Berliniquais

Voilà l’Écosse qui se casse (ou pas)

J-1 avant le référendum d’indépendance en Écosse. S’en ira, ou s’en ira pas ? Le suspense est à son comble. Dans la matinée du vendredi 19 septembre, on saura enfin si le pays de Braveheart va mettre fin à son union avec l’Angleterre, son voisin du sud et ancien ennemi, auquel il s’est rattaché à contrecœur il y a 307 ans. Le mariage de raison entre les deux nations a certes fêté cinq fois ses noces de diamant, mais il pourrait bien se terminer par un retentissant divorce, malgré tout.

Pourquoi je vous parle de tout ça ? Je n’ai pas vraiment d’attaches personnelles avec l’Écosse, un pays que j’ai seulement découvert lors d’un séjour tout ce qu’il y a de plus touristique il y a quelques années, où j’ai sacrifié à la croisière sur les eaux noires du Loch Ness et visité tous les attrape-touristes dignes de ce nom au nord du mur d’Hadrien. Pourtant, je me passionne pour la question de cette (de moins en moins) hypothétique indépendance depuis très longtemps. Il faut dire que, bien que les médias non écossais, même (et surtout) les médias anglais, ne semblent avoir découvert l’imminence de ce référendum d’autodétermination qu’il y a un mois ou deux, le vote historique qui aura lieu jeudi est l’aboutissement d’un long processus démocratique qu’on peut résumer ainsi :

En 2007, le Parti national écossais, le SNP d’Alex Salmond, prenait le pouvoir en Écosse. C’était déjà une première, mais les nationalistes ne disposaient pas de la majorité. Lors de la campagne électorale suivante, en 2011, Alex Salmond avait promis que si le SNP obtenait la majorité au Parlement d’Édimbourg, il organiserait un référendum d’indépendance au cours de son mandat de premier ministre, donc avant 2015. « Chiche », ont répondu les électeurs écossais, à qui on ne la fait pas : ils ont réélu le SNP, cette fois avec une confortable majorité. Alex Salmond n’a pas eu d’autre solution que de tenir la promesse phare de son programme électoral… Et voilà comment, de fil en aiguille, on en est arrivé là.

Cet été, je suis allé voir de plus près ce qui se passe. Voici quelques témoignages que j’ai recueillis, à Glasgow, à Édimbourg, à Aberdeen et ailleurs dans le pays.

Elsie, à Aberdeen : « L’indépendance, c’est bon pour les esprits romantiques »

À Aberdeen, le grand port pétrolier sur la mer du Nord et troisième ville du pays, le soleil ne brille pas très souvent. Alors quand il daigne se montrer, Elsie aime à s’asseoir sur un banc face à l’interminable plage, à profiter du grand air et du bruit des vagues. Originaire du Ghana, cette sage-femme à la retraite a élu domicile dans la capitale pétrolière en 1969, et elle s’est mariée à un Anglais. Ensemble, ils ont élevé un fils qui travaille maintenant en Angleterre.

Ecosse 1 - Elsie Aberdeen
Elsie, les cheveux au vent à Aberdeen, votera « non ». © Berliniquais

« Qui va payer ma retraite, si on devient un pays indépendant ? La population écossaise est plus âgée que la moyenne britannique, et on a beaucoup de bénéficiaires des allocations sociales. Les diplômés s’en vont à Londres. Et puis, Aberdeen est une ville très chère, avec l’économie pétrolière. L’hôpital a du mal à recruter, voire à garder son personnel. Ce n’est pas l’indépendance qui va résoudre tous ces problèmes. Pour moi, c’est non », assène l’Afro-Écossaise d’un ton décidé. « L’indépendance, c’est bon pour les esprits romantiques, les gens qui ne réfléchissent pas avec leur tête. Les réserves de pétrole diminuent – et c’est avec ça qu’on est censé financer le système de santé ? Salmond n’est vraiment pas réaliste dans toutes ses promesses. Et puis la question de la monnaie n’est toujours pas réglée. À quoi ça rime, une indépendance avec la Banque d’Angleterre qui fixe nos taux d’intérêt ? »

Sophie  : « L’indépendance va remettre en question notre appartenance à l’UE »

À 22 ans, Sophie Mac Donald se consacre à plein temps à la campagne pour le « non » à l’indépendance. Titulaire d’une licence (en fait, d’un Bachelor of Science) de biologie à l’université d’Édimbourg, la jeune femme a décidé, à l’été 2013, de faire « une pause d’un an » pour s’engager totalement pour la sauvegarde de l’Union. Heureusement, elle a décroché un job dans l’organisation « Better Together », l’alliance des trois principaux partis britanniques contre le projet d’indépendance écossaise. D’ailleurs, son engagement n’a rien de surprenant, car elle est membre du Scottish Labour, le Parti travailliste d’Écosse, unioniste. « Mais quand j’étudiais encore à Édimbourg, la campagne pour le référendum avait déjà commencé. Et là, je travaillais bénévolement six heures par semaine pour Better Together ».

À Aberdeen, Sophie MacDonald travaille à plein temps pour le «non»
À Aberdeen, Sophie MacDonald travaille à plein temps pour le «non».

Son CDD avec « BT » dure jusqu’en octobre. « Je pense que l’Écosse doit rester au sein du Royaume-Uni, car il faut voir les choses en grand. En faisant partie d’un plus grand ensemble, on a tout simplement plus d’opportunités de carrière, par exemple. Je crois que l’Écosse devrait jouir d’une plus grande autonomie régionale, davantage de dévolution, par exemple nous devrions avoir plus de pouvoirs en matière de collecte de nos impôts. Je veux une autonomie accrue, oui, mais pas l’indépendance, qui va remettre en question notre appartenance à l’Union européenne ».

Derek : « Je vote « oui » pour qu’on soit enfin débarrassé des armes nucléaires »

Ecosse 3 - Derek Wildman Glasgow
Derek Wildman compte bien voter «oui»… mais pas vraiment pour que l’Écosse devienne indépendante.

