27 avril 2014

Aux bonheurs de Frankfurt (1)

„Worauf ich mich heute freue“, c’est la petite rubrique quotidienne pour laquelle j’arpente au petit bonheur le centre-ville de Francfort-sur-l’Oder (*), nez au vent, appareil photo en bandoulière, calepin et stylo en poche. En langage chrétien, cet intitulé sibyllin signifie à peu près «Ce qui me fait plaisir aujourd’hui» ou «Pourquoi je suis content aujourd’hui».

Yvonne se réjouit de ses retrouvailles avec sa fille à Berlin.
Yvonne se réjouit de ses retrouvailles avec sa fille à Berlin.

Tout est dit dans l’énoncé : il s’agit d’aller vaillamment à la rencontre de parfaits inconnus dans la rue, de les aborder, de les apprivoiser voire de les charmer, de les photographier, de leur faire avouer à l’indiscret journaliste qui les presse de questions leur nom, leur prénom, leur âge, leur lieu de résidence, et surtout, bien entendu, de les prier de révéler leur(s) motif(s) de satisfaction de la journée, en quelques phrases bien amenées. Rien que ça. Le tout sera retranscrit en bon allemand par leur mystérieux interlocuteur qui prétend travailler pour le journal local malgré sa grammaire calamiteuse et son fort accent qui est tout sauf du cru, puis imprimé dans le journal du lendemain. Et voilà. Un quidam de plus aura droit à son portrait dans le canard de la ville, assorti d’un petit encart de 70 mots où il annonce urbi et orbi… (enfin, surtout urbi tout de même, parce que vous seriez bien en peine de mettre la main sur le Frankfurter Stadtbote à plus de trois lieues du clocher de la Marienkirche, donc pour orbi c’est vraiment pas gagné. Mais reprenons notre propos.) Le quidam, disions-nous donc, annonce urbi et orbi qu’il tressaille d’allégresse à l’idée d’aller prendre un café avec sa cousine Dagmar avant de griller quelques saucisses avec son voisin Hildebrand. Merveille du journalisme local !

Trois jours par semaine, c’est moi qui m’y colle. Armé du Reflex de la Lokalredaktion, un sacré bestiau à plusieurs milliers d’euros qui me fait pâlir de jalousie, et muni d’un exemplaire du Stadtbote à la page «Pourquoi je suis vachement content» pour convaincre les récalcitrants, je quitte les bureaux du journal, le coeur serré et plein d’appréhension, les jambes lourdes, mais l’oeil déjà à l’affut. Combien de «nein, Danke» essuierai-je aujourd’hui avant de dénicher la perle rare ? Deux ? Cinq ? Dix-huit ? Quarante-douze ? Faire la Freude (la «joie») du jour, c’est une mission mi-figue mi-raisin, un boulot ingrat mais qui réserve parfois de belles surprises, le privilège suprême des stagiaires et des apprentis au journal. J’adore et je déteste. Je me réjouis des rencontres à venir et redoute de rentrer bredouille. Je me délecte de la promenade dans les rues de Francfort tout autant que je crains la lassitude des refus répétés.

Jusqu’à présent, il y a toujours eu un happy end : je n’ai pas encore dû rentrer à la rédac’ les mains vides, même si parfois je suis passé à deux doigts du désastre et qu’il m’est arrivé plus d’une fois d’avoir envie de tout balancer dans l’Oder et de sauter dans le premier train pour Berlin (ou inversement). Et lentement mais sûrement, ma collection de sourires rencontrés au détour d’une aire de jeu ou d’un marché en plein air, de visages radieux et de petits bonheurs insignifiants s’étoffe. Il était temps de rendre hommage à ces bonnes gens de Frankfurt-an-der-Oder qui non seulement répandent courageusement un peu de joie dans leur ville aux dépens de leur anonymat, mais en plus, me tirent invariablement du pétrin !

Silvia et Uwe

Il faisait beau quand j’ai croisé Silvia et Uwe : c’était l’une des premières belles journées de printemps. Ils souriaient, et je suis venu à leur rencontre. Bien m’en a pris. C’était ma première Freude, et j’en avais déjà plein les bottes. Combien de refus avais-je déjà essuyés ? Quatre ? Huit ? Pas beaucoup plus, certes, mais c’était assez pour ébranler le peu de confiance que j’avais eu en quittant la rédaction.

Silvia et Uwe, devant la mairie de Francfort, se réjouissent de la visite de leurs enfants.
Silvia et Uwe, rencontrés devant l’hôtel de ville de Francfort, se réjouissent de la visite de leurs enfants.

Ils ont à peine la cinquantaine, et déjà trois enfants étudiants qui ont pris leur envol loin du cocon familial. Mais aujourd’hui, c’est vendredi. Silvia et Uwe se réjouissent de la visite de leurs enfants pour le week-end. Ils iront pique-niquer ensemble, et peut-être même faire un tour à la plage à Helenesee, le grand lac qui fait le bonheur des habitants de la région. Et ce sympathique couple de Frankfurtois pur jus a fait mon bonheur à moi, c’est sûr. Merci, Uwe et Silvia !

