Berliniquais

Türkiyemspor : Joue-la comme Özil

Au club de football « Türkiyemspor Berlin 1978 », les adolescentes turques d’un quartier à forte population immigrée se font une place dans une communauté tiraillée entre la tradition patriarcale et la modernité occidentale. À l’occasion de la Journée de la femme, voici un hommage aux courageux architectes de cette initiative s’impose.

Deux expressos ultra-corsés fument sur notre table. Au restaurant Südblock, l’un de ces lieux de convivialité multikulti (multiculturels) et gay-friendly emblématiques du quartier berlinois de Kottbusser Tor, un ancien ghetto d’immigrés désormais en vogue, Murat Doğan me raconte la bataille qu’il a dû mener bec et ongles, au milieu des années 2000, pour créer la première équipe féminine au sein du club de foot Türkiyemspor Berlin. Le petit club de quartier, fondé par des immigrés turcs dans les années 1970 dans ce coin de Kreuzberg surnommé le « petit Istanbul » de Berlin-Ouest, avait connu son heure de gloire au début des années 90, enchaînant les succès dans les championnats amateurs et ratant de peu l’ascension en deuxième division de la Bundesliga. « Türkiyem » était devenu un club mythique dans toute la diaspora turque d’Allemagne, et un petit groupe de jeunes filles du quartier avaient envie, elles aussi, de trouver leur place sur le terrain plutôt que de ronger leur frein sur les gradins. Murat, ancien joueur à Türkiyemspor devenu entraîneur d’une équipe de garçons, a pris fait et cause pour elles.

« Je n’y serais jamais arrivé si je n’étais pas moi-même un gars de la maison. Les collègues me connaissaient, il me respectaient. Mais malgré ça ils me disaient des choses comme : “Murat, mais qu’est-ce qui te prend? T’as perdu la tête ou quoi?” Pour eux, apprendre le foot à des filles, des Turques, c’était inconcevable, absurde« , me confie-t-il sur un ton fataliste. Mais en dépit de son air de bonhomie et de la tranquille douceur de sa voix, le Berlinois de 38 ans à la solide carrure n’est pas homme à se laisser intimider. Dans sa jeunesse, il a subi les préjugés, la discrimination : cela l’a déterminé à les combattre, à vouloir changer les choses au sein d’un club dirigé par les mêmes personnalités depuis la « grande époque » et figé dans le souvenir de son passé.

Ceydan, 14 ans, s’entraîne avec l’équipe des cadettes de Türkiyemspor © Jason Harrell
Ceydan, 14 ans, s’entraîne avec l’équipe des cadettes de Türkiyemspor © Jason Harrell

Lorsqu’en 2004, Murat a commencé à entraîner sa première équipe féminine, constituée de tout juste cinq filles âgées de 6 à 14 ans, son pari était encore loin d’être gagné : « Il fallait qu’on protège nos joueuses, qu’on les protège physiquement : les petits caïds du quartier venaient les attaquer pour les décourager », se souvient-il. Mais au fil du temps, les jeunes footballeuses de Türkiyem se sont fait une place au sein du club et au-delà, dans la communauté turque de Berlin.

Et il semble désormais bien loin le temps où la section féminine faisait la quasi-unanimité contre elle. Attablée avec nous, Giovanna Krüger, la compagne de Murat Doğan, évoque ces pères de famille turcs ou arabes, « des musulmans pratiquants du genre plutôt strict », qui viennent encourager leurs filles voilées lors des matches. Leur joie, leur fierté sont palpables. « Et on se dit que si nous n’étions pas là, ils passeraient beaucoup moins temps avec leurs filles, c’est sûr », conclut-elle, satisfaite. Murat et elle se sont rencontrés au bord du terrain de Türkiyemspor, alors que la fille de Giovanna assistait aux entraînements. Depuis, elle consacre le plus clair de son temps libre à la section féminine, bénévolement : un surcroît de travail considérable pour la Berlinoise, mais à l’en croire cela en vaut la peine. « La génération des aînés a des opinions très conservatrices, et on peut difficilement y remédier. Mais dites-vous que grâce à nous, il y a une génération de jeunes garçons qui grandissent avec des filles qui jouent au foot, et ils trouvent ça tout à fait normal. Ça, c’est plus que du changement, c’est une petite révolution ! »

Après onze ans d’efforts, ce ne sont pas moins de 170 joueuses qui évoluent dans les huit équipes, deux de seniors et six équipes juniors, de la section féminine de Türkiyemspor. Seize entraîneurs les encadrent, dont pour moitié des jeunes femmes elles-mêmes formées au club ces dernières années. Ce dernier détail a son importance, se réjouit Murat, car les coaches formées au club sont un facteur de motivation considérable pour les jeunes joueuses. Il me sourit avec un mélange de fierté et d’humilité.

Carla, 20 ans, est l’une des plus anciennes joueuses de Türkiyemspor. Aujourd’hui, elle entraîne aussi les cadettes © Berliniquais
Carla, 20 ans, est l’une des plus anciennes joueuses de Türkiyemspor. Aujourd’hui, elle entraîne aussi les cadettes © Berliniquais

La nuit tombe vite à l’entraînement du mercredi sur la pelouse synthétique du terrain de Südstern, non loin de Kottbusser Tor. Le froid pénétrant et humide monte du sol et engourdit mes pieds. Mais les cadettes se donnent à fond ; leurs gestes sont précis. Ceydan (prénom changé), 14 ans, est tout heureuse de faire partie du groupe. La jeune Kreuzbergeoise d’origine turque en avait dix de moins lorsqu’elle a attrapé le virus du football en courant derrière un ballon avec ses cousins plus âgés à « Kotti ». Avec un sourire radieux qui révèle amplement son appareil dentaire, l’adolescente se remémore les difficultés qu’elle a rencontrées pour convaincre ses parents de la laisser rejoindre le club. « Pendant des années mon père ne voulait rien entendre. Il disait que j’avais de trop mauvaises notes à l’école pour mériter de jouer au foot. Mais même quand j’ai changé d’école et que ma moyenne a augmenté, il disait que de toute façon, le football c’est pas un truc pour les filles », se désole l’attaquante. Le prof d’EPS de Ceydan s’en est mêlé : il avait même presque réussi à convaincre le géniteur récalcitrant. « Mais au dernier moment, papa s’est énervé et il a déchiré mon dossier d’inscription ! C’était horrible. Mais finalement, l’an dernier, il a changé d’avis et il m’a autorisé à m’inscrire à Türkiyemspor. C’est vraiment super de jouer en club ! Le plus cool, c’est que papa adore me voir jouer, il est toujours là pour m’encourager », s’exclame Ceydan avant de retourner en trombe à l’entraînement avec son amie Çiğdem. Attendri, je pars me mettre au chaud.