Dans le brouhaha de la gare centrale de Glasgow à l’heure de pointe, Derek Wildman tient à s’exprimer en français. Sous ses allures de paisible retraité, la colère bout: Derek est très remonté contre la présence de l’arsenal atomique britannique en Écosse, notamment les sous-marins nucléaires du système baptisé « Trident », stationnés à la base de la Royal Navy à Faslane, à une cinquantaine de kilomètres à l’ouest de Glasgow. « Il y a d’abord eu le programme Polaris, qu’ils ont lancé en 1962, ensuite on a eu le système Trident. Le Royaume-Uni devrait se débarrasser de ce système de défense. Ni Harold Wilson [premier ministre de 1974 à 1976], ni Tony Blair n’ont fermé la base militaire. Ce sont nos impôts qui payent tout ça, et ça coûte des milliards. Tout ça pour quatre sous-marins qu’on n’a même pas le droit d’utiliser sans la permission des Américains. Moi, je compte fermement voter oui. Non pas parce que je souhaite vraiment que l’Écosse devienne indépendante, mais parce que si on est très nombreux à voter oui, cela obligera le gouvernement britannique à fermer la base de Faslane. C’est le seul moyen de pression dont on dispose pour forcer Londres à nous écouter. Il faut vraiment que le peuple écossais donne un grand coup de pied dans la fourmilière. Mais je ne suis pas convaincu que le « oui » gagnera ».

Jasmin et Vicky : « Londres fait de la politique pour les riches »

Sur City Square, la place de la mairie de Dundee, deux jeunes femmes profitent des frais rayons du soleil de midi. Dundee, ancien port baleinier à l’embouchure de la rivière Tay, est aujourd’hui la quatrième ville d’Écosse. « Nous sommes des yes-girls ! », s’exclament les deux amies, après m’avoir fait passablement tourner en bourrique et testé mes propres connaissances du sujet, avec un brin de malice. Elles sont étudiantes à Édimbourg et de passage dans leur ville natale. « Le débat sur l’indépendance tourne beaucoup autour de l’argent, de l’économie, de la monnaie. Pour moi, ce n’est pas ça le plus important », explique Vicky Main : « En fait, tant qu’on ne sera pas indépendant, on ne saura pas vraiment comment les choses tourneront. Mais ce qui est sûr, c’est que l’Écosse a un système éducatif plus démocratique que l’Angleterre. L’enseignement supérieur est plus accessible, moins cher. Notre société est plus solidaire, plus attentive aux droits des femmes. Nous voulons défendre cela ».

Vicky, à gauche, et Jasmin, à droite, sont des «yes-girls» et fières de l’être
Vicky, à gauche, et Jasmin, à droite, sont des «yes-girls» et fières de l’être.

Jasmin Watt fait du bénévolat à St. Catharine’s Convent of Mercy, un couvent de religieuses qui accueille les sans-abris d’Édimbourg. Elle rejette la politique de Westminster, qui s’attaque aux pauvres et a rogné les financements pour les structures caritatives comme « The Convent ». « Il y a des gens qui pensent que les indépendantistes écossais “détestent les Anglais”. Mais ce n’est pas du tout ça, en ce qui me concerne. Londres contrôle les finances et fait de la politique pour les riches. Je ne veux pas de ce type de société. Je préfère un modèle comme en Europe du Nord, par exemple. Avec de solidarité. Et tant pis s’il faut payer plus d’impôts pour cela. En Scandinavie, ça n’a pas l’air de leur poser problème ».

Carl, Angus et George, en kilt : « God save the Queen! »

Ils ont 17 ans et sont lycéens, mais ils ont le droit de participer au référendum d’autodétermination, ouvert à tout résident écossais de plus de 16 ans ayant fait la démarche de s’inscrire sur les listes électorales. Abrités de la pluie battante par une verrière, Carl Bacon, Angus Bale et George Telfer fument une cigarette devant le Grand Central Hotel de Glasgow, où ils participent au bal de fin d’année de leur lycée. Ils portent fièrement le kilt, en signe de leur scottishness (identité écossaise). Mais l’indépendance ? Très peu pour eux, merci. Il leur est même arrivé de distribuer des tracts pour la campagne du « non ». Carl Bacon : « Je vais voter « non ». J’ai grandi dans un pays qui s’appelle le Royaume-Uni, et je l’aime bien comme il est et j’ai envie de le garder ».

Carl, Angus & George - Glasgow
On peut tout à fait porter le kilt et se sentir avant tout britanniques, comme le prouvent Carl, Angus et George à Glasgow.

Angus Bale : « Moi je vote « non », parce que je suis un fan des Glasgow Rangers et que j’aime la Reine. God save the Queen! Mon père travaille dans l’armée et si l’Écosse devient indépendante, on n’aura plus besoin de son régiment et il se retrouvera sans emploi. Et ça, ce serait vraiment nul».

George Telfer : « Oui, on porte le kilt. On est écossais. Mais cela ne nous empêche pas d’être britanniques, dans un grand pays avec l’Écosse, l’Angleterre, le Pays de Galles et l’Irlande du Nord. Quoi qu’en dise Alex Salmond ».

Frances et Gordon Hill : «  Autour de nous on est contre l’indépendance »

À 45 kilomètres à l’ouest de Glasgow, sur l’embouchure de la Clyde, la ville de Helensburgh est une petite station balnéaire coquette, un lieu prisé des Glaswegiens en goguette. C’est aussi là que se situe HMNB Clyde, « la base navale de Sa Majesté sur la Clyde » – couramment appelée Faslane – , qui abrite les sous-marins nucléaires du dispositif de dissuasion baptisé « Trident ». L’arsenal déployé à Helensburgh, si près de la plus grande ville du pays, agit comme un repoussoir pour toute la gauche écossaise qui, à l’instar du retraité Derek Wildman, voit dans l’indépendance un moyen de se débarrasser de Trident. Mais à Helensburgh, la population est habituée au voisinage des sous-marins de HMNB Clyde, et voit les choses différemment. Gordon Hill : « La base militaire est là pour nous protéger. Bien sûr, il y a plein de gens qui sont contre. Il y a ce camp d’opposants à la base, qui s’est installé il y a très longtemps, plus de vingt ans. Ils veulent que le gouvernement démantèle la base, ou alors la déplacer. Mais pour la mettre où ? Ce sont des doux rêveurs. La base militaire ne bougera jamais. Ici, à Helensburgh, on vit très bien avec. Dans notre entourage, personne n’y trouve rien à redire. Vous savez, pour nous c’est une réserve d’emplois : les mécaniciens, les travaux de réparation… je crois bien que Faslane génère plusieurs milliers d’emplois dans la région. Il faut vraiment être malade pour vouloir fermer la base navale ».

