Abolir ou ne pas abolir la prostitution ? (1/2)
Le 4 décembre dernier, l’Assemblée Nationale votait à une très nette majorité en faveur de l’abolition de la prostitution en France (plus précisément, pour pénaliser les clients de prostituées). Pour entrer en vigueur, le projet de loi doit encore être approuvé au Sénat. Le vote devrait intervenir au début de cette année, et risque de raviver le débat passionné que nous avonc connu à l’automne. Bien que l’existence de la prostitution (et surtout, de ses conséquences sordides) dans nos sociétés me semble moralement condamnable, j’ai du mal à adhérer aux thèses abolitionnistes et je doute du pragmatisme de ce combat. Je suis donc allé à la rencontre des associations féministes pour y voir clair dans leur argumentaire, et ai pu m’entretenir avec Maudy Piot, psychanaliste et présidente de l’association « Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir » (FDFA).
Berliniquais : Bonjour Mme Maudy Piot, pouvez-vous vous présenter et l’association Femmes pour le dire, Femmes pour agir (FDFA) ?
Maudy Piot : Je suis la présidente et fondatrice de l’association FDFA, que j’ai fondée en 2003. Je suis psychanaliste et je souffre d’une maladie génétique qui m’a rendue aveugle progressivement. J’ai d’ailleurs écrit un livre intitulé Mes yeux s’en sont allés sur le thème de la perte de la vue. Notre association est ouverte à toute personne souffrant de n’importe quel handicap, psychique ou moteur, car nous estimons qu’il est important de ne pas se regrouper uniquement par symptome ou par type de handicap. Nous luttons contre les discriminations qui affectent toutes les personnes handicapées et clamons haut et fort que nous sommes des citoyennes à part entière.
Quelle est la position de l’association FDFA dans le débat actuel visant à pénaliser les clients de prostituées ?
« Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir » est une association militante, féminine et féministe. Nous sommes pour l’abolition du système prostitueur, nous sommes pour la pénalisation du client, car comme le dit la ministre Najat Vallaud-Belkacem, si nous parvenons à diminuer la demande, nous diminuerons l’offre. Le corps des femmes n’est pas à vendre.
« COMPLÈTEMENT BERNÉS »
À la fin octobre, un manifeste intitulé « Touche pas à ma pute », signé par un groupe qui se désignait comme les « 343 salauds », emmené par la fine fleur de l’intelligentsia masculine parisienne, était publié dans le magazine Causeur. Que vous inspire ce manifeste ?
Alors là (rires)… D’abord ils ne sont pas 343, ils n’étaient que 19 au départ, et après deux désistements, dont celui de Nicolas Bedos qui en a fait un article, ils ne sont plus que 17. Les autres se sont retrouvés dans cette histoire sans trop savoir à quoi ils s’associaient. Ensuite, c’est d’une malhonnêteté inouïe de se servir de l’intitulé des « 343 salopes » de 1971, qui risquaient la prison à l’époque en avouant publiquement qu’elles avaient subi un avortement. Eux ne risquent rien. On n’entend plus beaucoup parler de ces messieurs d’ailleurs. Disons au moins qu’ils ont eu le mérite de faire parler du débat. Grâce à leur intervention, de nombreuses personnes se sont intéressées à la question, mais pour se rallier à notre cause plutôt qu’à la leur. Cela dit, je me demande pourquoi ils se sont laissé manipuler à ce point par la rédactrice en chef de Causeur, cette Élisabeth Lévy. Elle les a complètement bernés. Peut-être avait-elle des comptes à régler avec les hommes ?
Avez-vous lu la réponse du STRASS, le Syndicat des Travailleurs Sexuels, à cette tribune des 343 salauds ? Que pensez-vous de la teneur de leur réaction ?
Oui, je sais qu’ils n’ont pas du tout apprécié ce manifeste. En fait, je cautionne tout à fait leur réponse aux « 343 salauds ». Je pourrais absolument signer ce texte du STRASS. Comme quoi, on peut très bien être à la fois abolitionniste et d’accord avec les travailleuses du sexe de temps à autre.
« VIOLENCE MASCULINE »
Le STRASS dénonce le projet de loi de pénalisation, qui « n’est pas un progrès féministe » car « il condamne de nombreuses femmes à toujours plus de clandestinité ». Que leur répondez-vous ?
Comme toujours, le STRASS exagère. Je doute que de « nombreuses femmes », soient concernées, comme ils prétendent. Bien entendu, l’abolition du système prostitueur n’éradiquera complètement pas la prostitution, c’est clair pour tout le monde. Mais la prostitution est la première des violences envers les femmes. Or, si on veut vivre dans un État qui a une éthique contre ces violences, alors il faut les interdire. L’expérience des pays qui ont aboli la prostitution, comme la Suède, montre bien que c’est le chemin à suivre. J’ai rencontré des élues suédoises au Parlement européen et elles sont formelles : la prostitution est en net recul dans leur pays. Bref, les gesticulations du STRASS ne m’ébranlent absolument pas dans mes convictions. Je sais que nous allons dans la bonne direction.