Alina et sa grand-mère

Quand j’ai demandé sans façon à la dame assise sur un banc si elle souhaitait figurer dans le journal pour la Freude du lendemain, elle a eu un instant d’hésitation et son front s’est plissé. La chose semblait mal engagée, et j’avais déjà une bonne quinzaine de tentatives infructueuses derrière moi. Allais-je devoir me jeter à ses pieds et la supplier de dire oui tout en essuyant mes sanglots dans ses chaussettes de contention? Soudain, une petite fille qui jouait à proximité s’est précipitée vers nous. « Moi ! Moi ! Moi ! Je peux être dans le journal, Mamie?»

Alina, 9 ans, se réjouit de pouvoir jouer dans le jardin de son camarade de classe après l’école et ne compte pas faire ses devoirs.
Alina, 9 ans, se réjouit de pouvoir jouer dans le jardin chez son camarade de classe après l’école et ne compte pas faire ses devoirs.

Alina est au cours élémentaire, et après l’école elle ira au karaté sans grand enthousiasme. Mais elle a hâte d’aller faire de la balançoire et du trampoline chez un camarade de classe. Et un certain jour d’avril 2014, elle a mis fin à un interminable calvaire que je subissais depuis deux heures. Merci Alina !

Adriano

J’ai rencontré Adriano entre une douzaine de chameaux des steppes asiatiques, deux lamas, des chèvres africaines, d’ombrageux purs-sangs de race frisonne et un poney à peine plus haut qu’un labrador. Et il faisait un froid de canard. Contrairement à ce qu’il y paraît, Adriano n’est pas matelot sur l’arche de Noé, mais dresseur dans un cirque. Nuance. Il a 24 ans, il a grandi avec le cirque, à sillonner les routes du nord de l’Allemagne, du Danemark et des Pays-Bas, et s’est spécialisé dans le dressage des chameaux option chevaux frisons, comme d’autres de son âge passaient un bac S spécialité SVT.

En fait, je ne sais pas de quoi se réjouit Adriano. Mais dans le fond ce n’est pas très grave.
En fait, je ne sais pas de quoi se réjouit Adriano. Mais dans le fond ce n’est pas très grave.

J’avais rendez-vous avec le père d’Adriano, le directeur du cirque, pour un reportage. Mais ce monsieur m’a posé un lapin (bien qu’il n’en ait pas dans sa ménagerie). Heureusement, Adriano était là, et m’a sauvé la mise. J’avais un mal de chien (et hop, encore un animal) à comprendre son accent de forain du Mecklembourg, mais il s’est donné du mal et je lui en suis reconnaissant pour l’éternité. Grâce à lui, j’ai pu terminer mon article sur le cirque. Merci, Adriano.

À ma grande déception, il n’y avait pas de girafon dans les enclos du «Circus Werona». Dommage. Les girafons, ça a la cote en ce moment.

Horst

Par rapport à Alina, Horst se situe à l’autre bout de la pyramide des âges. Je suis bien impertinent de l’appeler tranquillement par son prénom, comme si on avait gardé les cochons ensemble. Mais tant pis. Horst est né en 1931, il avait 14 ans à la fin de la guerre, et presque mon âge quand les Soviétiques ont construit le Mur de Berlin. En cette riante journée d’avril où je l’ai croisé alors que je venais tout juste de quitter les bureaux du journal, il était accompagné de deux jeunes gens, et tous trois riaient de bon coeur. J’y ai vu un heureux présage, et n’ai pas hésité à interrompre grossièrement leur joyeuse conversation. Horst a d’abord décliné ma proposition, avant de se raviser et de me héler avec ses deux comparses, alors que j’étais déjà au bout de la rue.

Horst se réjouit de son 83ème anniversaire et de la visite de son fils et de sa petite-fille.
Horst se réjouit de son 83e anniversaire et de la visite de son fils et de sa petite-fille, qui habitent à l’autre bout du pays.

« Je fête mon anniversaire dimanche, et demain ma petite-fille vient me rendre visite. Je suis ravi !» Horst et ses deux jeunes compagnons ont bien insisté sur les 700 kilomètres qui le séparent de sa petite Stella. Ils ont prévu d’aller visiter le camp de concentration de Sachsenhausen, près de Berlin, puis Horst soufflera dignement ses 83 bougies avec toute la famille dans un jardin ensoleillé à Oranienburg. Drôle d’idée que d’aller visiter un camp de concentration pour son anniversaire, mais après tout, pourquoi pas. En Allemagne, on ne badine pas avec le devoir de mémoire.

Un jour, peut-être, moi aussi j’aurai 83 ans, et je répondrai aux questions d’un jeune journaliste né un demi-siècle après moi dans une contrée exotique. Et j’aurai assurément une pensée pour Horst. Vielen Dank, Horst !