Ecosse 6 - Gordon & Frances Hill - Helensburgh
À Helensburgh, Gordon et Frances Hill aiment se savoir protégés par les sous-marins nucléaires, «si jamais Poutine venait à attaquer».

Frances Hill : « On est à la retraite. C’est le gouvernement britannique qui nous permet de percevoir nos retraites. Nous sommes mieux ensemble (better together) ».

Gordon Hill : « Moi je suis prêt à parier que c’est le « non » qui va passer. Tout le monde autour de nous est contre l’indépendance. Les sondages, c’est du vent. T’inquiètes pas Frances, je te dis que le « non » va gagner ».

Chris et Sarah, à Édimbourg : « Oui à l’indépendance, pour affaiblir l’impérialisme »

Ils sont jeunes, anglais, installés en Écosse depuis deux ans à peine. Et ils ne sont même pas sûrs de rester très longtemps du côté nord du mur d’Hadrien. Mais pour ces deux militants du Socialist Workers’ Party, l’engagement en faveur de l’indépendance écossaise va de soi. « Pour affaiblir l’impérialisme », récite Chris avec ferveur. Une fois par semaine, depuis le début de la campagne, ils participent aux soirées de démarchage en porte-à-porte organisées par la section locale de la campagne Yes Scotland. La campagne pro-indépendance est dominée par le SNP, le Parti national écossais du premier ministre Alex Salmond. Mais plusieurs petits partis de la gauche écossaise soutiennent le mouvement indépendantiste, dont les Verts, ainsi que le Socialist Workers’ Party, dont la traduction la plus fidèle du nom serait « Parti marxiste ouvrier ». C’est une coalition de circonstance, afin de rompre avec la politique d’austérité du Parti conservateur de David Cameron, à Londres, et de ses alliés unionistes, les travaillistes et les libéraux-démocrates.

Ecosse 7 - Chris Newlove & Sarah Bates
À Édimbourg, avec « Sarah la marxiste » et « Chris le rouge », il flotte comme un parfum de révolution d’Octobre sur le référendum écossais.

Deux heures par semaine, armés de leurs listes d’électeurs inscrits, de registres d’adresses, de leurs convictions politiques, de leurs tracts et d’une bonne dose de patience, Sarah et Chris frappent aux portes de la rue qui leur a été attribuée pour la soirée. « Au Royaume-Uni, le discours politique et l’opinion publique sont de plus en plus à droite, de plus en plus anti-immigrés. En Écosse, il est encore possible de combattre ces tendances populistes, mais ce sera plus facile dans une Écosse indépendante », soutient Sarah Bates. Pour Chris Newlove, « les milliards d’euros que le gouvernement gaspille avec Trident pourraient être investis dans l’éducation ou la santé. Même le Financial Times a dit qu’une Écosse indépendante sera un pays riche. Mais la question est de savoir si la population pourra bénéficier de cette richesse. Avec la politique actuelle, c’est sûr que non. Mais même le programme du SNP n’est pas assez audacieux, pas assez social. Salmond veut baisser les impôts sur les sociétés, il compte trop sur les dividendes du pétrole. Nous sommes pour l’indépendance écossaise, mais certainement contre la politique d’Alex Salmond ».

Grace et Gisèle, à Glasgow : « Nous les Africains, nous allons beaucoup souffrir »

Dans leur minuscule salon de coiffure afro au fond d’une petite galerie marchande glauque du centre de Glasgow, les clientes se font attendre. Qu’à cela ne tienne, Grace et Gisèle tuent le temps en échangeant quelques ragots. Fuyant les insupportables relents de gras et de friture qui empoisonnent l’atmosphère confinée du centre commercial, je me réfugie dans leur petit salon de beauté. Quel bonheur, cette odeur de produits capillaires ! Grace Oshaku vient du Nigeria, elle vit à Glasgow depuis 7 ans. Elle n’a pas encore la nationalité britannique, mais en tant que citoyenne d’un pays du Commonwealth, elle a le droit de prendre part au référendum. « Je voterai pour l’indépendance. Si l’Écosse peut se gouverner elle-même, alors elle doit saisir sa chance ».

À Glasgow, Grace est convaincue que l’indépendance est une solution contre le chômage. Son amie Gisèle est de l’avis contraire
À Glasgow, Grace est convaincue que l’indépendance est une solution contre le chômage. Son amie (et patronne) Gisèle est de l’avis contraire.

Gisèle est congolaise. Elle vit en Écosse depuis dix ans, et est naturalisée britannique. Pour elle, l’indépendance écossaise, c’est hors de question. Elle s’explique dans un curieux franglais, hésitant mais déterminé. « Je voterai « non ». Il y a beaucoup d’injustices ici en “Scotland” qu’il n’y a pas en “England”. Si les indépendantistes gagnent, nous les Africains, nous allons beaucoup souffrir. Dans ce cas, je préfère carrément déménager en “England”. Il y a beaucoup de discriminations au travail, dans les transports, dans le logement. Ici à Glasgow il n’y a pas beaucoup de boulot. Les chômeurs, ils me disent des choses comme “go back to your jungle”. L’indépendance écossaise, ça ne m’intéresse pas. »

Gisèle dans son salon de coiffure à Glasgow. Elle a dû «batailler ferme» pour l’ouvrir.
Gisèle dans son salon de coiffure à Glasgow. Elle a dû «batailler ferme» pour l’ouvrir.

