Une soirée avec les xénophobes de «Pegida» à Berlin
« Tu sais, ce serait bien que tu ailles infiltrer la manif de Pegida de ce soir, devant l’Hôtel de ville », m’avait suggéré, avec le sourire sardonique de celle qui vient d’avoir une idée particulièrement géniale et tordue, la rédac’ chef du petit magazine berlinois où je travaille en ce moment. « Genre, tu te mêles aux manifestants, sans leur révéler que tu es journaliste. On va voir comment ils vont réagir ». Chouette, avais-je alors pensé. Dans la même veine, on pourrait aussi « infiltrer » discrètement un petit agneau sans défense dans la fosse aux crocodiles, « pour voir comment ils vont réagir ». Ce serait sans doute tout aussi édifiant.
Pegida, ce nom est sur toutes les lèvres en Allemagne depuis trois mois. Cet acronyme signifie les « patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ». Le programme est dans le nom. Chaque lundi depuis octobre, des fêlés manifestent. Au début, ils étaient quelques dizaines à prendre part à la « promenade du soir » hebdomadaire, dans la ville de Dresde, qui compte à peine 1 % d’étrangers et une poignée de musulmans. Depuis, les « patriotes » en colère sont plusieurs milliers, un peu partout en Allemagne, et suscitent un malaise grandissant. Début janvier, le mouvement a fini par débarquer à Berlin, la capitale pourtant cosmopolite et peu portée sur les idées d’extrême droite. On les accuse d’être des xénophobes, des extrémistes, des néonazis. « Que nenni », jurent-ils la main sur le coeur. « Nous sommes de simples citoyens qui aiment leur pays et nous voulons seulement le protéger contre les hordes de mahométans crasseux et hirsutes ».
Et c’est donc là que la chef a décidé de m’envoyer. Vaillant soldat, j’ai gardé pour moi mes appréhensions et suis allé au casse-pipe, avec ma peau noire, mes cheveux frisés et mon accent étranger à couper au couteau.
Ce n’est pas chose aisée que de rallier une manifestation de sympathisants d’extrême droite à Berlin : ceux-ci sont presque systématiquement parqués dans un périmètre bouclé par la police, souvent pour leur propre protection d’ailleurs. Je parviens tout de même à trouver un accès dérobé, une simple brèche entre deux barrières, derrière l’imposant bâtiment en brique rouge de l’Hôtel de ville. Je m’enquiers auprès d’un policier qui surveille l’entrée du périmètre interdit. « La manifestation Pegida, c’est bien par là ? ». Il me dévisage, intrigué, et me répond d’un hochement de la tête quelque peu réticent. Après tout, je ne corresponds guère au profil type d’un « promeneur du soir » aux velléités xénophobes. Quelque peu soulagé par la simplicité de la démarche, je passe la barrière sans demander mon reste.
Je contourne le long bâtiment, et me voilà déjà dans la manifestation. Sous la pluie, glaciale, incessante, les quelques centaines de « patriotes » berlinois agitent des drapeaux de la capitale, des drapeaux allemands, des pancartes. Ou discutent par petits groupes. Passé le court moment de satisfaction d’avoir atteint mon but, je déchante rapidement : je suis un intrus ici. Je suis seul, je ne connais personne, et je suis déjà trempé. Dans un vacarme assourdissant, les contre-manifestants, de l’autre côté des barrières et des fourgonnettes de police, se moquent copieusement, conspuent bruyamment le pitoyable troupeau de « patriotes » dans leur enclos minable. Ce soir-là, pour 500 Pegida berlinois, il y avait plus de 5 000 contre-manifestants. Entre les deux camps hostiles, des rangées de barrières et un impressionnant dispositif policier d’un millier d’hommes, dont des unités antiémeute. Normal.
Alors que j’erre sans but entre les manifestants, des bribes de conversation entre deux messieurs d’un certain âge attirent mon attention. « Au bout du compte, le problème, ce n’est pas les immigrés : la plupart d’entre eux finissent par s’intégrer correctement, même les Africains », concède le premier. « Les seuls qui refusent encore et toujours de s’intégrer, ce sont les musulmans », poursuit-il doctement. Son interlocuteur acquiesce. Et ils continuent de deviser aimablement, comme deux érudits, sur les malheurs supposés qu’apportent à la pauvre Allemagne les vagues d’immigration musulmane prétendument incontrôlée.