Deux équipes féminines turques, Trabzonspor et Türkiyem, s’affrontent lors de la Coupe Hatun Sürücü © Berliniquais
Deux équipes féminines turques de Berlin, Trabzonspor et Türkiyem, s’affrontent lors de la Coupe Hatun Sürücü © Berliniquais

Mais la Mädchen- und Frauenabteilung de Türkiyemspor Berlin est bien plus que le pendant féminin de la section hommes. « Chez les hommes de Türkiyem, l’esprit de compétition écrase tout le reste. Tout ce qui les intéresse, c’est de gagner des matches et des tournois. Nous sommes différentes. Bien sûr, nous jouons au foot, mais nous sommes aussi des citoyennes engagées. Nous intervenons massivement sur le terrain social« , explique Giovanna en souriant d’un air entendu. C’est la moindre des choses, selon elle, dans un quartier comme « Kotti », en proie à toutes sortes de problèmes sociaux.

Avec leurs deux autres collègues de la petite équipe chargée des activités sociales au club, le couple remet en question, sans aucun complexe, les valeurs patriarcales de la communauté musulmane de Berlin. « J’essuie beaucoup de critiques à cause de mon engagement contre l’homophobie dans le sport, par exemple », explique Murat. « Et pourtant, je sais bien qu’un certain nombre de partenaires influents du club sont d’accord avec moi. Mais ils ont peur de le dire tout haut. Les Turcs de Berlin forment une communauté très soudée et tout le monde fait très attention à sa réputation. Faire des vagues, c’est mauvais pour les affaires. Donc personne ne lève jamais le petit doigt pour faire bouger les choses », poursuit-il avec un sourire désabusé. Il enchaîne sur une longue diatribe enfiévrée contre la tartufferie qui mine les mentalités chez les Turcs de Berlin, une communauté restée momifiée dans ses valeurs des années 1960 alors qu’en Turquie, les mentalités ont évolué depuis longtemps. « Ici, nous sommes des Turcs en conserve! » tonne-t-il. Giovanna acquiesce. « Dosentürken, genau« .

Des affichettes militantes dans le vestiaire des filles de Türkiyemspor © Berliniquais
Des affichettes militantes dans le vestiaire des filles de Türkiyemspor © Berliniquais

Mais pour le duo de choc, pas question d’abandonner, même si cela demande des sacrifices. L’an dernier, faute de temps, la section féminine de Türkiyemspor n’a même pas marqué le coup pour ses dix ans d’existence : « nous avions des projets bien plus importants à mener à terme », souligne Giovanna sur un ton catégorique, mais un peu las.

Le travail de sensibilisation contre les « crimes d’honneur », un sujet tabou dans la communauté turque, est l’un de ces projets essentiels. Depuis 2013, la section féminine rend hommage chaque année, le 7 février, à Hatun Sürücü, la plus connue des assassinées « pour l’honneur » en Allemagne. Le 7 février 2005, la jeune femme d’origine kurde, âgée de 23 ans, était tuée en pleine rue par ses frères à Berlin, où elle avait grandi. Sa famille lui reprochait son mode de vie indépendant, occidentalisé. Le crime avait provoqué une vague d’indignation en Allemagne et au-delà. Mais après quelques années, le souvenir, la mobilisation commençaient à faiblir. Jusqu’à ce que Türkiyemspor décide d’y remédier.

Les joueuse de Türkiyemspor se préparent mentalement avant leur dernier match de la coupe Hatun Sürücü © Berliniquais
Les joueuses de Türkiyemspor se préparent mentalement avant leur dernier match de la coupe Hatun Sürücü © Berliniquais

Comme les deux années précédentes, le club a organisé la « Coupe Hatun Sürücü », un tournoi de foot en salle où se sont affrontées, dans une ambiance festive, huit équipes féminines issues des quartiers défavorisés de Kreuzberg et de Neukölln. Elles proviennent de clubs « socialement engagés » comme Türkiyem. Au bout de 26 matches, Trabzonspor, le seul autre club turc en lice, s’est adjugé la coupe, devançant d’un cheveu les hôtes, tandis que les lesbiennes du club Seitenwechsel (« Virement de bord ») terminaient à la troisième place.

Mais ce jour-là, il n’y a pas que du foot au menu des réjouissances. Loin de là. De nombreuses supportrices de Türkiyem portent un simple t-shirt blanc où figure, en grandes lettres noires, le message Ich darf nicht (« Je n’ai pas le droit »), la devise du tournoi. Dans leur dos, une question lancinante, Warum? (« Pourquoi? »), défie l’interdit. Dans les gradins et les vestiaires, des dizaines de pancartes déclinent le même message de rébellion contre les interdits sexistes. « Nous voulons rappeler à nos joueuses qu’elles ne doivent pas se résigner à rester à la maison alors que leurs frères, eux, ont tous les droits », explique Giovanna, satisfaite mais visiblement éprouvée par la longue journée de sport et de militantisme.

La comédienne Idil Baydar, au centre, fait un discours engagé à la fin de la journée Hatun Sürürü © Berliniquais
La comédienne Idil Baydar, au centre, fait un discours engagé à la fin de la journée Hatun Sürürü – © Berliniquais

La comédienne Idil Baydar, qui fait un tabac chez les lycéennes berlinoises avec ses sketches sur YouTube, où elle incarne le personnage de Jilet Ayşe, une ado turque de Kreuzberg toute en stéréotypes, remet les prix aux équipes. Puis elle empoigne le micro et « slamme » Brüdern und Schwestern (« Frères et sœurs »), un de ses textes les plus militants. « C’est quoi ton problème, ma sœur? Tu te complais dans la soumission. Et c’est quoi ton problème, mon frère? J’ai pas besoin de ta permission », déclame-t-elle, le regard sévère, devant un auditoire conquis. Un tonnerre d’applaudissements ébranle le gymnase après l’acte ; les jeunes footballeuses prennent des selfies à la chaîne avec leur idole.

