9 novembre 2012
Beauté de Berlin : Herbstzauber
Oranienplatz, à Kreuzberg, le weekend dernier. Le nez au vent, humant ce parfum de feuilles de tilleul sèches qui embaume toute la ville, je chevauche mon fidèle Holland-Rad, en prenant tout mon temps, en m’attardant sur chaque coup de pédale, en savourant une sensation de bien-être ensoleillé. Je profite d’un de ces trop rares moments où je m’accorde le privilège de ne pas être pressé, de n’avoir aucune contrainte de temps, aucune activité urgente. À un carrefour, je m’arrête pour laisser passer les voitures. Mon regard tombe machinalement sur le cycliste qui attend en face. Un visage tout à fait familier se dé-floute alors. Ça alors, mais c’est ce sacré Olivier ! Décidément, je n’arrête pas de tomber nez à nez avec lui dans les rues. Un truc de dingue. Je lui fais signe, puis arrive à sa hauteur.
«Hey, salut mec ! Ça va ?
– Ben ouais, et toi ?
– Ouais, bien. Je suis peinard, je me promène, c’est cool.
– Cool.
– C’est quand même fou qu’on se croise comme ça dans la rue, tout le temps, aux quatre coins de Berlin, tu ne trouves pas ?
– Euuuuh, tu es sûr ? J’ai plutôt l’impression que je ne te connais pas.
– Heeeiiin ?! Quoi ? Qu’esss’ tu m’dis là ? Tu n’es pas Olivier ?
– Ah non, pas du tout.
– Ah ben mince alors ! Désolé hein : je t’ai pris pour quelqu’un d’autre. Mais toi tu me réponds tranquillement, comme ça, comme si on se connaissait.
– Bah oui, pourquoi pas. Tu me demandes si ça va, alors je te réponds que ça va.
– Et en plus tu me réponds en français ! Avoue que cela ne va pas de soi, à Berlin !
– Eh ouais. C’est une drôle de coïncidence, mais je suis d’ici. Toi tu es d’où ?
– De la Martinique. D’ailleurs Olivier aussi est martiniquais. Tu lui ressembles vachement, dis donc. Mais toi tu es berlinois alors ?
– Oui, et en fait mon père est sénégalais. C’est pour ça que je parle français.
– Ah boooooon, mais tout s’explique ! C’est aussi pour ça que tu as une tête d’Antillais ! C’est quand même fou ce hasard.
– Oui, c’est marrant. Mais je ne m’appelle pas Olivier. Moi c’est Badou. Et toi ?
– Enchanté, Badou. Moi c’est [Jason-Isidore, le prénom que j’aurais toujours voulu porter].
– Mais moi de même, [Jason-Isidore] !
– Cool, eh bien bonne fin de journée, et peut-être à une prochaine fois Badou.
– À une prochaine, certainement !»
Ainsi, je me suis éloigné d’«Olivier» («Papa, Afrikanisch», tiens voilà qui me rappelle quelque chose, héhé) et été quitte pour une drôle de rencontre, un moment de cinéma. Cette petite anecdote n’a pas grand’chose à voir avec mon propos, mais elle n’aurait certainement pas eu lieu si je ne m’étais pas mis en tête de me balader dans Kreuzberg juste pour le plaisir d’admirer les feuillages moribonds dans la ville. Et quelle superbe agonie. Il est tout simplement magnifique, cet automne cuvée 2012. Et il dure, dure, et dure encore. Pas de pluie ni de vent pour dépouiller brutalement les arbres de leurs ardentes frondaisons, et il ne fait même pas trop froid. Résultat : on se régale du spectacle depuis quelques semaines.
N’ayant pas de don pour la peinture et ne pouvant pas tirer autrement profit de cette infinie palette de couleurs, qui varie chaque jour, et même à chaque heure en fonction de la position du soleil, je me suis fait «chasseur d’automne» : donnez-moi une heure de liberté et je pars en vadrouille, écarquillant les yeux pour ne rien louper de tous les petits spectacles du quotidien. Je mitraille sans relâche ces scènes banales fabuleusement embellies par la magie de l’automne. Ce n’est pas une exagération ni une formule creuse que de parler de «magie» : pour que des rues aussi hideuses que la Köpenicker Straße ou la Gitschiner Straße, ces oppressantes artères de béton gris dans le Kreuzberg moche, deviennent plaisantes à regarder, c’est qu’il y a vraiment de la sorcellerie à l’œuvre. C’est ça, la puissance de l’Herbstzauber.
