Les multiples vies d’un ancien soldat est-allemand

Article : Les multiples vies d’un ancien soldat est-allemand
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9 mai 2014

Les multiples vies d’un ancien soldat est-allemand

Roland Egersdörfer dans son bureau le 30 avril 2014.
Roland Egersdörfer dans son bureau le 30 avril 2014. ©Berliniquais

Je me rappelle très bien la première impression que m’a faite Roland quand je l’ai rencontré au journal. Chaussé de ses éternelles sandales de rando kaki qui laissaient paraître à leurs ouvertures ses non moins inséparables chaussettes noires, il assumait, avec une parfaite décontraction, le cliché de l’Allemand provincial d’un certain âge qui n’a que faire des canons de l’élégance pourvu qu’il soit à l’aise dans ses pompes, au sens littéral. Il se met à son aise, et autour de lui on se sent rapidement à l’aise : il est l’un de ces gars sympathiques avec qui le courant passe facilement, même quand on a toutes les peines du monde à comprendre son fort accent brandebourgeois à débiter à la hache lorsqu’il marmonne dans sa moustache. Roland est caméraman pour l’équipe vidéo de la Märkische Oderzeitung, le journal de Francfort-sur-l’Oder et de toute la région du Brandebourg oriental, le long de la frontière avec la Pologne, et ses collègues jugent qu’il fait du sacrément bon boulot. Il se raconte d’autres choses sur lui, notamment qu’il a eu un destin singulier : à l’époque de la RDA, Roland a fait son service militaire en tant que gardien du Mur de Berlin. Bien que je le connaisse à peine, j’ai décidé de l’aborder et de l’interroger, tout simplement..

Quel âge lui donner ? Difficile à dire au premier abord. Roland a la voix presque chevrotante d’un vieux monsieur, d’un papy gâteau qui a pris sa retraite voilà une paire de décennies, et sa diction indistincte, brouillonne, presque bougonne, n’arrange guère les choses. Son allure est nettement plus jeune que cette étrange voix de vieillard, et son visage est celui d’un quinquagénaire encore en pleine forme. Quant à ses yeux, derrière leurs verres fumés, ils pétillent d’une étonnante jeunesse. Cela m’a donc étonné d’apprendre qu’il fêtera ses 60 ans le mois prochain. Il pourrait en avoir vingt de moins, ou dix de plus. Roland Egersdörfer est né en juin 1954 à Angermünde, une petite ville à mi-chemin entre Berlin et la côte baltique. Deux ans plus tard, sa famille s’installait à Francfort-sur-l’Oder, à la frontière avec la Pologne : une ville qu’il n’a jamais quittée durablement, sauf à une époque déterminante de sa vie.

« La Lune m’était plus accessible que la première rue devant moi à Berlin-Ouest »

Roland Egersdörfer dans l’armée est-allemande en 1974
Roland Egersdörfer dans l’armée est-allemande en 1974 © Roland Egersdörfer

De 1974 à 1976, Roland est enrégimenté à Berlin pour effectuer son service militaire obligatoire, d’une durée de deux ans et demi : ça ne rigole pas de ce côté-ci du Rideau de fer. D’ailleurs, il est précisément affecté à la surveillance de cette redoutable frontière, la plus étanche d’Europe, la plus meurtrière aussi : le Mur de Berlin. Cette affectation est un pur hasard. Six mois d’entraînement seront suivis de deux ans au Grenzregiment 33. Roland est en poste à Bernauer Strasse, où se trouve aujourd’hui le principal mémorial du Mur. « C’était affreusement ennuyeux », se souvient-il aujourd’hui. « Des heures et des heures perché sur un mirador, à observer les deux murs parallèles et le no man’s land entre les deux. Et puis les rues et quelques immeubles, côté est et côté ouest. Il ne se passait jamais rien. » Dans le jargon mensonger du Parti unique, le Mur, érigé dans l’urgence en août 1961 pour enrayer l’hémorragie de citoyens est-allemands vers les lumières de l’ouest, est officiellement désigné sous le vocable martial d’antifaschistischer Schutzwall, la « barrière de protection » contre les « fascistes » occidentaux.

« Je n’ai pas mis longtemps à comprendre que tout ça, c’était des craques. Ce Mur ne nous “protégeait” d’aucun ennemi, car les gens de l’Ouest pouvaient le franchir sans trop de problèmes, beaucoup plus facilement que nous, en RDA. C’était nous qui étions enfermés, pas ceux d’en face. Je me suis dit que bien que l’Ouest ne soit qu’à 6 ou 7 mètres de mon poste de surveillance, je ne pourrais jamais y aller. Ce serait plus facile d’atteindre la Lune. Pour moi, la Lune était plus accessible que la première rue devant moi à Berlin-Ouest ».

Quinze ans après la construction de cette double structure de 160 kilomètres de long, surveillée par des milliers de soldats, les Allemands de l’Est avaient fini par comprendre que les tentatives de défection étaient beaucoup trop dangereuses à Berlin, et les risque-tout prêts à l’évasion à cet endroit se faisaient très rares. Mais parfois, il arrivait que l’un ou l’autre événement troublât l’assommante monotonie du quotidien des gardiens du Mur.