Comme beaucoup d’autres adolescentes dans l’assistance, Luzie et Fay, respectivement 15 et 16 ans, ne sont pas d’origine étrangère (à part peut-être le père anglais de Fay, donc ça ne compte pas vraiment). Les deux amies ont rejoint Türkiyemspor il y a cinq ans, par passion pour le foot, tout simplement. « Évidemment je connais des filles qui n’ont pas le droit de sortir et de s’amuser. Ici, à Kotti, tout le monde en connaît. Mais je suis là avant tout pour m’éclater. Le club, c’est comme une deuxième famille », s’enthousiasme Luzie avec une étonnante fraîcheur à la fin du tournoi. Sa coéquipière Fay, pour sa part, justifie son engagement social avec un pragmatisme résigné : « Contrairement aux garçons, on n’a quasiment aucune perspective de carrière sportive. Alors tant qu’à faire, autant essayer de faire avancer les choses dans notre quartier ». Elles prennent poliment congé de moi et retournent s’éclater avec leurs copines.

À la fin de la journée à la mémoire d’Hatun Sürücü, les joueuses de Türkiyemspor posent avec la comédienne Idil Baydar – © Berliniquais
À la fin de la journée d’hommage à Hatun Sürücü, les joueuses de Türkiyemspor posent avec la comédienne Idil Baydar – © Berliniquais


À « Bild Zeitung », on achève bien les cerveaux

“BERLIN, 1937. La secrétaire du rabbin Horowitz surprend le vénérable érudit plongé dans la lecture de Der Stürmer, tabloïd nazi très populaire et particulièrement virulent. Bouleversée, elle ne parvient pas à dissimuler sa consternation.

1937 : "Les Juifs sont notre malheur!"
1937 : « Les Juifs sont notre malheur! »  © Holocaust Research Project

« Oï! Oï! Oï! Sauf votre respect, Rabbi, mais ça va pas la tête, de lire des choses comme ça?! Vous êtes devenu complètement maso ou quoi?
— Calmez-vous, Rebekka, calmez-vous. Bien au contraire, je me porte très bien. Mais voyez-vous, mon enfant, les journaux juifs sont remplis de mauvaises nouvelles : antisémitisme partout, persécutions, pogroms, spoliations, émigrations… Des malheurs, des malheurs, des malheurs: c’est tout bonnement déprimant. Dans Der Stürmer, en revanche, j’apprends que nous, les Juifs, contrôlons les partis politiques, gouvernons la finance mondiale, dominons les arts et sommes sur le point de subjuguer l’humanité entière. Voilà qui me remonte le moral! » ”

Athènes, 2015. Je ne serais pas le moins du monde étonné d’apprendre qu’une version au goût du jour de cette blagounette gentillette circule à l’ombre du Parthénon. Elle substituerait aux figures du flegmatique rabbi Horowitz et de l’émotive Rebekka un duo d’Hellènes pur beurre (de brebis bien sûr): Evángelos, danseur de sirtaki, s’émouvrait des lectures de son amie Elefthería, productrice de fetat et de yaourt artisanaux. En lieu et place de Der Stürmer, la prestigieuse publication nazie dont les presses se sont définitivement tues au printemps 1945, on aurait, bien entendu, son plus digne héritier, la Bild Zeitung. Et ce ne serait que justice après cinq années d’une hallucinante campagne de dénigrement, de discrédit et de bourrage de crânes en continu, à laquelle se livre, sans relâche, sans merci, sans même s’embarrasser des considérations déontologiques les plus élémentaires, la feuille de chou la plus lue d’Allemagne.

2012 : Les Grecs sont notre malheur! © Ariva.de
2012 : Les Grecs sont notre malheur!     © Ariva.de

Certes, Bild, contrairement à son modèle prédécesseur de l’entre-deux-guerres, se contente « simplement » de harceler et de calomnier sa cible, sans aller toutefois jusqu’à accuser son bouc-émissaire favori de fomenter un complot de domination mondiale. Le tabloïd n’est pas tombé si bas – et puis ça ne passerait pas auprès des lecteurs, tout de même. Mais à force de vilipender toute une nation dans ses colonnes, semaine après semaine, on n’est plus très loin des délires les plus grotesques dont raffolait autrefois l’hebdo aux manchettes brunes.

Les Grecs, nous hurlent à la figure les gros titres du « quotidien de boulevard » à grand renfort de caractères gras et de formulations criardes, ne sont que des flemmards, des feignants à qui il convient de rappeler qu’en Allemagne, on n’a pas peur de se lever tôt pour aller travailler. Le brave peuple aryen allemand, docile, industrieux, altruiste, se fait tondre sans vergogne pour financer les “Luxus-Renten” (« retraites dorées ») d’une horde de dilettantes méditerranéens qui mènent grand train au soleil. Ces incorrigibles tire-au-flanc gorgés d’ouzo passent leur temps à « jeter des euros par les fenêtres« , quand ils ne sont pas trop occupés à « se vautrer dans le luxe » (« Malgré la crise! Point d’exclamation!!! »). Rien de moins. Pis encore, ils nous coûtent des milliards et des milliards… et ils sont plus riches que nous! Ach! Mais oui ma bonne dame!

Bild en reportage à Athènes: les bars pleins à craquer, l’ouzo coule à flot. Tout baigne pour les Pleite-Griechen! © Lower Class Mag
Bild en reportage à Athènes: « Les bars sont pleins à craquer, l’ouzo coule à flot. Tout baigne pour les Pleite-Griechen! »   © Lower Class Mag

Et pourtant, et pourtant… tout cela n’empêche nullement Bild, qui décidément n’en est plus à une contradiction près, de réduire quotidiennement la nation hellénique à un ramassis de Pleite-Griechen, de « Grecs ruinés », l’aimable sobriquet officiel qu’il emploie désormais en permanence dans ses pages pour tourner en dérision le dixième membre de l’UE. « Vendez donc vos îles, bande de Pleite-Griechen!« . « Encore des milliards pour les Grecs fauchés??? Nein!« . « Rendez aux Pleite-Griechen leur drachme! ». Et pour couronner le tout, même leur titre de champion d’Europe de football, remporté à Lisbonne en 2004, les Grecs ne le doivent, bien sûr, qu’à l’Allemagne, qui leur a « envoyé » l’entraîneur Otto Rehhagel, rédempteur teuton de la patrie d’Homère, comme Dieu le Père a envoyé le Messie à l’humanité en perdition. CQFD. Si jamais un seul Grec avait eu du mérite dans toute l’histoire de la création, cela se saurait, que diable. D’ailleurs, ce sont les Wisigoths qui ont construit l’Acropole, le saviez-vous?