Sarah Patterson, à Glasgow : « Je ne veux pas faire partie d’un Royaume-Uni gouverné par l’UKIP »

Sarah est originaire d’Aberdeen, mais c’est à Glasgow qu’elle gère un restaurant. La jeune femme a grandi à Jersey et en Nouvelle-Zélande, avant de regagner son pays natal il y a sept ans. « Je suis pour l’indépendance. Pour moi, ça n’a aucun sens que nous n’ayons pas le droit de gouverner notre propre pays. Bien sûr, nous avons un Parlement régional à Édimbourg, mais c’est Westminster qui prend toutes les décisions importantes. Et Westminster ne s’intéresse réellement qu’à ce qui se passe à Londres et dans le sud de l’Angleterre. L’Écosse, et même le nord de l’Angleterre, ça ils s’en fichent. Pendant longtemps, les sondages donnaient le « non » largement gagnant. Mais maintenant, c’est serré. J’ai toujours cru que c’était possible. Les gens voient ce qui se passe en Angleterre : les Anglais votent de plus en plus pour UKIP [le Parti populiste europhobe arrivé premier aux dernières élections européennes]. C’est complètement ridicule que les gens votent en masse ce genre de parti politique. Ça montre bien que politiquement, les Anglais et les Écossais n’aspirent pas à la même chose. Je ne veux pas faire partie d’un Royaume-Uni qui sera peut-être gouverné un jour par UKIP ».

Dans le parc de Kelvingrove, à Glasgow, Sarah Patterson critique le populisme et l’europhobie des Anglais.
Dans le parc de Kelvingrove, à Glasgow, Sarah Patterson critique le populisme et l’europhobie des Anglais.


Martiniquais, Guadeloupéens, Guyanais : Mondoblog 2014 a besoin de vous !

Cher ami antillais,

Que tu sois de la Martinique ou de la Guadeloupe, c’est à toi que je parle sur ce ton cavalier fraternel. Oui, toi. Et à toi aussi, ami guyanais, bien que tu ne sois pas antillais à proprement parler et que tu sois peut-être un tantinet chatouilleux sur cette épineuse question identitaire. (Entends-tu le bruit imperceptible des oeufs qui menacent dangereusement de craquer sous mes pieds prudents et mal assurés?) Bref, ne nous égarons pas. Un jour, peut-être, nous réglerons ce malentendu, mais pas aujourd’hui.

We Need You For RFI MondoblogLa grande famille RFI Mondoblog recrute de nouveaux membres pour la prochaine saison. Et c’est maintenant que ça se passe ! Mondoblog, est-il vraiment nécessaire de le rappeler, c’est depuis 2010 la plus grande plateforme de blogs francophones dans le monde. Nous sommes quelques centaines, aujourd’hui 350 selon les chiffres sanctionnés par les Grands Chefs, à bloguer dans la langue de Molière, et approximations plus ou moins réussies, aux quatre coins de notre planète résolument sphérique. On y retrouve tous les profils, toutes les origines, et tous les sujets, abordés librement dans le style propre à chaque auteur. C’est vraiment un projet captivant. Mais qui sommes-nous? Voici un petit aperçu :

Daye, étudiant guinéen installé à Montréal, affectionne particulièrement la politique internationale. Ceux qui l’ont rencontré voient d’ailleurs en lui un futur Obama (et certains prennent ça pour un compliment, mais là n’est pas la question). Jule, jeune diplômée d’école de commerce originaire du sud de la France, se destine à une carrière d’écrivain et nous esquisse au fil de ses billets le portrait d’un Berlin très littéraire, très personnel, mais où chacun(e) se reconnaît malgré tout. Serge, ah, Serge… plus prolifique que Balzac, plus éclectique que Goethe, plus humaniste qu’Érasme, notre universitaire congolais du Nordeste brésilien est l’éminence grise de Mondoblog. Il y a Babeth, Abidjanaise à la repartie redoutable, dont les « Humeurs Nègres » dissèquent les travers de la société ivoirienne avec une plume assassine, mais si tendre dans le fond. Stéphane le Mauricien est un globe-trotteur : après Madagascar puis la Réunion, il a posé ses valises au Népal et livre son regard sur la vie culturelle à Katmandou. C’est grâce à lui qu’Isabelle, journaliste réunionnaise, a rejoint les Mondoblogueurs l’an dernier. Elle « montre les bras » de l’île intense sous de multiples facettes : culture, gastronomie, activité volcanique au Piton de la Fournaise, quelques portraits saisissants. Un régal. David, lui, est un Togolais qui enseigne le marketing à Bamako et écrit des romans. Son « pleurer-rire » africain est d’une très grande qualité littéraire, mais pas seulement. Ahlem, la Casaouie, croque un Maroc à la fois réel et imaginaire dans ses Folles Histoires improbables et burlesques, tandis que Marine, elle, son truc c’est le dessin. Johnny est un rescapé de l’affreuse guerre civile qui continue d’ensanglanter la Centrafrique. Il continue de parler de son pays depuis Paris où il a trouvé refuge grâce aux journalistes de RFI. Exilé d’un autre genre, Arthur est un trentenaire français sur l’île Christmas, minuscule dépendance australienne perdue au milieu de l’océan Indien, un « paradis » tropical tout relatif où les crabes, omniprésents, sont encore plus nombreux que les Dacia Duster sur les routes de Martinique (c’est dire!). Mais il y a aussi des Belges, des Camerounais et des Camerounaises en très grand nombre, des Béninois, des Tunisiennes, une flopée d’Ivoiriens (presque aussi nombreux que les crabes de l’Île Christmas), des Basques, des Maliens, des Comoriens, des Canadiens, des Sénégalais, des Haïtiens, des Tchadiens… et des centaines d’autres, que je ne parviendrai pas à présenter individuellement, même si ce n’est pas l’envie qui manque.

Les Mondoblogueurs à Grand-Bassam près d'Abidjan en mai 2014. Photo: Arthur Floret
Les Mondoblogueurs à Grand-Bassam près d’Abidjan en mai 2014. Photo: Arthur Floret

Et la communauté antillo-guyanaise dans tout ça ? Eh bien elle est réduite à la portion congrue. Pour l’instant, nous sommes seulement trois : à part moi, il y a Mylène, qui partage depuis Pointe-à-Pitre sa passion pour la Caraïbe, sa culture, sa politique, son économie, et Axelle, qui, à cheval sur Haïti, la Guadeloupe et la métropole, porte haut les couleurs de son Petit-Canal natal. Certes, la qualité est au rendez-vous, bien évidemment (hum, hum), mais c’est bien maigre. Et on dirait que les choses ne risquent pas de s’arranger.

