À Berlin, les forçats du «Mall de la honte» veulent être payés
Gioni est très remonté contre son ancien employeur. Originaire de Bucarest, ce Roumain au visage rond et aux traits tirés fait plus que ses 28 ans. Dans ses yeux surmontés d’épais sourcils noirs se lisent la colère et la détermination. Gioni fait partie de ces dizaines d’ouvriers roumains qui ont trimé sur le chantier du « Mall of Berlin » et qui attendent encore, plusieurs mois après l’inauguration du mastodonte de verre et de béton, de percevoir enfin les salaires dérisoires qu’on leur a promis. « On m’a volé non seulement mon dû, mais aussi ma dignité », vitupère-t-il dans une langue de son invention, où se télescopent les mots d’anglais, d’allemand et d’italien.
Le Mall of Berlin, vous connaissez? C’est le nouveau centre commercial qui a ouvert ses portes en fanfare en septembre dernier, avec seulement 5 mois de retard, un record pour Berlin, où tout chantier digne de ce nom joue les prolongations pendant des années. Feux d’artifice, tapis rouge, célébrités du petit écran et même le sourire patelin de Klaus Wowereit, le « gouverneur-maire » de la Hauptstadt tombé en disgrâce après une décennie de pouvoir, de combines et d’esbroufe : le jour de l’inauguration, rien n’avait manqué pour que la fête soit plus belle.
5 € de l’heure
Située à deux pas de Potsdamer Platz, de la Porte de Brandebourg et d’une célèbre portion du Mur, la gigantesque galerie commerciale abrite 270 commerces sur près de 100 000 mètres carrés, en plein coeur du nouveau Berlin clinquant, moderne et über-touristique de l’après-réunification. Mais aussi un hôtel et des appartements haut de gamme avec vue imprenable sur les magasins Media Markt ou H&M pour le triple du loyer moyen dans la capitale allemande : une affaire en or pour pigeons fortunés. Dans un an, lorsque les travaux d’agrandissement seront terminés, Mall of Berlin deviendra le plus grand centre commercial d’Allemagne, et de loin. Le tout pour environ un milliard d’euros.
Et accessoirement des milliers d’heures de travail de Gioni, de Bogdan et de leurs compatriotes. Avant son expérience à Mall of Berlin, Gioni n’avait jamais travaillé sur un chantier à l’étranger. C’est un ami, à Bucarest, qui lui a donné le bon tuyau : une société proposait à des ouvriers roumains des contrats de trois mois pour la construction d’un centre commercial à Berlin. Bien que le voyage vers l’Allemagne soit à sa charge, le jeune ouvrier était enthousiaste. C’était une occasion de gagner beaucoup d’argent : 3 000 euros en trois mois, bien plus que le salaire moyen en Roumanie, qui plafonne à 500 € par mois. Arrivé sur les rives de la Spree, Gioni a vite déchanté. « Je travaillais 10 à 12 heures par jour, six jours par semaine, payée 5 € de l’heure », m’explique-t-il. « Souvent, les contremaîtres nous déduisaient des heures de travail payées, pour un oui ou pour un non. Nous n’avions aucun recours ».

Mall of Shame
Et si ce n’était que cela… Pendant trois mois, Gioni a dû dormir dans une voiture « cinq nuits par semaine ». Selon le syndicat FAU (Freie ArbeiterInnen Union ou « Union des travailleuses et travailleurs libres »), le seul logement mis à la disposition des travailleurs importés de Roumanie était un deux-pièces qu’ils occupaient à tour de rôle, une quinzaine d’ouvriers à la fois. L’appartement, équipé d’une seule douche qui fonctionnait 20 minutes par jour, leur était loué 1 800 € par mois. Une escroquerie sans nom, mais les travailleurs migrants, qui ne connaissaient ni leurs droits, ni la langue locale, n’avaient guère le choix. Mais aujourd’hui, même ce logement précaire est au-dessus de leurs moyens, et ils sont tous à la rue. « Mon employeur me doit encore plus de la moitié de mon salaire », tempête Gioni. Un collègue moins bien loti n’a perçu que 900 € pour trois mois de travail. Un autre, tout juste 100 €. Ils sont entre 18 et 40 ouvriers dans cette situation abjecte, selon les différents comptes rendus. Un Roumain demande aux médias locaux: « Est-ce qu’on doit voler pour survivre? Devenir des criminels? On n’a même pas de quoi rentrer en Roumanie! »
Gioni me confie que de nombreux ouvriers roumains, au lieu de l’argent qu’ils réclament, ont reçu des menaces et des intimidations. « Beaucoup ont peur, mais moi je ne vais pas me taire ». On se croirait sur les chantiers infernaux des stades de foot du Qatar, mais non: nous sommes bien à Berlin, en plein centre de la capitale d’un grand pays démocratique européen.
Depuis deux semaines, les forçats manifestent en petits groupes devant les entrées du Mall of Berlin. Erbaut aus Ausbeutung, « Construit par des travailleurs exploités », proclame leur banderole. Le Mall of Berlin est devenu Mall of Shame, en écho au Wall of Shame, le « Mur de la honte », qui a divisé Berlin pendant 28 ans à quelques encablures de là. En tout, les deux sous-traitants en cause dans ce scandale doivent quelque 33 000 € de salaires impayés à leur main-d’oeuvre importée. Des clopinettes, une somme presque négligeable, rapportée au milliard d’euros d’investissement qu’a englouti ce temple de Baal du consumérisme, mais un trésor inestimable pour les ouvriers bafoués. Et c’est leur dû, tout simplement. Les entreprises concernées sont aux abonnés absents depuis le début de l’affaire. Le propriétaire du Mall of Berlin se lave les mains.