Couverture de Bild le 5 février 2014: "Les Grecs sont plus riches que nous!" (De quel droit?) © Bildblog.de
Couverture de Bild le 5 février 2014: « Les Grecs sont plus riches que nous! » (Les salauds!) © Bildblog.de

Ces vociférations en « une » sont si hargneuses, si stridentes, que la dernière fois que j’ai essayé de lire un exemplaire de « Bile Zeitung », tranquillement attablé à la terrasse d’un café berlinois, à peine étais-je arrivé à la traditionnelle rubrique « Pleite-Griechen » que le journal, subitement pris de spasmes haineux, s’est mis à convulser fiévreusement entre mes mains et à me postillonner copieusement à la figure. Flippant. On aurait dit une scène de L’Exorciste. Ou peut-être ai-je été dérangé dans ma lecture par une soudaine bourrasque accompagnée de crachin? J’avoue ne plus en être certain, mais quoi qu’il en soit, les deux hypothèses sont tout aussi probables l’une que l’autre. Mais reprenons plutôt.

Votre dévoué serviteur a recherché inlassablement, pendant des heures et des heures, un article de « Bile Zeitung », ne serait-ce qu’un seul, qui évoquerait tant soit peu la détresse du peuple grec, la misère qui engouffre une nation, l’impasse socio-économique qui accule tout un pays au désespoir, et l’horreur ordinaire du quotidien de centaines de milliers de personnes, hommes, femmes et enfants. On n’en attendrait pas moins du quotidien le plus lu de tout le continent européen, qui écoule chaque jour la bagatelle de deux millions et demi d’exemplaires, pensez-vous. Ah, dame! Rien, hélas. Ah, une minute. Je crois que je tiens quelque chose: « Euro… Pauvres Grecs… Nouvelle déroute… Contre “Jogi”, il n’y a pas de plan de sauvetage qui tienne ». Câlice de crisse de tabarnac, est-tu possible que je sois si niaiseux. Il est question, évidemment, du quart de finale Allemagne-Grèce à l’Euro 2012! C’est raté.

Et donc, depuis ce beau jour de janvier 2015 où, horreur! sacrilège! damnation! les maudits parasites hellènes ont porté au pouvoir le parti Syriza, Bild, qui avait quelque peu mis en sourdine sa rengaine délirante ces derniers mois, est reparti comme en quarante, tel un zombie de l’information, les yeux révulsés, l’écume aux lèvres. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’on n’avait rien vu jusqu’ici. Vous vous souvenez de Fox News et de ses « no-go zones » dans Paris? Le tabloïd déchaîné fait pareil à longueur de colonnes, d’articles, d’éditoriaux et de « reportages sur le terrain », sans aucun complexe. Morceaux choisis:

Bild, le 11 février 2015 © Bild
Bild, le 20 février 2015 : « NON aux Grecs ruinés. L’Allemagne dit merci M. Schäuble! » © Bild

Depuis hier, le canard enragé, jamais à court d’idées pour désinformer les masses et humilier son souffre-douleur, invite ses lecteurs à envoyer à la rédaction des selfies où ils disent nein aux « Grecs voraces », qui demandent toujours plus de milliards. L’opération fait un tabac: tous les Hans-Jürgen lobotomisés de la vallée de la Fulda s’y donnent à coeur-joie.

Deux lecteurs de Bild disent Nein! © Bild
Ces deux lecteurs de Bild disent Nein! © Bild

Alors bien sûr, il est entièrement justifié d’avoir des tas de choses à reprocher à la Grèce. On sait que les dirigeants politiques grecs ont menti à leurs confrères de l’UE pendant des années. Mais pourquoi un tel acharnement sadique contre les Grecs?

Je serais d’avis que ce ne sont pas les foules de chômeurs athéniens, ni les retraités qui touchent une pension de 600€ en moyenne, ni les smicards hellènes à 684€ mensuels, ni les électeurs de Syriza, qui sont responsables de la crise de l’euro. Mais sait-on jamais, peut-être le journal Bild saura-t-il prouver le contraire.

Cette même semaine, l’annonce d’un nouveau record de pauvreté en Allemagne n’a guère ému le tabloïd, obsédé comme toujours par sa croisade enragée contre Tsipras, Varoufakis et l’Hellène lambda. De là à les accuser de faire diversion, il n’y a qu’un tout petit pas. Et pourtant, Bild tient là une belle occasion de se racheter et de marquer un grand coup en appelant ses lecteurs à protester avec des selfies contre l’explosion de la misère dans leur pays, plutôt que de s’évertuer à persécuter les Grecs depuis 5 ans. Chiche?


Une soirée avec les xénophobes de «Pegida» à Berlin

« Tu sais, ce serait bien que tu ailles infiltrer la manif de Pegida de ce soir, devant l’Hôtel de ville », m’avait suggéré, avec le sourire sardonique de celle qui vient d’avoir une idée particulièrement géniale et tordue, la rédac’ chef du petit magazine berlinois où je travaille en ce moment. « Genre, tu te mêles aux manifestants, sans leur révéler que tu es journaliste. On va voir comment ils vont réagir ». Chouette, avais-je alors pensé. Dans la même veine, on pourrait aussi « infiltrer » discrètement un petit agneau sans défense dans la fosse aux crocodiles, « pour voir comment ils vont réagir ». Ce serait sans doute tout aussi édifiant.