Roland se fait taiseux sur son emprisonnement à Hohenschönhausen, la geôle de la Stasi de sinistre mémoire, là où la redoutable police secrète s’occupait des prisonniers politiques avec une sollicitude toute particulière. Il m’avoue avoir été interné « une dizaine de jours » pour avoir laissé s’échapper un Berlinois qui avait pris tous les risques du monde au cœur de la nuit pour franchir la frontière en rampant le long des rails électrifiés de la ligne S-Bahn au-dessus du canal, près de Hauptbahnhof, l’actuelle gare centrale du Berlin réunifié. Mais il se raconte aujourd’hui que Roland a été incarcéré bien plus longtemps, au moins deux ans, pour avoir désobéi à la consigne qui imposait aux soldats du Mur d’abattre immédiatement tout fuyard. Hélas, discret sur ces épisodes, par pudeur probablement, et sans doute fatigué de raconter les mêmes histoires depuis 25 ans, il ne m’en dira rien. La BBC, la télévision russe, la télévision catalane, les chaînes allemandes, des historiens américains : depuis 1989, tout le monde s’arrache les récits et les anecdotes de Roland Egersdörfer, l’humble héros de Francfort-sur-l’Oder. J’arrive un peu tard.

1993 : Roland Egersdörfer pilote un hélicoptère de la police aux frontières. © Roland Egersdörfer
1993 : Roland Egersdörfer pilote un hélicoptère de la police aux frontières. © Roland Egersdörfer

Libéré de prison et rendu à la vie civile, Roland s’inventera carreleur, avant de parvenir à rejoindre la police ferroviaire est-allemande. C’est là que la réunification allemande le rattrape. L’unification des corps de police des deux Allemagne lui permet de se retrouver en poste une nouvelle fois à la frontière. Mais cette fois, plus de miradors déshumanisés et plus d’ordre de tirer pour tuer : il est chargé de la surveillance de la frontière avec la Pologne, en cette époque d’avant Schengen où Francfort était le dernier avant-poste oriental de l’UE. Roland pilote des hélicoptères, traque les clandestins et les trafiquants, avant de se lasser de la police et d’apprendre un nouveau métier, celui de caméraman. En 2001, un ami le persuade de rejoindre Frankfurter Fernseher, la chaîne de télé de la ville. Le canal local n’existe plus depuis belle lurette, mais Roland est resté journaliste caméraman, aujourd’hui à la Märkische Oderzeitung, où il forme une équipe de choc avec un jeune collègue de 24 ans à peine, qui n’a jamais connu le Mur.

« Cette frontière, je la ressens toujours »

Aujourd’hui, Berlin est la capitale réunifiée d’une Allemagne unie au centre d’une Europe où les frontières ont été abolies. Mais pour Roland, ce n’est pas si simple. L’infranchissable structure de béton armé a laissé sa marque, une invisible cicatrice qui démange l’ancien soldat comme le membre fantôme d’un amputé fourmille encore des années après l’ablation. « La première fois que je suis allé à l’Ouest, c’était deux semaines après l’ouverture du Mur, il y a 25 ans. Mais cette frontière, encore aujourd’hui, je la ressens toujours : chaque mètre de trottoir sur la Bernauer Strasse, et puis le basculement soudain de l’Est à l’Ouest, vers ces rues que je scrutais autrefois pendant des heures et des heures depuis mon point d’observation, sans aucun espoir d’y mettre un jour les pieds… pour moi ce ne sera jamais un endroit comme un autre ».

Roland Egersdörfer filme une danseuse sur le toit de la "Tour de l’Oder" à Frankfurt le 12 mars 2014
Roland Egersdörfer filme une danseuse sur le toit de la « Tour de l’Oder » à Frankfurt le 12 mars 2014. © Berliniquais
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Commentaires

Tata Nat
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Wow bien cet article ! On ne peut pas vraiment s'imaginer comment était la vie à l'est à cette époque et surtout la stasi...flippant ! Et sinon il arrive quand cet article secret sur cette brasserie "secrète" du Brandenburg? ;) Fais moi signe quand il sera en ligne.

Berliniquais
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Hahaha! Quelle vigilance! Merci de me le rappeler :-)

Bises

Francis
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Le mur de Berlin et son instrumentalisation.
L'instrumentalisation de la chute du mur de Berlin ne fait aucun doute.

Le 9 novembre, la capitale allemande a fêté le 25e anniversaire de la chute du mur de Berlin. Erigé en 1961, il servait de "barrière antifasciste", séparant la RDA socialiste de ses voisins occidentaux.Dimanche, la chancelière allemande Angela Merkel s'est recueillie à la mémoire des personnes qui ont perdu la vie en essayant de franchir le mur de Berlin.

Le mur comme objet détourné ,pour s'en servir comme prétexte anti-communiste et masquer la réalité capitaliste,les opportunistes du systéme sautent dessus à pieds joints, se lamantant des journées entiéres devant l'image du mur de Berlin aujourd'hui disparu.C'est qu'il faut bien essayer de se convaincre que le capitalisme a gagné une bonne fois pour toute, et que l'histoire est maintenant terminée?...

L'installation "Frontière lumineuse" s'étendant le long du tracé du mur de Berlin constituait le principal symbole de la fête.

Ca en devient grotesque, sans entrer dans les détails ,les habitants des pays de l'Est regrettant aujourd'hui que le mur ne soit plus là pour les protéger du capitalisme tel qu'il le faisait à l'époque remplissant parfaitement son rôle de rempart anti-fasciste.Coté Ouest l'existence du mur imposait au capitalisme un minimum de respect envers la classe ouvriére, et de ne pas dévoiler son vrai visage actuel.

Berliniquais
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LOL. Vous êtes un marrant vous hein? Moi j’habite dans l’ancien Berlin-Est et beaucoup de mes amis allemands ont grandi en RDA. Je n’ai entendu personne regretter ce mur, ses miradors, ses crimes. Mais vu que vous vivez dans votre monde parallèle, je ne vais pas perdre mon temps à "débattre" avec vous.
Bonne nuit camarade!