Samedi 6 décembre 2014, une éclaircie, la première après des jours de brouillards givrants et de pluies verglaçantes, égaye le ciel de Berlin et redonne du courage à ses habitants transis de froid. En ce samedi ensoleillé de la Saint-Nicolas, la frénésie des achats de Noël monte d’un cran, mais pas pour tout le monde. Des milliers de Berlinois et de touristes, oublieux des protestations des migrants de Transylvanie juste devant leurs yeux, se pressent entre les devantures pour assouvir leur soif de consommation. Dans la cohue, la première grande manifestation d’environ 500 personnes, des ouvriers roumains, soutenus par des syndicalistes et des militants de gauche, passerait complètement inaperçue, si elle n’était pas escortée par un lourd dispositif policier. Le cortège fait le tour du pâté de maisons autour de Mall of Berlin, jusqu’à Potsdamer Platz. « Mall de la honte, paye tes ouvriers », scandent les manifestants. Un badaud observe le remue-ménage quelques instants, lit en diagonale le tract du syndicat FAU qu’un sympathisant vient de lui donner, avant de le jeter dans la poubelle la plus proche et de poursuivre son magasinage, indifférent à la lutte qui se joue devant lui. La scène se répète encore et encore. Qui se soucie des problèmes de quelques douzaines de maçons moustachus des Carpates, après tout?
La classe politique berlinoise a réagi avec sa médiocrité et sa pusillanimité habituelles, en la personne de Dilek Kolat, la « sénatrice » (en gros, la ministre) chargée du travail au gouvernement régional de Berlin. « Ce serait un scandale pour notre ville que des ouvriers du bâtiment ne soient pas payés après des mois de travail », s’est-elle contentée de déclarer à la télévision publique régionale RBB. Personne pour taper du poing sur la table contre ces patrons-voyous qui imposent à leurs employés des semaines de 60 heures, personne pour condamner les pratiques de ces entreprises qui importent des bagnards étrangers et les exploitent au mépris du droit du travail allemand, alors qu’il y a trois millions de chômeurs en Allemagne. Les politiciens préfèrent pourfendre à longueur de journée « les immigrés qui viennent profiter de la protection sociale en Allemagne », c’est nettement plus vendeur et ça fait les choux gras de la presse de caniveau.
À Potsdamer Platz, les manifestants s’époumonent, dans l’indifférence générale. Et les passants, plutôt que de se demander s’ils ne seront pas bientôt remplacés eux aussi par de la main-d’oeuvre corvéable à merci à 5 € de l’heure en toute illégalité, se pressent sans états d’âme dans les galeries illuminées et bariolées. Un policier désoeuvré accepte de bonne grâce de prendre en photo d’avenantes touristes d’Europe de l’est. Un jeune homme blond tend machinalement un prospectus à Gioni. L’ouvrier plisse le front, se donne du mal pour déchiffrer le message en allemand. Puis il lève les yeux au ciel et laisse échapper un rire jaune, avant de me tendre le flyer avec un profond soupir de dépit : il s’agit d’un tract publicitaire annonçant l’ouverture prochaine d’un magasin d’accessoires « design » pour smartphones et tablettes dans le Mall of Berlin.
Et vous, amis berlinois : et si, vous aussi, vous boycottiez le Mall de la honte ?

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