Pegida, ce nom est sur toutes les lèvres en Allemagne depuis trois mois. Cet acronyme signifie les « patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident ». Le programme est dans le nom. Chaque lundi depuis octobre, des fêlés manifestent. Au début, ils étaient quelques dizaines à prendre part à la « promenade du soir » hebdomadaire, dans la ville de Dresde, qui compte à peine 1 % d’étrangers et une poignée de musulmans. Depuis, les « patriotes » en colère sont plusieurs milliers, un peu partout en Allemagne, et suscitent un malaise grandissant. Début janvier, le mouvement a fini par débarquer à Berlin, la capitale pourtant cosmopolite et peu portée sur les idées d’extrême droite. On les accuse d’être des xénophobes, des extrémistes, des néonazis. « Que nenni », jurent-ils la main sur le coeur. « Nous sommes de simples citoyens qui aiment leur pays et nous voulons seulement le protéger contre les hordes de mahométans crasseux et hirsutes ».

Et c’est donc là que la chef a décidé de m’envoyer. Vaillant soldat, j’ai gardé pour moi mes appréhensions et suis allé au casse-pipe, avec ma peau noire, mes cheveux frisés et mon accent étranger à couper au couteau.

Ce n’est pas chose aisée que de rallier une manifestation de sympathisants d’extrême droite à Berlin : ceux-ci sont presque systématiquement parqués dans un périmètre bouclé par la police, souvent pour leur propre protection d’ailleurs. Je parviens tout de même à trouver un accès dérobé, une simple brèche entre deux barrières, derrière l’imposant bâtiment en brique rouge de l’Hôtel de ville. Je m’enquiers auprès d’un policier qui surveille l’entrée du périmètre interdit. « La manifestation Pegida, c’est bien par là ? ». Il me dévisage, intrigué, et me répond d’un hochement de la tête quelque peu réticent. Après tout, je ne corresponds guère au profil type d’un « promeneur du soir » aux velléités xénophobes. Quelque peu soulagé par la simplicité de la démarche, je passe la barrière sans demander mon reste.

Je contourne le long bâtiment, et me voilà déjà dans la manifestation. Sous la pluie, glaciale, incessante, les quelques centaines de « patriotes » berlinois agitent des drapeaux de la capitale, des drapeaux allemands, des pancartes. Ou discutent par petits groupes. Passé le court moment de satisfaction d’avoir atteint mon but, je déchante rapidement : je suis un intrus ici. Je suis seul, je ne connais personne, et je suis déjà trempé. Dans un vacarme assourdissant, les contre-manifestants, de l’autre côté des barrières et des fourgonnettes de police, se moquent copieusement, conspuent bruyamment le pitoyable troupeau de « patriotes » dans leur enclos minable. Ce soir-là, pour 500 Pegida berlinois, il y avait plus de 5 000 contre-manifestants. Entre les deux camps hostiles, des rangées de barrières et un impressionnant dispositif policier d’un millier d’hommes, dont des unités antiémeute. Normal.

Manif Pegida à Berlin: "Bärgida" devant Rotes Rathaus le 5 janvier 2015 © Berliniquais
La première manifestation Pegida à Berlin, dite « Bärgida », devant Rotes Rathaus le 5 janvier 2015 © Berliniquais

Alors que j’erre sans but entre les manifestants, des bribes de conversation entre deux messieurs d’un certain âge attirent mon attention. « Au bout du compte, le problème, ce n’est pas les immigrés : la plupart d’entre eux finissent par s’intégrer correctement, même les Africains », concède le premier. « Les seuls qui refusent encore et toujours de s’intégrer, ce sont les musulmans », poursuit-il doctement. Son interlocuteur acquiesce. Et ils continuent de deviser aimablement, comme deux érudits, sur les malheurs supposés qu’apportent à la pauvre Allemagne les vagues d’immigration musulmane prétendument incontrôlée.

Pendant un long moment, je ne croise que des regards étonnés, furtifs, et je reste moi-même sur mes gardes. Mais voilà qu’une femme blonde d’une trentaine d’années, le bonnet enfoncé jusqu’aux sourcils, me regarde droit dans les yeux une fois, deux fois, et éclate de rire. Elle vient à ma rencontre, le drapeau allemand à l’épaule, le sourire sur le visage.

« Bah ça ! Et dis-moi, tu es un sale nazi, comme nous tous, c’est ça ? Un sale nazi noir, en plus », plaisante-t-elle.

« Euh… oui c’est ça.
– Tu es chrétien, je suppose ?
– Oui, voilà.
– Moi aussi ! »

Je lui parle de la bonne éducation catholique que j’ai reçue aux Antilles, et j’enchaîne brièvement sur Paris, ses immigrés, ses musulmans… Je n’ai pas besoin d’en dire beaucoup plus.

« Ah, ça, c’est clair. Ça va plus du tout en France », répond-elle, contrite. « Mais vous avez de la chance : vous avez Marine Le Pen. Je l’apprécie énormément et je suis sûre qu’elle va changer la donne. Elle, et sa fille aussi. Elle est top cette petite.
– Sa nièce.
– Oui, sa nièce. Bref. Hé, tu veux une bougie ? »

Avec nos bougies à la main, un immense drapeau allemand au vent et le seul visage basané à la ronde, notre improbable duo attire bientôt tous les regards. Un quadra aux cheveux poivre et sel surgit de nulle part. « Mais c’est vraiment super que tu sois avec nous ! On devrait te présenter au ramassis d’ordures communistes, en face. Ils verront que même des Noirs soutiennent Pegida ! Ça leur clouerait le bec », s’extasie-t-il avec l’accent des Berlinois des classes populaires. Les yeux rivés sur l’écusson sudiste (un symbole plutôt limite) brodé sur sa veste militaire, je fais mine de partager son enthousiasme.

À la manifestation Pegida à Berlin le 5 janvier © Berliniquais
« Photo souvenir » à la manifestation Pegida à Berlin le 5 janvier 2015, les visages floutés par prudence… © Berliniquais

Les manifestants ne sont pas les seuls à nous avoir repérés : les journalistes commencent à nous tourner autour avec circonspection. Parfois, l’un d’eux hasarde quelques questions à la volée. « Pourquoi êtes-vous ici ce soir ? Est-ce que vous soutenez le mouvement Pegida ? » Je suis comme tétanisé. À Dresde, lors de la première « promenade du soir » de grande ampleur, en décembre, un reporter infiltré de la chaîne RTL s’était fait interviewer par des confrères d’une autre chaîne qui ignoraient à qui ils avaient affaire. Imprudent, le journaliste incognito avait joué son rôle à fond et fait des déclarations xénophobes convenues. Son manque de déontologie lui a rapidement coûté sa réputation et son poste. Heureusement pour moi, mon ange gardien me tire de ce mauvais pas avant même que ne je puisse me compromettre : « Attention, eux ce sont des journalistes ! Surtout, ne réponds pas à leurs questions », me souffle-t-elle dans un chuchotement indigné. « On n’a rien à vous dire ! On ne cause pas à la Lügenpresse (la presse mensongère) » assène-t-elle aux braves reporters, avant de m’entraîner par le bras. Elle m’explique que pour elle, le seul média allemand digne de confiance est le site PI News, dont le nom signifie « Politically Incorrect News » ; tout un programme. Je n’en laisse rien paraître et la laisse m’en faire un éloge ému et circonstancié, mais je connais déjà bien la réputation du site en question : galaxie conspirationniste et ultra-droitière, c’est peu ou prou le Fdesouche teuton.

