L’image de la semaine: le planteur et son serviteur
Lorsque vous déambulez dans les rues de Paris par un pluvieux samedi d’hiver, un petit détour par la rue Montorgueil, dans le 2e arrondissement, peut s’avérer judicieux pour oublier un instant les doigts humides du froid qui vous massent l’échine et la grisaille obstinée qui pèse sur votre âme comme une enclume de chagrin. Dans cette petite rue piétonne, le flâneur se laisse transporter subitement dans un royaume de délices : boucheries, poissonneries, épiceries fines, chocolateries et fromageries se succèdent en une surenchère d’étalages plus appétissants les uns que les autres. L’anarchie olfactive est totale. Enfin, sauf si vous êtes enrhubé à cause de ce temps de berde. Si vous poursuivez votre escale gourmande dans la rue des Petits-Carreaux, tâchez d’arracher vos yeux affamés aux vitrines aguicheuses et parfumées, même s’il vous en coûte : à quelques mètres au-dessus des impacts gluants des fientes de pigeons sur le pavé, au numéro 10 de cette rue, trône une enseigne qui ne manquera pas de vous catapulter instantanément, à travers les mers et les siècles, vers les rivages langoureux des colonies. Oui Missié !
La fresque « Au Planteur – Aucune succursale », réalisée à la peinture sur céramique, représente bien ce que vous voyez : un colon, reconnaissable à ses habits (et à la végétation tropicale), assis avec dignité sur des sacs de café, se fait servir un petit noir une tasse de café par un serviteur, nu-pieds et vêtu seulement d’une culotte courte. Exécutée en 1890 par un certain Crommer, elle servait d’enseigne à un magasin de café et de produits exotiques, aujourd’hui disparu.
Cette œuvre, très « y’a bon Banania », a été inscrite au registre des monuments historiques de Paris par arrêté du 23 mai 1984. Mais en passant devant, vous n’en saurez rien, chers lecteurs, car aucune plaque commémorative n’explique le contexte de l’époque ou la raison pour laquelle le passant de 2014 se voit infliger, sans que personne ne l’ait prévenu, l’un des pires clichés de l’époque coloniale. L’enseigne « Au Planteur » n’est d’ailleurs pas la seule devanture héritée de temps révolus qui hante orne encore aujourd’hui les rues de Paris, une ville au patrimoine architectural quasiment momifié depuis l’Exposition universelle de 1900. Dans le 5e arrondissement, à la rue Mouffetard, l’enseigne de la défunte chocolaterie « Au Nègre joyeux » est nettement plus connue et plus controversée, au point qu’il a fallu installer une feuille de plexiglas pour la protéger des jets de pierres et des dégradations.
L’histoire est ce qu’elle est, et effacer les traces des épisodes les moins reluisants du passé est certainement contre-productif et dangereux. Mais s’il est possible de monter une structure pour protéger ces reliques assez contestables d’une époque si peu glorieuse, pourquoi ne pas y adjoindre un panneau explicatif, une toute petite note pédagogique ? Cela suffirait pour dissiper les malentendus comme de vulgaires vapeurs d’opium dans une fumerie de Saigon.
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