Depuis un mois, le recrutement des 150 nouveaux blogueurs bat son plein. Alors que j’aide à sélectionner les candidats, je n’ai encore vu aucun Antillais, aucun Guyanais pointer son nez. Pourtant, nous avons tous à gagner à accueillir plus d’Antillais (et peut-être enfin notre premier Guyanais?) au sein de la famille Mondoblog : ceux d’entre nous qui ont une passion pour l’écriture, le dessin ou la vidéo trouveront sur cette plateforme un public attentif sur tous les continents, avide de notre regard sur les Antilles, sur la Guyane ou sur n’importe quel sujet de notre choix.

Et puis, Mondoblog, disons-le, c’est plus qu’une simple communauté en ligne : à force de se lire, on finit par se connaître virtuellement et par s’apprécier à distance, et puis une fois par an, on se rencontre quelque part en Afrique, généreusement invités par Radio France Internationale pour une semaine de formation au journalisme en ligne avec de grosses pointures de RFI, France 24, Reporters sans frontières et bien d’autres. J’ai découvert Dakar l’an dernier et Abidjan cette année. Et surtout, j’ai rencontré des gens formidables, inoubliables, que je n’ai quittés qu’à regret.

Grégoire de Reporters sans Frontière anime un atelier - Mondoblog Abidjan 2014 - Photo: Berliniquais
Grégoire Pouget de Reporters sans frontières anime un atelier de sécurité informatique, Manon Mella de RFI le couve du regard – Mondoblog Abidjan 2014 – Photo: Berliniquais

Pour Mondoblog 2014, le recrutement est ouvert jusqu’à ce dimanche, 10 août. Plus que deux jours ! Oui, je reconnais que c’est court et que j’ai lancé cet appel un peu tard. Mais, ami martiniquais(e), ami(e) guadeloupéen(ne), ami(e) guyanais(e), si tu hésitais jusqu’ici à créer ton blog, ta plate-forme pour t’exprimer, c’est le moment. Si tu as la fibre numérique et l’envie de t’exprimer, remplir ce formulaire d’inscription, et écrire un petit texte d’une longueur limitée à 4 500 signes, soit une page Word en Times New Roman taille 12, c’est vraiment anecdotique. Deux heures suffisent à peine – avec un peu d’inspiration (et de talent). Un investissement ridicule, au regard de la récompense à la clé.

Ami martiniquais, ami guyanais, ami guadeloupéen, n’attends plus : empare-toi hic et nunc de ton clavier, de ta vieille Remington, de ta plume d’oie ou de ta tablette d’argile, et envoie-nous ta candidature. Tu ne le regretteras pas.

De toute façon, dehors, dehors il fait trop chaud, il y a des moustiques et le chikungunya.

Amitiés,

Berliniquais

N’hésite pas à m’écrire à l’adresse berliniquais@gmail.com pour tout conseil concernant ta candidature. Je tâcherai de répondre au plus vite

Abou et Cléa bossent dur sur la plage de Grand Bassam - Mondoblog Abidjan 2014 - Photo: Berliniquais
Abou (blogueur ivoirien) et Cléa (de Reporters sans frontières) bossent d’arrache-pied sur la plage de Grand-Bassam lors de la formation Mondoblog Abidjan 2014 – Photo: Berliniquais


Boko Haram, les esclaves et la Calebasse parlante

« Article 44. – Déclarons les esclaves être meubles, et comme tels entrer en la communauté, n’avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers sans préciput ni droit d’aînesse, ni être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni aux retranchements des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort ou testamentaire. »
Le Code noir, 1685-1848.

Il y a plusieurs semaines, à la mi-avril, un détachement de soudards de la secte crapulo-islamiste Boko Haram commettait un nouveau crime insensé dans leur territoire de prédilection au nord du Nigeria, une région habituée de longue date à leurs attaques sanglantes, plus régulières encore que les bourrasques arides et poussiéreuses de l’harmattan pendant la saison sèche. Mais cette fois, au lieu de de piller, de saccager, de torturer et d’un sang impur abreuver leurs sillons comme de routine au nom de leur « foi », ils kidnappèrent, par centaines, des élèves d’un internat de jeunes filles. Quelques semaines plus tard, ils annonçaient leur intention d’« épouser » leurs juvéniles captives, ou alors peut-être de les réduire en esclavage, ce qui dans le fond revient à peu près au même.

#BringBackOurGirls © Gwendolen sur Flickr
#BringBackOurGirls             © Gwendolen sur Flickr

Alors, l’inconcevable se produisit : au lieu de se contrefoutre éperdument des malheurs des Nigérians comme à l’accoutumée, le reste du monde s’émut du sort des jeunes disparues et fit cause commune avec leurs parents angoissés.

#BringBackOurGirls, s’époumonèrent, scandèrent, hashtaguèrent, retweetèrent, likèrent ou placardèrent des milliers de quidams ou de célébrités de par le monde, depuis les salons lambrissés de la Maison Blanche jusques aux ruelles défoncées de Bamako (même si dans ces dernières le Mondoblogueur David Kpelly a cru déceler plus qu’une pointe d’hypocrisie, mais ne nous éparpillons pas). Le monde entier, à l’unisson, fit savoir son écœurement et son indignation face à ce nouveau crime abject des nihilistes de Boko Haram. Ou plutôt…

Le monde entier ? À l’unisson ? Pas tout à fait, car quelque part en France, un ancien ministre aux joues bien rondes et aux idées creuses, comme une belle calebasse évidée avec soin, laissa éclater publiquement sa satisfaction à contre-courant de la vague de solidarité internationale et n’hésita pas à exploiter le rapt, décidément bien opportun, pour réaliser un hypothétique gain politique.

« L’enlèvement par secte Boko Haram rappelle que l’Afrique n’a pas attendu l’Occident pour pratiquer l’esclavage #Déculpabilisation », jubila sans retenue le député de la 11e circonscription des Français de l’étranger sur Twitter.

Puis, dans un communiqué, Thierry Mariani précisa son propos, pour les difficiles de la comprenette :

« Ma réaction sur Twitter est simplement le rappel d’une vérité historique. En effet, l’esclavage en Afrique est une pratique qui remonte bien avant l’arrivée des Occidentaux. »

Ah, la belle âme chevaleresque que voilà. Pérorer avec un tel aplomb sur des « vérités historiques » hors sujet depuis son fauteuil en velours capitonné pour marquer des points sur le dos de ces centaines de jeunes filles séquestrées au fin fond de la forêt par une meute de cinglés incultes et fanatiques, c’est le summum de la compassion. L’élégance, le raffinement, la pudeur sont après tout des valeurs bien françaises, pourrait se gargariser notre Calebasse cravatée, chantre des questions d’identité nationale chères à son mouvement de la Droite populaire.