De temps à autre, les partisans de Pegida entonnent quelques slogans pour se redonner du courage. « Égalité pour toutes les minorités ! Pour les nazis aussi ! » hurle tout à coup notre « ami » le quadra berlinois tout en contradictions, pro-sudiste, pro-noirs, pro-nazis et anti-islam. Sur une pancarte faite maison, un autre manifestant interroge la cantonade : « Je veux continuer à faire des grillades de porc dans mon jardin : suis-je un nazi pour autant ? » L’argument est imparable.

En fait, à mesure que je passe du temps avec les « patriotes » en colère, je me rends à l’évidence : la foule que j’observe réunit des profils bien différents. Bien entendu, il y a cette armoire à glace à la mine patibulaire avec son crâne rasé et son tatouage de toile d’araignée derrière la tête : à plusieurs reprises, il me toise, de loin. De temps à autre, j’attrape au vol des mots notoirement empruntés au vocabulaire nazi, comme Volksverräter (« traître à la patrie »), ou d’ailleurs le fameux Lügenpresse. Mais à quelques exceptions près, les manifestants sont surtout des Berlinois ordinaires, de tous âges et de toutes catégories sociales. À quelques mètres d’un groupe de néonazis de première, un Pegida ouvertement gay agite sans complexe son drapeau arc-en-ciel, en signe de protestation contre, selon lui, les idées homophobes encouragées par l’islam.

Mon interlocutrice privilégiée, elle, se dit juriste. Au nom de sa foi chrétienne, elle voue une haine profonde aux musulmans et à l’islam, et ne s’en cache absolument pas. Je lui fais remarquer que les évêques catholiques et protestants ont condamné sans appel le mouvement anti-islam dans tout le pays. « Justement, je viens de finir toutes mes démarches pour rompre définitivement avec l’Église ! Puisque l’Église se désolidarise des croyants qui veulent défendre la chrétienté, alors moi je préfère encore couper les ponts, définitivement », tranche-t-elle avec amertume. Et, histoire de changer de sujet, elle me raconte, les yeux pétillants d’émotion, la fois où elle a risqué sa vie en brûlant un Coran aux petites heures du matin juste à l’entrée d’une mosquée à Kreuzberg. « Ils ont failli me choper, les bougnoules », frissonne-t-elle encore.

Nous sympathisons avec un petit groupe d’ados, des gamins piercés au look presque baba-cool – Pegida eux aussi, bien entendu. Mais même au sein des militants anti-islamisation, les avis divergent sur le conflit israélo-palestinien. Les jeunes rebelles proclament sans ambages leur solidarité avec les Gazaouis. « Non, mais n’importe quoi ! Les Palestiniens, franchement, c’est juste des Jordaniens, des Arabes, peu importe. Ils ne valent pas mieux que le reste des musulmans, au Proche-Orient ou ailleurs ! Il n’ont qu’à se trouver un autre pays arabe », martèle la juriste, la main tremblante d’indignation. Autour de nous, les manifestants se remettent à scander leur slogan favori, Wir sind das Volk! (« Nous sommes le peuple » : un des principaux slogans de la révolution de 1989, largement récupéré depuis par les mouvances nationalistes.) « Allez, justement, on est le peuple, on doit rester uni. Arrêtons de nous chamailler », conclut-elle, avant de se joindre à pleins poumons au choeur du « peuple ».

Après trois heures passées à « manifester » dans le même enclos, sous la pluie, à prêter l’oreille à toutes sortes de propos pleins d’ignorance et aux théories du complot les plus fantaisistes et paranoïaques (« la Merkel, elle s’est convertie à l’islam en secret, j’en suis sûre », « le président Gauck, sa femme est musulmane, moi j’te dis »), la tête me tourne. Sans parler du vacarme, du froid et de la faim. La police nous escorte jusqu’à la bouche de métro la plus proche, à Alexanderplatz, afin de nous protéger des contre-manifestants, qui sont encore là, déterminés, prêts à en découdre, et toujours dix fois plus nombreux que nous.

Au moment des adieux, dans la station, ma « camarade » de manif m’invite à une flash-mob chrétienne prévue le samedi suivant et tente de me soutirer mon contact sur Facebook pour me retrouver bientôt. Je botte en touche et lui promets, avant de sauter dans mon métro, de revenir à la prochaine manifestation de Pegida, dans une semaine. Ou pas.

Le 12 janvier, la manifestation Pegida à Dresde a réuni plus de 25.000 personnes. Depuis, le mouvement semble en perte de vitesse © Wikimedia Commons – Kalispera Dell
Le 12 janvier 2015, la manifestation Pegida à Dresde a réuni plus de 25 000 personnes. Depuis, le mouvement est en perte de vitesse © Wikimedia Commons – Kalispera Dell


Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts

Je suis Charlie. Je suis courageux, impertinent et libre. Et je ne suis pas seul.

Nous sommes Charlie. Nous sommes tous Charlie Hebdo. Nous sommes Cabu, Wolinski, Charb, Tignous, Honoré, Mustapha Ourad, Bernard Maris, Michel Renaud, Franck Brinsolaro, Ahmed Merabet et tous les autres. Nous sommes une foule, une multitude. Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts que les assassins semeurs de mort. Nous sommes plus lucides, nous sommes plus libres que les prédicateurs de rancoeurs, de haine et de peur. Nous sommes plus nombreux, et nous sommes plus forts.