Pendant un long moment, je ne croise que des regards étonnés, furtifs, et je reste moi-même sur mes gardes. Mais voilà qu’une femme blonde d’une trentaine d’années, le bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils, me regarde droit dans les yeux une fois, deux fois, et éclate de rire. Elle vient à ma rencontre, le drapeau allemand à l’épaule, le sourire sur le visage.
« Bah ça ! Et dis-moi, tu es un sale nazi, comme nous tous, c’est ça ? Un sale nazi noir, en plus », plaisante-t-elle.
« Euh… oui c’est ça.
– Tu es chrétien, je suppose ?
– Oui, voilà.
– Moi aussi ! »
Je lui parle de la bonne éducation catholique que j’ai reçue aux Antilles, et j’enchaîne brièvement sur Paris, ses immigrés, ses musulmans… Je n’ai pas besoin d’en dire beaucoup plus.
« Ah, ça, c’est clair. Ça va plus du tout en France », répond-elle, contrite. « Mais vous avez de la chance : vous avez Marine Le Pen. Je l’apprécie énormément et je suis sûre qu’elle va changer la donne. Elle, et sa fille aussi. Elle est top cette petite.
– Sa nièce.
– Oui, sa nièce. Bref. Hé, tu veux une bougie ? »
Avec nos bougies à la main, un immense drapeau allemand au vent et le seul visage basané à la ronde, notre improbable duo attire bientôt tous les regards. Un quadra aux cheveux poivre et sel surgit de nulle part. « Mais c’est vraiment super que tu sois avec nous ! On devrait te présenter au ramassis d’ordures communistes, en face. Ils verront que même des Noirs soutiennent Pegida ! Ça leur clouerait le bec », s’extasie-t-il avec l’accent des Berlinois des classes populaires. Les yeux rivés sur l’écusson sudiste (un symbole plutôt limite) brodé sur sa veste militaire, je fais mine de partager son enthousiasme.
Les manifestants ne sont pas les seuls à nous avoir repérés : les journalistes commencent à nous tourner autour avec circonspection. Parfois, l’un d’eux hasarde quelques questions à la volée. « Pourquoi êtes-vous ici ce soir ? Est-ce que vous soutenez le mouvement Pegida ? » Je suis comme tétanisé. À Dresde, lors de la première « promenade du soir » de grande ampleur, en décembre, un reporter infiltré de la chaîne RTL s’était fait interviewer par des confrères d’une autre chaîne qui ignoraient à qui ils avaient affaire. Imprudent, le journaliste incognito avait joué son rôle à fond et fait des déclarations xénophobes convenues. Son manque de déontologie lui a rapidement coûté sa réputation et son poste. Heureusement pour moi, mon ange gardien me tire de ce mauvais pas avant même que ne je puisse me compromettre : « Attention, eux ce sont des journalistes ! Surtout, ne réponds pas à leurs questions », me souffle-t-elle dans un chuchotement indigné. « On n’a rien à vous dire ! On ne cause pas à la Lügenpresse (la presse mensongère) » assène-t-elle aux braves reporters, avant de m’entraîner par le bras. Elle m’explique que pour elle, le seul média allemand digne de confiance est le site PI News, dont le nom signifie « Politically Incorrect News » ; tout un programme. Je n’en laisse rien paraître et la laisse m’en faire un éloge ému et circonstancié, mais je connais déjà bien la réputation du site en question : galaxie conspirationniste et ultra-droitière, c’est peu ou prou le Fdesouche teuton.
De temps à autre, les partisans de Pegida entonnent quelques slogans pour se redonner du courage. « Égalité pour toutes les minorités ! Pour les nazis aussi ! » hurle tout à coup notre « ami » le quadra berlinois tout en contradictions, pro-sudiste, pro-noirs, pro-nazis et anti-islam. Sur une pancarte faite maison, un autre manifestant interroge la cantonade : « Je veux continuer à faire des grillades de porc dans mon jardin : suis-je un nazi pour autant ? » L’argument est imparable.