Une calebasse des Caraïbes, ronde, lisse, et toxique. © Damien Boilley Flickr
Une calebasse des Caraïbes, ronde, lisse, et hautement toxique. Décidément, le parallèle est saisissant. © Damien Boilley sur Flickr

Passons outre, par ailleurs, cette péremptoire leçon d’histoire africaine de la part d’une groupie d’un certain président français qui, pour sa part, attendait toujours, en 2007, l’entrée du continent et de « l’homme africain » dans l’histoire… Ce qui m’interpelle, c’est cet empressement du politicard à « déculpabiliser ». Et puis d’abord, à déculpabiliser qui, au juste ? Les « Occidentaux », dit-il. Mais lesquels ? Ceux d’aujourd’hui ? Ceux d’il y a 200 ans ? La civilisation occidentale dans son ensemble et dans sa continuité depuis Christophe Colomb et Pierre Belain d’Esnambuc jusqu’à son tweet du 7 mai ?

Il est absurde et futile de vouloir attribuer une quelconque culpabilité aux Européens de 2014 (même quand ils s’appellent Thierry Mariani et sont capables de réduire toute l’Afrique aux va-nu-pieds sanguinaires de Boko Haram) pour les crimes esclavagistes commis jusqu’au milieu du XIXe siècle par une infime poignée de leurs ancêtres. Les vrais coupables, eux, les négriers d’antan, sont morts de leur belle mort il y a des lustres. Sont-ce eux que l’ancien ministre souhaite absoudre à titre posthume, en raison de l’enlèvement des lycéennes de Chibok et des velléités esclavagistes de leurs ravisseurs ? De là à le penser, il n’y a qu’un tout petit pas. Moins que ça : tout au plus une légère flexion des orteils. Que dis-je ? Un imperceptible frémissement de la voûte plantaire suffit amplement. « Cessez donc de nous bassiner avec vos vieilles histoires d’esclavage, les Noirs, puisque vos ancêtres ont fait pareil avant “nous” et ne valent pas mieux que Boko Haram, et “déculpabilisons” une bonne fois pour toutes feu les esclavagistes coloniaux, paix à leur âme », est le message porté sans complexe par le député à la morale plus élastique que la sève de l’hévéa congolais (celui que le colonisateur belge exploita avec un humanisme sans égal).

Rond, lisse et toxique : Thierry Mariani en 2011. © Cmburns Wikimedia Commons
Rond, lisse et toxique : Thierry Mariani en 2011.  © Cmburns sur Wikimedia Commons

Raisonnement imparable ! Net et sans bavure ! Nous sommes tous plus ou moins des ordures et donc les fautes commises par les uns absolvent automatiquement les péchés des autres. Votre famille est fan du Führer de génération en génération, votre arrière-grand-oncle collabo a fini maton à Bergen-Belsen et du coup vous n’êtes jamais convié à la fête des voisins ? Déculpabilisez enfin : l’Europe n’a pas attendu les nazis pour inventer l’antisémitisme, les pogroms anti-juifs, ni même les camps de concentration, un concept que nous ont légué les Britanniques en Afrique du Sud. Et toc. Vous êtes Hutu et avez eu la main lourde avec la machette il y a vingt ans au pays des Mille collines ? Ne vous mettez plus martel en tête : d’autres ont commis des génocides aux quatre coins de la planète, bien avant que votre grand-père ne soit de ce monde. Vous avez des tendances pédophiles et votre idole s’appelle Marc Dutroux ? Ne soyez plus accablé de remords : tous ces faits divers sordides dont nous abreuvent les médias au quotidien sont là pour nous rappeler que beaucoup d’enfants (le terme consacré est « mineurs » ou tout simplement « jeunes »), loin d’être de petits anges innocents, sont des criminels accomplis, qui terrorisent leurs professeurs, leurs camarades de classe, et les petites mamies qui votent FN. La liste des déculpabilisables est bien longue…

Attention, ceci n’est pas un nègre. © Amber & Eric Davila sur Flickr
Attention, ceci n’est pas un nègre. © Amber & Eric Davila sur Flickr

Mais on me susurre que l’intention de Thierry Mariani n’était pas de prôner l’amnistie générale pour les nazis, les génocidaires et les pédophiles, mais « seulement » de s’attaquer à peu de frais à la commémoration de l’esclavage en France, grâce aux crimes bien commodes de Boko Haram, son allié de circonstance. Puisque l’Afrique a toujours été esclavagiste, alors oublions que la France a attendu jusqu’en 1848 pour abolir un texte de loi donnant à ses nègres le statut de « meubles » (des meubles qu’il convenait néanmoins de baptiser dans la religion « catholique, apostolique et romaine », contrairement à votre étagère Expedit, à votre lit Malm et à votre fauteuil Poäng). Toujours la même rengaine des amnésiques et des apologistes du colonialisme. On connaît la chanson. On connaît le karaoké, comme l’a dit Christiane Taubira face aux chœurs des aboyeurs du camp de Mariani qui, devant un aréopage de ministres qui ne chantent pas la Marseillaise, ont choisi de s’en prendre, comme par hasard, à la seule noire du groupe.

Mais, Monsieur Mariani, savez-vous que point n’est besoin de réhabiliter les négriers coloniaux si chers à vos yeux ? Et pour cause : après l’abolition de l’esclavage, aucun négociant, aucun propriétaire d’esclaves n’a été condamné pour ses méfaits, ni de son vivant, ni post mortem, ni même de façon symbolique. Bien au contraire : ils ont tous été généreusement indemnisés par la France, mais aussi par la Grande-Bretagne, pour le « préjudice » qu’ils ont subi, parce qu’on les a dépossédés de leur « mobilier », de leur cheptel, voyez-vous, comme un éleveur du Vercors se fait rembourser par tête de bétail après une attaque du loup sur son troupeau de brebis. (Les nègres affranchis, eux, n’ont pas eu droit à un kopeck de dédommagement pour leurs années de calvaire et de servitude, cherchez l’erreur.)