Je suis Myriam. Je suis espiègle, mignonne et rieuse. Et je ne suis pas seule.

Nous sommes Myriam Monsonego. Nous sommes tous la petite Toulousaine qui ne fêtera jamais ses 8 ans. Et nous sommes ses parents, le coeur brisé à jamais. Nous sommes des écoliers, des instituteurs israélites et de simples soldats maghrébins, qui étaient au mauvais endroit au mauvais moment. Mais nous sommes surtout une immense foule, et ensemble, nous sommes bien plus forts que tous les Mohammed Merah, plus puissants que l’ignorance, plus forts que la peur. Nous sommes la liberté, l’égalité, la fraternité. Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts.

Je suis Theodoros. Je suis dévoué, entreprenant et travailleur. Et je ne suis pas seul.

Nous sommes Theodoros Boulgarides. Nous sommes tous le serrurier grec tué sur une méprise, parce qu’il ressemblait à un Turc. Nous sommes aussi Enver, Süleyman, Mehmet et tous les autres. Nous sommes les commerçants et honnêtes pères de famille assassinés précisément parce qu’ils étaient turcs ou kurdes. Nous sommes leurs familles endeuillées. Nous sommes la nation allemande bafouée et consternée. Mais nous sommes prodigieusement nombreux, plus nombreux que tous les meurtriers psychopathes, plus forts que leurs abjects préjugés. Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts.

Je suis Margrethe. Je suis jeune, idéaliste et engagée. Et je ne suis pas seule.

Nous sommes Margrethe Bøyum Kløven. Nous sommes tous la lycéenne passionnée de musique et engagée en politique. Nous sommes aussi Mona, Ismail, Gunnar et tous les autres. Nous sommes les trop jeunes victimes de Breivik, par dizaines, et nous sommes les survivants, par centaines, et nous sommes les humains, par milliards. Nous sommes plus courageux que les « loups solitaires » surarmés, plus nombreux que les plus féroces meutes de bêtes sauvages, plus libres que ces assassins prisonniers de leurs fantasmes mortifères. Nous sommes la vie, ils sont la mort. Ils sont le passé, nous sommes l’avenir. Nous sommes plus nombreux, nous sommes plus forts.

Nous sommes plus puissants que la haine. Nous sommes plus lucides que les idéologues cyniques qui versent des larmes de crocodile et se frottent les mains après chaque tragédie. N’écoutons pas les faibles et les lâches, aveuglés par leurs idées. Ne laissons pas gagner le camp de la mort, de la peur et de la haine : nous avons tout à y perdre.

Nous sommes meilleurs. Nous sommes plus courageux. Nous sommes plus libres. Nous sommes plus nombreux. Nous sommes plus forts.

Nous sommes l’humanité.

Plus de mille personnes ont participé à une manifestation de soutien à Charlie Hebdo devant l’ambassade de France à Berlin le mercredi 7 janvier 2015. © Berliniquais
Plus de mille personnes ont participé à une manifestation de soutien à Charlie Hebdo devant l’ambassade de France à Berlin le mercredi 7 janvier 2015.             © Berliniquais


À Berlin, les forçats du «Mall de la honte» veulent être payés

Gioni est très remonté contre son ancien employeur. Originaire de Bucarest, ce Roumain au visage rond et aux traits tirés fait plus que ses 28 ans. Dans ses yeux surmontés d’épais sourcils noirs se lisent la colère et la détermination. Gioni fait partie de ces dizaines d’ouvriers roumains qui ont trimé sur le chantier du « Mall of Berlin » et qui attendent encore, plusieurs mois après l’inauguration du mastodonte de verre et de béton, de percevoir enfin les salaires dérisoires qu’on leur a promis. « On m’a volé non seulement mon dû, mais aussi ma dignité », vitupère-t-il dans une langue de son invention, où se télescopent les mots d’anglais, d’allemand et d’italien.

Le Mall of Berlin, vous connaissez? C’est le nouveau centre commercial qui a ouvert ses portes en fanfare en septembre dernier, avec seulement 5 mois de retard, un record pour Berlin, où tout chantier digne de ce nom joue les prolongations pendant des années. Feux d’artifice, tapis rouge, célébrités du petit écran et même le sourire patelin de Klaus Wowereit, le « gouverneur-maire » de la Hauptstadt tombé en disgrâce après une décennie de pouvoir, de combines et d’esbroufe : le jour de l’inauguration, rien n’avait manqué pour que la fête soit plus belle.

5 € de l’heure

Située à deux pas de Potsdamer Platz, de la Porte de Brandebourg et d’une célèbre portion du Mur, la gigantesque galerie commerciale abrite 270 commerces sur près de 100 000 mètres carrés, en plein coeur du nouveau Berlin clinquant, moderne et über-touristique de l’après-réunification. Mais aussi un hôtel et des appartements haut de gamme avec vue imprenable sur les magasins Media Markt ou H&M pour le triple du loyer moyen dans la capitale allemande : une affaire en or pour pigeons fortunés. Dans un an, lorsque les travaux d’agrandissement seront terminés, Mall of Berlin deviendra le plus grand centre commercial d’Allemagne, et de loin. Le tout pour environ un milliard d’euros.

Et accessoirement des milliers d’heures de travail de Gioni, de Bogdan et de leurs compatriotes. Avant son expérience à Mall of Berlin, Gioni n’avait jamais travaillé sur un chantier à l’étranger. C’est un ami, à Bucarest, qui lui a donné le bon tuyau : une société proposait à des ouvriers roumains des contrats de trois mois pour la construction d’un centre commercial à Berlin. Bien que le voyage vers l’Allemagne soit à sa charge, le jeune ouvrier était enthousiaste. C’était une occasion de gagner beaucoup d’argent : 3 000 euros en trois mois, bien plus que le salaire moyen en Roumanie, qui plafonne à 500 € par mois. Arrivé sur les rives de la Spree, Gioni a vite déchanté. « Je travaillais 10 à 12 heures par jour, six jours par semaine, payée 5 € de l’heure », m’explique-t-il. « Souvent, les contremaîtres nous déduisaient des heures de travail payées, pour un oui ou pour un non. Nous n’avions aucun recours ».