En fait, à mesure que je passe du temps avec les « patriotes » en colère, je me rends à l’évidence : la foule que j’observe réunit des profils bien différents. Bien entendu, il y a cette armoire à glace à la mine patibulaire avec son crâne rasé et son tatouage de toile d’araignée derrière la tête : à plusieurs reprises, il me toise, de loin. De temps à autre, j’attrape au vol des mots notoirement empruntés au vocabulaire nazi, comme Volksverräter (« traître à la patrie »), ou d’ailleurs le fameux Lügenpresse. Mais à quelques exceptions près, les manifestants sont surtout des Berlinois ordinaires, de tous âges et de toutes catégories sociales. À quelques mètres d’un groupe de néonazis de première, un Pegida ouvertement gay agite sans complexe son drapeau arc-en-ciel, en signe de protestation contre, selon lui, les idées homophobes encouragées par l’islam.
Mon interlocutrice privilégiée, elle, se dit juriste. Au nom de sa foi chrétienne, elle voue une haine profonde aux musulmans et à l’islam, et ne s’en cache absolument pas. Je lui fais remarquer que les évêques catholiques et protestants ont condamné sans appel le mouvement anti-islam dans tout le pays. « Justement, je viens de finir toutes mes démarches pour rompre définitivement avec l’Église ! Puisque l’Église se désolidarise des croyants qui veulent défendre la chrétienté, alors moi je préfère encore couper les ponts, définitivement », tranche-t-elle avec amertume. Et, histoire de changer de sujet, elle me raconte, les yeux pétillants d’émotion, la fois où elle a risqué sa vie en brûlant un Coran aux petites heures du matin juste à l’entrée d’une mosquée à Kreuzberg. « Ils ont failli me choper, les bougnoules », frissonne-t-elle encore.
Nous sympathisons avec un petit groupe d’ados, des gamins piercés au look presque baba-cool – Pegida eux aussi, bien entendu. Mais même au sein des militants anti-islamisation, les avis divergent sur le conflit israélo-palestinien. Les jeunes rebelles proclament sans ambages leur solidarité avec les Gazaouis. « Non, mais n’importe quoi ! Les Palestiniens, franchement, c’est juste des Jordaniens, des Arabes, peu importe. Ils ne valent pas mieux que le reste des musulmans, au Proche-Orient ou ailleurs ! Il n’ont qu’à se trouver un autre pays arabe », martèle la juriste, la main tremblante d’indignation. Autour de nous, les manifestants se remettent à scander leur slogan favori, Wir sind das Volk! (« Nous sommes le peuple » : un des principaux slogans de la révolution de 1989, largement récupéré depuis par les mouvances nationalistes.) « Allez, justement, on est le peuple, on doit rester uni. Arrêtons de nous chamailler », conclut-elle, avant de se joindre à pleins poumons au choeur du « peuple ».
Après trois heures passées à « manifester » dans le même enclos, sous la pluie, à prêter l’oreille à toutes sortes de propos pleins d’ignorance et aux théories du complot les plus fantaisistes et paranoïaques (« la Merkel, elle s’est convertie à l’islam en secret, j’en suis sûre », « le président Gauck, sa femme est musulmane, moi j’te dis »), la tête me tourne. Sans parler du vacarme, du froid et de la faim. La police nous escorte jusqu’à la bouche de métro la plus proche, à Alexanderplatz, afin de nous protéger des contre-manifestants, qui sont encore là, déterminés, prêts à en découdre, et toujours dix fois plus nombreux que nous.
Au moment des adieux, dans la station, ma « camarade » de manif m’invite à une flash-mob chrétienne prévue le samedi suivant et tente de me soutirer mon contact sur Facebook pour me retrouver bientôt. Je botte en touche et lui promets, avant de sauter dans mon métro, de revenir à la prochaine manifestation de Pegida, dans une semaine. Ou pas.
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