Donc juridiquement, les colons et les négriers du temps jadis, que vous vous évertuez à déculpabiliser, loin d’être coupables, loin d’être des criminels, sont des victimes, Monsieur Mariani, d’innocentes victimes du « droit-de-l’hommisme » et de la « bien-pensance » que vous pourfendez avec une admirable constance, des victimes légalement reconnues de l’égalitarisme et des idéaux républicains que vous et vos acolytes du FN et de la droite populiste foulez aux pieds sans vergogne à longueur de journée : réjouissez-vous !

Allez, cela vaut bien un petit tweet à la santé de Boko Haram, n’est-ce pas ?

Ce 22 mai, la Martinique commémore comme chaque année l’abolition de l’esclavage.


Les multiples vies d’un ancien soldat est-allemand

Roland Egersdörfer dans son bureau le 30 avril 2014.
Roland Egersdörfer dans son bureau le 30 avril 2014. ©Berliniquais

Je me rappelle très bien la première impression que m’a faite Roland quand je l’ai rencontré au journal. Chaussé de ses éternelles sandales de rando kaki qui laissaient paraître à leurs ouvertures ses non moins inséparables chaussettes noires, il assumait, avec une parfaite décontraction, le cliché de l’Allemand provincial d’un certain âge qui n’a que faire des canons de l’élégance pourvu qu’il soit à l’aise dans ses pompes, au sens littéral. Il se met à son aise, et autour de lui on se sent rapidement à l’aise : il est l’un de ces gars sympathiques avec qui le courant passe facilement, même quand on a toutes les peines du monde à comprendre son fort accent brandebourgeois à débiter à la hache lorsqu’il marmonne dans sa moustache. Roland est caméraman pour l’équipe vidéo de la Märkische Oderzeitung, le journal de Francfort-sur-l’Oder et de toute la région du Brandebourg oriental, le long de la frontière avec la Pologne, et ses collègues jugent qu’il fait du sacrément bon boulot. Il se raconte d’autres choses sur lui, notamment qu’il a eu un destin singulier : à l’époque de la RDA, Roland a fait son service militaire en tant que gardien du Mur de Berlin. Bien que je le connaisse à peine, j’ai décidé de l’aborder et de l’interroger, tout simplement..

Quel âge lui donner ? Difficile à dire au premier abord. Roland a la voix presque chevrotante d’un vieux monsieur, d’un papy gâteau qui a pris sa retraite voilà une paire de décennies, et sa diction indistincte, brouillonne, presque bougonne, n’arrange guère les choses. Son allure est nettement plus jeune que cette étrange voix de vieillard, et son visage est celui d’un quinquagénaire encore en pleine forme. Quant à ses yeux, derrière leurs verres fumés, ils pétillent d’une étonnante jeunesse. Cela m’a donc étonné d’apprendre qu’il fêtera ses 60 ans le mois prochain. Il pourrait en avoir vingt de moins, ou dix de plus. Roland Egersdörfer est né en juin 1954 à Angermünde, une petite ville à mi-chemin entre Berlin et la côte baltique. Deux ans plus tard, sa famille s’installait à Francfort-sur-l’Oder, à la frontière avec la Pologne : une ville qu’il n’a jamais quittée durablement, sauf à une époque déterminante de sa vie.

« La Lune m’était plus accessible que la première rue devant moi à Berlin-Ouest »

Roland Egersdörfer dans l’armée est-allemande en 1974
Roland Egersdörfer dans l’armée est-allemande en 1974 © Roland Egersdörfer

De 1974 à 1976, Roland est enrégimenté à Berlin pour effectuer son service militaire obligatoire, d’une durée de deux ans et demi : ça ne rigole pas de ce côté-ci du Rideau de fer. D’ailleurs, il est précisément affecté à la surveillance de cette redoutable frontière, la plus étanche d’Europe, la plus meurtrière aussi : le Mur de Berlin. Cette affectation est un pur hasard. Six mois d’entraînement seront suivis de deux ans au Grenzregiment 33. Roland est en poste à Bernauer Strasse, où se trouve aujourd’hui le principal mémorial du Mur. « C’était affreusement ennuyeux », se souvient-il aujourd’hui. « Des heures et des heures perché sur un mirador, à observer les deux murs parallèles et le no man’s land entre les deux. Et puis les rues et quelques immeubles, côté est et côté ouest. Il ne se passait jamais rien. » Dans le jargon mensonger du Parti unique, le Mur, érigé dans l’urgence en août 1961 pour enrayer l’hémorragie de citoyens est-allemands vers les lumières de l’ouest, est officiellement désigné sous le vocable martial d’antifaschistischer Schutzwall, la « barrière de protection » contre les « fascistes » occidentaux.

« Je n’ai pas mis longtemps à comprendre que tout ça, c’était des craques. Ce Mur ne nous “protégeait” d’aucun ennemi, car les gens de l’Ouest pouvaient le franchir sans trop de problèmes, beaucoup plus facilement que nous, en RDA. C’était nous qui étions enfermés, pas ceux d’en face. Je me suis dit que bien que l’Ouest ne soit qu’à 6 ou 7 mètres de mon poste de surveillance, je ne pourrais jamais y aller. Ce serait plus facile d’atteindre la Lune. Pour moi, la Lune était plus accessible que la première rue devant moi à Berlin-Ouest ».

Quinze ans après la construction de cette double structure de 160 kilomètres de long, surveillée par des milliers de soldats, les Allemands de l’Est avaient fini par comprendre que les tentatives de défection étaient beaucoup trop dangereuses à Berlin, et les risque-tout prêts à l’évasion à cet endroit se faisaient très rares. Mais parfois, il arrivait que l’un ou l’autre événement troublât l’assommante monotonie du quotidien des gardiens du Mur.