Un ouvrier roumain fait valoir ses droits devant Mall de la Honte et des clients indifférents © Berliniquais
Un ouvrier roumain fait valoir ses droits devant Mall de la Honte et des clients indifférents © Berliniquais

Mall of Shame

Et si ce n’était que cela… Pendant trois mois, Gioni a dû dormir dans une voiture « cinq nuits par semaine ». Selon le syndicat FAU (Freie ArbeiterInnen Union ou « Union des travailleuses et travailleurs libres »), le seul logement mis à la disposition des travailleurs importés de Roumanie était un deux-pièces qu’ils occupaient à tour de rôle, une quinzaine d’ouvriers à la fois. L’appartement, équipé d’une seule douche qui fonctionnait 20 minutes par jour, leur était loué 1 800 € par mois. Une escroquerie sans nom, mais les travailleurs migrants, qui ne connaissaient ni leurs droits, ni la langue locale, n’avaient guère le choix. Mais aujourd’hui, même ce logement précaire est au-dessus de leurs moyens, et ils sont tous à la rue. « Mon employeur me doit encore plus de la moitié de mon salaire », tempête Gioni. Un collègue moins bien loti n’a perçu que 900 € pour trois mois de travail. Un autre, tout juste 100 €. Ils sont entre 18 et 40 ouvriers dans cette situation abjecte, selon les différents comptes rendus. Un Roumain demande aux médias locaux: « Est-ce qu’on doit voler pour survivre? Devenir des criminels? On n’a même pas de quoi rentrer en Roumanie! »

Gioni me confie que de nombreux ouvriers roumains, au lieu de l’argent qu’ils réclament, ont reçu des menaces et des intimidations. « Beaucoup ont peur, mais moi je ne vais pas me taire ». On se croirait sur les chantiers infernaux des stades de foot du Qatar, mais non: nous sommes bien à Berlin, en plein centre de la capitale d’un grand pays démocratique européen.

Depuis deux semaines, les forçats manifestent en petits groupes devant les entrées du Mall of Berlin. Erbaut aus Ausbeutung, « Construit par des travailleurs exploités », proclame leur banderole. Le Mall of Berlin est devenu Mall of Shame, en écho au Wall of Shame, le « Mur de la honte », qui a divisé Berlin pendant 28 ans à quelques encablures de là. En tout, les deux sous-traitants en cause dans ce scandale doivent quelque 33 000 € de salaires impayés à leur main-d’oeuvre importée. Des clopinettes, une somme presque négligeable, rapportée au milliard d’euros d’investissement qu’a englouti ce temple de Baal du consumérisme, mais un trésor inestimable pour les ouvriers bafoués. Et c’est leur dû, tout simplement. Les entreprises concernées sont aux abonnés absents depuis le début de l’affaire. Le propriétaire du Mall of Berlin se lave les mains.

Manifestation contre les salaires impayés du Mall de la Honte à Potsdamer Platz © Berliniquais
Manifestation contre les salaires impayés du Mall de la Honte à Potsdamer Platz.   © Berliniquais

Samedi 6 décembre 2014, une éclaircie, la première après des jours de brouillards givrants et de pluies verglaçantes, égaye le ciel de Berlin et redonne du courage à ses habitants transis de froid. En ce samedi ensoleillé de la Saint-Nicolas, la frénésie des achats de Noël monte d’un cran, mais pas pour tout le monde. Des milliers de Berlinois et de touristes, oublieux des protestations des migrants de Transylvanie juste devant leurs yeux, se pressent entre les devantures pour assouvir leur soif de consommation. Dans la cohue, la première grande manifestation d’environ 500 personnes, des ouvriers roumains, soutenus par des syndicalistes et des militants de gauche, passerait complètement inaperçue, si elle n’était pas escortée par un lourd dispositif policier. Le cortège fait le tour du pâté de maisons autour de Mall of Berlin, jusqu’à Potsdamer Platz. « Mall de la honte, paye tes ouvriers », scandent les manifestants. Un badaud observe le remue-ménage quelques instants, lit en diagonale le tract du syndicat FAU qu’un sympathisant vient de lui donner, avant de le jeter dans la poubelle la plus proche et de poursuivre son magasinage, indifférent à la lutte qui se joue devant lui. La scène se répète encore et encore. Qui se soucie des problèmes de quelques douzaines de maçons moustachus des Carpates, après tout?

La classe politique berlinoise a réagi avec sa médiocrité et sa pusillanimité habituelles, en la personne de Dilek Kolat, la « sénatrice » (en gros, la ministre) chargée du travail au gouvernement régional de Berlin. « Ce serait un scandale pour notre ville que des ouvriers du bâtiment ne soient pas payés après des mois de travail », s’est-elle contentée de déclarer à la télévision publique régionale RBB. Personne pour taper du poing sur la table contre ces patrons-voyous qui imposent à leurs employés des semaines de 60 heures, personne pour condamner les pratiques de ces entreprises qui importent des bagnards étrangers et les exploitent au mépris du droit du travail allemand, alors qu’il y a trois millions de chômeurs en Allemagne. Les politiciens préfèrent pourfendre à longueur de journée « les immigrés qui viennent profiter de la protection sociale en Allemagne », c’est nettement plus vendeur et ça fait les choux gras de la presse de caniveau.

À Potsdamer Platz, les manifestants s’époumonent, dans l’indifférence générale. Et les passants, plutôt que de se demander s’ils ne seront pas bientôt remplacés eux aussi par de la main-d’oeuvre corvéable à merci à 5 € de l’heure en toute illégalité, se pressent sans états d’âme dans les galeries illuminées et bariolées. Un policier désoeuvré accepte de bonne grâce de prendre en photo d’avenantes touristes d’Europe de l’est. Un jeune homme blond tend machinalement un prospectus à Gioni. L’ouvrier plisse le front, se donne du mal pour déchiffrer le message en allemand. Puis il lève les yeux au ciel et laisse échapper un rire jaune, avant de me tendre le flyer avec un profond soupir de dépit : il s’agit d’un tract publicitaire annonçant l’ouverture prochaine d’un magasin d’accessoires « design » pour smartphones et tablettes dans le Mall of Berlin.

Et vous, amis berlinois : et si, vous aussi, vous boycottiez le Mall de la honte ?

Une photo souvenir du Mall of Shame, monsieur l’agent? © Berliniquais
Une photo souvenir du Mall of Shame, monsieur l’agent? © Berliniquais