«Hallo! Hé! Psssst!
– Hein, qu’est-ce qui se passe ? Je ne vois personne.
– Hallo! Hier! Der Baum! [Bonjour ! Ici ! L’arbre !]
– L’arbre ? Un arbre me parle maintenant ? Je suis devenu maboul à ce point ?
– Nee, nee, guck oben im Baum! Halloooo! [Mais non, regarde en haut, dans l’arbre. Saluuuut !]
– Salut. Ça boume ?
– Super, merci. Tu peux me prendre en photo ?
– Mais bien sûr ! Un instant… voilà c’est fait.
– Danke.
– Tout le plaisir est pour moi. Bonne journée alors.
– Tschüß!»
Dans un petit parc de Friedrichshain près de la Bänschstraße, un énergumène au visage peint en noir, perché dans un superbe marronnier, m’interpelle. Et pourquoi ça ne m’étonne même pas ? Décidément, quand on se fait chasseur d’automne à Berlin, on en voit de toutes les couleurs, au propre comme au figuré… Au passage, c’est sympathique un marronnier qui attend la fin octobre pour perdre ses feuilles pendant le vrai automne, plutôt que de virer couleur rouille dès la fin juillet…
Dans la quiétude solitaire de Ritterstraße, au cœur du Kreuzberg que l’on oublie trop souvent : le Kreuzberg sans bars et sans attraits, où les barres d’immeubles se succèdent. Une statue de saint-Untel m’interpelle presque aussi bruyamment que le Tarzan aus Marzahn de la Bänschstraße. D’abord, on est dans un quartier à forte population turque, et une église surprend dans ce paysage. Et surtout, le tapis de feuilles mortes aux pieds de l’apôtre décuple prodigieusement la solitude et l’austérité du lieu.
Ma cour d’immeuble ! Le marronnier est complètement dénudé depuis bien longtemps déjà, mais heureusement il reste le la vigne vierge ! Le seul moment où je peux profiter de ce spectacle, c’est le matin avant de partir au boulot : Le soir, quand je rentre, il fait déjà nuit depuis bien longtemps…
Rouge, jaune et vert, sur la Prinzenstraße, encore dans le Kreuzberg-«ghetto». Mais dites donc, vert, jaune et rouge, ne sont-ce pas les couleurs du Sénégal ? Et moi je rencontre comme ça des germano-sénégalais juste avant… Ce n’est pas une coïncidence, c’est l’Herbstzauber, vous dis-je.
Une scène de jeu au Volkspark Friedrichshain, au milieu des graffitis qui appelle à donner la chasse aux «yuppies». Moi je préfère me faire chasseur de chouettes clichés d’automne, ne vous déplaise, messieurs les énervés de gauche.
C’est bien la première fois que je m’arrête pour admirer la beauté du spectacle de la Gitschiner Straße, dans le ghetto kreuzbergeois. Et sûrement la dernière aussi.
Moritzplatz, à la frontière entre le Kreuzberg sympa pour les sorties, et le Kreuzberg de l’envers du décor. Au loin, le Fernsehturm nous prend par surprise et s’invite dans le panorama.
Retour dans des secteurs un peu moins inhabituels. À Schlesisches Tor, quartier festif de Kreuzberg, un promeneur solitaire longe un petit square planté de tilleuls.
Sur le May-Ayim-Ufer, le long de la Spree, cette scène peut vous faire prendre conscience de l’énorme inconvénient auquel nous devons faire face en cette saison : quand les trottoirs sont jonchés de feuilles mortes, chaque pas sur ce tapis jaune et brun au doux parfum peut être fatal… j’en ai déjà fait l’amère expérience, car il est impossible de maintenir une vigilance constante devant ce danger invisible. Une vraie plaie.
Finissons notre promenade automnale friedrichshaino-kreuzbergeoise sur les bords du Landwehrkanal, une voie d’eau romantique et ombragée qui traverse Kreuzberg d’est en ouest, un centre névralgique de la dolce vita à la berlinoise. À cet endroit, le canal s’élargit en un bassin appelé Urbanhafen, idéal pour glandouiller en toute saison, avec ses arbres, ses cygnes, ses bateaux et ses pelouses en pente douce.
Vous ne trouvez pas que la ville est tout simplement magnifique depuis quelques semaines ? Ce n’est pas très souvent le cas, alors profitons-en à fond !
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