Nicole

Nicole, c’est mon plus grand regret, mon plus grand désastre. Ce jour-là, je traînais mes savates sans succès depuis près d’une heure dans les rues de la ville, et j’avais le moral dans les chaussettes (savate et chaussettes, c’est un style qui fait fureur à Frankfurt). Soudain, j’ai posé mon regard sur cette grande et belle Africaine qui avançait d’un pas pressé devant le cinéma. Bien qu’elle ait quelque peu forcé sur la crème éclaircissante, avec sa haute taille, son teint et son allure, elle détonnait dans l’environnement monochrome de cette petite ville provinciale est-allemande, où l’étranger «visible» se fait plus que rare. «Une Africaine! Il me la faut!» hurlai-je (en moi-même). Trois grandes enjambées, je la rattrape et la salue.

Nicole s’est méfiée. Elle m’a demandé de «prouver» que j’étais journaliste, sans doute à cause de mon accent suspect. Je lui ai montré ma carte d’identité, non sans avoir laissé choir sur le trottoir tout le contenu de mon portefeuille. Alors elle s’est détendue, et nous avons continué la conversation en français, car elle est camerounaise. «Prenez une photo et inventez l’histoire que vous voulez», m’a-t-elle proposé. Bien sûr, j’ai refusé un tel pacte contraire à tous mes principes d’aspirant journaliste. Au lieu de cela, je lui ai tiré les vers du nez, patiemment.

«Je suis contente parce que je vais m’acheter un nouveau pantalon.
– Un pantalon ? Comme c’est intéressant ! Mais pourquoi ?
– Parce que je vais à un concert vendredi soir à Berlin.
– Aha ! Un concert ? Mais c’est super ça ! Quel concert ?
– Un chanteur nigérian que j’adore. J’y vais avec mes amis africains de Berlin dans une salle à Wedding.»

De fil en aiguille, j’avais de quoi faire un très chouette encadré sur cette chaleureuse Camerounaise installée à Francfort depuis 14 ans. Nicole était vraiment sympathique. Nous causons encore un peu, puis prenons congé l’un de l’autre. Je prends le chemin de la rédaction, heureux comme un pape le jour de sa béatification. Las ! Deux minutes après l’avoir quittée, mon sang se glace : je n’ai pas photographié Nicole !

Je l’ai cherchée comme un possédé partout dans Frankfurt, mais elle s’était envolée. Ce jour-là, j’ai vraiment été découragé. Mais j’ai repris mon errance dans les rues, et j’ai rencontré Alina et sa grand-mère.

Qui sait, peut-être parviendrai-je à rencontrer Nicole encore une fois avant de quitter Francfort? Cette fois, je ne manquerai pas de lui tirer le portrait et d’inventer une histoire, comme elle me l’avait suggéré.

Vue de Frankfurt depuis l’«Oderturm» (la Tour de l’Oder), le plus haut édifice de la ville, en mars 2014. L’immeuble blanc et rouge en bas à droite est la mairie, devant laquelle j’ai photographié Silvia et Uwe. Le fleuve, l’Oder, sépare l’Allemagne de la Pologne. Sur l’autre rive, on distingue la ville polonaise de Słubice. Quelque part au milieu de ces immeubles, Nicole se terre...
Vue de Frankfurt depuis l’«Oderturm» (la Tour de l’Oder), le plus haut édifice de la ville, en mars 2014. L’immeuble blanc et rouge en bas à droite est la mairie, devant laquelle j’ai photographié Silvia et Uwe. Le fleuve, l’Oder, sépare l’Allemagne de la Pologne. Sur l’autre rive, on distingue la ville polonaise de Słubice. Quelque part au milieu de ces immeubles, Nicole se terre…

À suivre…

(*) Francfort-sur-l’Oder, à ne surtout pas confondre avec la métropole financière presque homonyme située à l’autre bout du pays, est une petite ville d’Allemagne de l’Est, dans la région du Brandebourg, à 80 kilomètres à l’est de Berlin et à la frontière avec la Pologne. Le taux de chômage y est très élevé et la qualité de vie assez basse par rapport au reste de l’Allemagne. Depuis la réunification allemande, Francfort a perdu près du tiers de ses habitants. Mais le tableau n’est pas tout noir. Aujourd’hui, la ville est encore peuplée d’environ 50.000 âmes, et certains gardent le sourire.

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Commentaires

Philippe Lestang
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J'ai twitté cet article EXCellent :
@PhilippeLestang · Un journaliste sur l'Oder, rubrique "Ce dont je me réjouis aujourd'hui". Chouette! https://berliniquais.mondoblog.org/2014/04/27/aux-bonheurs-de-frankfurt-1/ …

Berliniquais
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Merci pour votre visite et pour ce commentaire, Philippe ! Bonne nuit :-)