une pratique fréquente dans « le réseau » des assureurs. Je lui explique alors que dans les Pages Jaunes ne figure qu’un seul numéro de téléphone, et aucun numéro de fax, et que de toute évidence le numéro que j’ai appelé n’est pas celui d’un fax, car il n’y a eu aucun bip. Le regard condescendant, la mauvaise foi dans le ton, elle soutient le contraire : c’est sûrement un numéro de fax, puisque personne ne répond. Et quand je lui demande si elle peut me donner le numéro de fax qu’elle détient, afin de voir si c’est le même numéro qui figure dans les Pages Jaunes, elle se ravise immédiatement sans se démonter : tout compte fait, elle n’envoie jamais de fax à Insor, seulement des courriers, donc elle ne connaît pas leur numéro de fax non plus. CQFD.
Miséricorde ! C’est tout de même fâcheux à la fin.
Devant tant de mauvaise volonté, je change de stratégie : je lui demande si elle a un exemplaire de ce contrat d’assurance, avec cette fameuse clause qui est à l’origine de tant de désagréments. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises. Mme M. soutient fermement n’avoir aucun écrit témoignant de cette clause, aucun contrat, aucune copie, rien. Abasourdi, je lui demande comment elle savait alors que mon dossier allait être rejeté à cause de la résidence de mes parents hors de France métropolitaine. Sans sourciller, elle me répond qu’elle sait que c’est dans les habitudes d’Insor d’inclure cette clause dans ses contrats, et que d’expérience elle a constaté que cette compagnie écarte systématiquement les dossiers qui ne correspondent pas à ce critère particulier. Elle les a donc devancés en prenant l’initiative de rejeter mon dossier, puisque tout lui permettait de penser a priori qu’Insor le refuserait de toute façon. Mais tout ceci sans la moindre consigne écrite ni le moindre contrat d’Insor, bien entendu. Et puis elle tente de me raisonner :
« Mais pourquoi vous vous compliquez la vie comme ça ? Vous devriez être content, maintenant que vous avez trouvé votre appartement ! Vous perdez votre temps pour des petits détails comme ça. Franchement, si vous avez tellement de temps à perdre, continuez à essayer de rencontrer Insor, mais vous faites vraiment tout ça pour rien… »
Elle est complètement à côté de la plaque, et refuse de comprendre qu’on puisse vouloir faire respecter ses droits… Je l’ai donc quittée en lui répondant : « Je ne pense pas que je suis en train de perdre mon temps. Au revoir ».
Mes démarches pour faire la lumière sur ce contrat ont été malheureusement tenues en échec.
Contre toute attente, au mois d’octobre, j’ai réussi à avoir une conversation téléphonique de quelques minutes avec quelqu’un de la société Insor, en appelant à ce même numéro de téléphone, après beaucoup de tentatives infructueuses. Je n’ai jamais compris pourquoi ils ont été si difficiles à joindre pendant plusieurs semaines. On m’a alors confirmé, le plus tranquillement du monde, que les contrats d’assurance d’Insor comportent effectivement cette clause anti-DOM-TOM sur le lieu de résidence des garants, de manière systématique, pour « d’évidentes raisons visant à réduire le risque en cas de défaut du locataire », m’a-t-on assuré. Que des centaines de milliers de Français soient lésés par une telle disposition n’est qu’une conséquence regrettable de l’éloignement géographique de leur département d’origine, et c’est manifestement le cadet de leur souci. Allons bon, on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs. Et la loi républicaine dans tout ça ? La loi ? Ben voyons !
Quelques semaines plus tard, en novembre, je me suis fait voler mon téléphone portable, et avec lui j’ai perdu le message de Mme M. que j’avais conservé sur ma messagerie. C’était la preuve de la discrimination que j’avais subie. J’ai porté plainte au commissariat, et tenté de voir avec mon opérateur téléphonique s’il y avait moyen de récupérer le précieux contenu de ma messagerie. Malheureusement, cela n’a pas été possible. La preuve de mon préjudice avait disparu pour toujours. Jusqu’à ce moment fatidique, personne à la Licra ou à la Halde n’avait encore écouté ce fameux message. Il était donc perdu à jamais.
C’est la seule fois de ma vie que je me suis fait voler mon téléphone et jusqu’à présent, je ne suis pas sûr que cet incident soit un simple hasard… En fait je ne le crois pas du tout. Mais je ne pourrai jamais le prouver. Tant pis.
Quelques mois après ces événements, j’ai donc reçu le courrier de la Halde m’annonçant qu’ils abandonnaient la procédure faute de preuves. De plus, la Haute autorité renonçait à enquêter sur les agissements plus que douteux de cette société Insor, qui ne devaient pas être très compliqués à prouver. Justice ne me serait donc jamais rendue dans cette triste affaire.
Cet agent immobilier a bafoué mes droits de citoyen français, une fois de plus, comme la fois où, quelques années plus tôt, la Société générale m’avait refusé un emprunt étudiant pour la même raison : mes parents vivent aux colonies, voyez-vous.
Allons, jeune homme, si jamais vous veniez à faire défaut sur vos remboursements, comment pourrait-on faire descendre vos parents de leur cocotier et s’assurer qu’ils remplissent leur devoir de garants du prêt, hein? Passez donc votre chemin, et allez quémander ailleurs, petit Bamboula. Nous y’a pas prêter argent à toi. Et puis, pourquoi toi vouloir étudier avec ton petit cerveau de Noir? Toi y’en a rester au soleil et couper la canne à sucre.
Pourtant, la Société générale a aussi des succursales aux Antilles… Allez comprendre. À l’époque, jeune et impressionnable, j’avais essuyé ce refus incompréhensible, non pas dans une, mais dans deux agences de la « SoGé » en région parisienne, sans faire d’histoires, avant de m’adresser tout simplement à une autre banque plus respectable.
C’est une étrange sensation que de se voir traiter comme un citoyen au rabais dans son propre pays et de ne pas pouvoir obtenir justice. On peut avoir fait toutes les études qu’on veut, être bardé de diplômes, avoir un bon job, etc. il y aura toujours un moment où cela ne suffira pas, où on ne sera pas assez Français pour avoir les mêmes droits que ses concitoyens de la Métropole.
Pas étonnant que beaucoup d’Antillais ne se sentent pas Français à part entière, mais plutôt Français entièrement à part.
(*) – L’article 22.1 de la loi du 6 juillet 1989 précise qu’on ne peut refuser une location à quelqu’un au motif que le garant réside hors de France métropolitaine. C’est clair comme du bouillon de « Klöße », comme on dit en Allemagne.
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