Les travailleuses et travailleurs du sexe s’estiment « stigmatisés » par les abolitionnistes, pour qui vendre des services sexuels n’est pas une manière « digne » de survivre. Qu’est-ce qu’un métier digne ?
La dignité humaine s’allie avec le respect, c’est l’opposé de la déchéance et de la maltraitance. Une femme digne n’est pas obligée de mettre son corps à contribution ; c’est une citoyenne à part entière. J’ai beaucoup de mal à croire les travailleuses du sexe quand elles disent que « c’est pas si difficile que ça », que le baiser est interdit, qu’elles « mènent la séance »… Le plus souvent, c’est faux. Quand on se rend compte de la violence masculine, qu’une femme est tuée tous les deux jours et demi, qu’il y a un viol toutes les sept minutes, on ne peut pas croire que les prostituées échappent à cette violence. Le corps des femmes n’est pas à vendre. Un corps que l’on vend, que l’on maltraite, c’est la négation même de la dignité humaine !
« RACCOURCIS MESQUINS »
On avance souvent l’argument selon lequel la prostitution est une forme d’esclavage et n’est jamais jamais choisie. Mais beaucoup d’autres personnes dans la société exercent des professions qu’elles n’ont pas choisies. En quoi les prostituées sont-elles davantage des victimes que des caissières au SMIC horaire, obligées de travailler à des cadences infernales pendant des heures ?
Vous reprenez l’argument d’Élisabeth Badinter qui compare le choix d’un métier à n’importe quel autre et dit qu’une prostituée gagne plus d’argent qu’une caissière. Mais on est dans l’erreur. Une caissière n’est pas à la merci d’un prostitueur pendant qu’elle fait son travail. La prostituée, d’après toute une série de témoignages, est tellement maltraitée dans son quotidien qu’elle boit et se drogue pour supporter son quotidien. Sans compter le risque d’attraper le SIDA. Vous n’allez pas me faire croire que la caissière du Prisunic est dans le même cas ! Badinter, avec ses comparaisons, se moque de l’être humain. Ces raccourcis mesquins me mettent très en colère.
Un certain nombre de prostituées semblent travailler à leur compte et gagnent très bien leur vie. Par exemple, Zahia Dehar et Karima El Mahroug alias Ruby Rubacuori, touchaient des milliers d’euros par passe. Souhaitez-vous les empêcher d’exercer leur profession pour faire leur bonheur malgré elles ?
Quoi qu’en disent les médias, ces jeunes femmes n’exercent pas librement leur activité. Pour moi, il n’y a pas de choix. Je condamne la prostitution sous toutes ses formes. Et si ces femmes ne peuvent plus se prostituer soi-disant par choix, c’est tant mieux. Ainsi, on vivra dans une société où tous les citoyens pourront se regarder en face.
La France est cernée de pays très permissifs en matière de sexe tarifé. Une pénalisation complète ne risque-t-elle pas de déplacer le problème aux frontières, en particulier pour les prostituées les plus vulnérables : les étrangères victimes de réseaux de trafic ?
Pour l’instant, c’est exactement ce qui se passe. Vous n’avez qu’à voir La Jonquera, à la frontière espagnole, où un deuxième bordel va bientôt ouvrir, si ce n’est déjà fait (NDLR: en fait, les maisons closes « pullulent » déjà à la frontière franco-espagnole). Donc évidemment notre objectif est l’abolition à l’échelle européenne. Cet objectif n’est réalisable que pays par pays. Une fois que la France aura obtenu l’abolition, on pourra se concentrer sur l’Espagne, fermer les bordels à La Jonquera et bien sûr ailleurs en Europe.
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Beaucoup d’hommes ont déjà payé pour avoir des relations sexuelles. En France, selon diverses études, la proportion atteindrait entre 12 et 20 %, contre atteignent 40 % en Espagne et plus de 70 % en Allemagne. La demande est donc là, c’est indéniable, et ne disparaîtra pas de sitôt. Quels sont les combats à mener pour que la pénalisation des clients se traduise par un recul effectif de la prostitution et du trafic de femmes, au lieu de se solder par un échec comme l’interdiction des stupéfiants ?
Bien sûr, la demande ne disparaîtra dans l’immédiat. On y arrivera un jour, mais ce sera très long de changer les mentalités et de faire en sorte que la société respecte vraiment chaque individu. Le premier combat, c’est l’éducation. Pour cela, il faut commencer dès la maternelle, changer les critères éducatifs qui gravent dans les cerveaux des enfants la domination des garçons sur les petites filles. Les familles aussi doivent arrêter de reproduire ces stéréotypes machistes. C’est notre culture qui donne à l’homme le droit d’acheter la personne plus faible que lui. Vaincre le système prostitueur n’est pas une utopie, mais un travail de longue haleine qui demandera l’implication de l’ensemble de la société.
Écoutez mon petit reportage sonore sur le sujet ici.
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