Roland se fait taiseux sur son emprisonnement à Hohenschönhausen, la geôle de la Stasi de sinistre mémoire, là où la redoutable police secrète s’occupait des prisonniers politiques avec une sollicitude toute particulière. Il m’avoue avoir été interné « une dizaine de jours » pour avoir laissé s’échapper un Berlinois qui avait pris tous les risques du monde au cœur de la nuit pour franchir la frontière en rampant le long des rails électrifiés de la ligne S-Bahn au-dessus du canal, près de Hauptbahnhof, l’actuelle gare centrale du Berlin réunifié. Mais il se raconte aujourd’hui que Roland a été incarcéré bien plus longtemps, au moins deux ans, pour avoir désobéi à la consigne qui imposait aux soldats du Mur d’abattre immédiatement tout fuyard. Hélas, discret sur ces épisodes, par pudeur probablement, et sans doute fatigué de raconter les mêmes histoires depuis 25 ans, il ne m’en dira rien. La BBC, la télévision russe, la télévision catalane, les chaînes allemandes, des historiens américains : depuis 1989, tout le monde s’arrache les récits et les anecdotes de Roland Egersdörfer, l’humble héros de Francfort-sur-l’Oder. J’arrive un peu tard.

1993 : Roland Egersdörfer pilote un hélicoptère de la police aux frontières. © Roland Egersdörfer
1993 : Roland Egersdörfer pilote un hélicoptère de la police aux frontières. © Roland Egersdörfer

Libéré de prison et rendu à la vie civile, Roland s’inventera carreleur, avant de parvenir à rejoindre la police ferroviaire est-allemande. C’est là que la réunification allemande le rattrape. L’unification des corps de police des deux Allemagne lui permet de se retrouver en poste une nouvelle fois à la frontière. Mais cette fois, plus de miradors déshumanisés et plus d’ordre de tirer pour tuer : il est chargé de la surveillance de la frontière avec la Pologne, en cette époque d’avant Schengen où Francfort était le dernier avant-poste oriental de l’UE. Roland pilote des hélicoptères, traque les clandestins et les trafiquants, avant de se lasser de la police et d’apprendre un nouveau métier, celui de caméraman. En 2001, un ami le persuade de rejoindre Frankfurter Fernseher, la chaîne de télé de la ville. Le canal local n’existe plus depuis belle lurette, mais Roland est resté journaliste caméraman, aujourd’hui à la Märkische Oderzeitung, où il forme une équipe de choc avec un jeune collègue de 24 ans à peine, qui n’a jamais connu le Mur.

« Cette frontière, je la ressens toujours »

Aujourd’hui, Berlin est la capitale réunifiée d’une Allemagne unie au centre d’une Europe où les frontières ont été abolies. Mais pour Roland, ce n’est pas si simple. L’infranchissable structure de béton armé a laissé sa marque, une invisible cicatrice qui démange l’ancien soldat comme le membre fantôme d’un amputé fourmille encore des années après l’ablation. « La première fois que je suis allé à l’Ouest, c’était deux semaines après l’ouverture du Mur, il y a 25 ans. Mais cette frontière, encore aujourd’hui, je la ressens toujours : chaque mètre de trottoir sur la Bernauer Strasse, et puis le basculement soudain de l’Est à l’Ouest, vers ces rues que je scrutais autrefois pendant des heures et des heures depuis mon point d’observation, sans aucun espoir d’y mettre un jour les pieds… pour moi ce ne sera jamais un endroit comme un autre ».

Roland Egersdörfer filme une danseuse sur le toit de la "Tour de l’Oder" à Frankfurt le 12 mars 2014
Roland Egersdörfer filme une danseuse sur le toit de la « Tour de l’Oder » à Frankfurt le 12 mars 2014. © Berliniquais


Aux bonheurs de Frankfurt (1)

„Worauf ich mich heute freue“, c’est la petite rubrique quotidienne pour laquelle j’arpente au petit bonheur le centre-ville de Francfort-sur-l’Oder (*), nez au vent, appareil photo en bandoulière, calepin et stylo en poche. En langage chrétien, cet intitulé sibyllin signifie à peu près «Ce qui me fait plaisir aujourd’hui» ou «Pourquoi je suis content aujourd’hui».

Yvonne se réjouit de ses retrouvailles avec sa fille à Berlin.
Yvonne se réjouit de ses retrouvailles avec sa fille à Berlin.

Tout est dit dans l’énoncé : il s’agit d’aller vaillamment à la rencontre de parfaits inconnus dans la rue, de les aborder, de les apprivoiser voire de les charmer, de les photographier, de leur faire avouer à l’indiscret journaliste qui les presse de questions leur nom, leur prénom, leur âge, leur lieu de résidence, et surtout, bien entendu, de les prier de révéler leur(s) motif(s) de satisfaction de la journée, en quelques phrases bien amenées. Rien que ça. Le tout sera retranscrit en bon allemand par leur mystérieux interlocuteur qui prétend travailler pour le journal local malgré sa grammaire calamiteuse et son fort accent qui est tout sauf du cru, puis imprimé dans le journal du lendemain. Et voilà. Un quidam de plus aura droit à son portrait dans le canard de la ville, assorti d’un petit encart de 70 mots où il annonce urbi et orbi… (enfin, surtout urbi tout de même, parce que vous seriez bien en peine de mettre la main sur le Frankfurter Stadtbote à plus de trois lieues du clocher de la Marienkirche, donc pour orbi c’est vraiment pas gagné. Mais reprenons notre propos.) Le quidam, disions-nous donc, annonce urbi et orbi qu’il tressaille d’allégresse à l’idée d’aller prendre un café avec sa cousine Dagmar avant de griller quelques saucisses avec son voisin Hildebrand. Merveille du journalisme local !

Trois jours par semaine, c’est moi qui m’y colle. Armé du Reflex de la Lokalredaktion, un sacré bestiau à plusieurs milliers d’euros qui me fait pâlir de jalousie, et muni d’un exemplaire du Stadtbote à la page «Pourquoi je suis vachement content» pour convaincre les récalcitrants, je quitte les bureaux du journal, le coeur serré et plein d’appréhension, les jambes lourdes, mais l’oeil déjà à l’affut. Combien de «nein, Danke» essuierai-je aujourd’hui avant de dénicher la perle rare ? Deux ? Cinq ? Dix-huit ? Quarante-douze ? Faire la Freude (la «joie») du jour, c’est une mission mi-figue mi-raisin, un boulot ingrat mais qui réserve parfois de belles surprises, le privilège suprême des stagiaires et des apprentis au journal. J’adore et je déteste. Je me réjouis des rencontres à venir et redoute de rentrer bredouille. Je me délecte de la promenade dans les rues de Francfort tout autant que je crains la lassitude des refus répétés.

Jusqu’à présent, il y a toujours eu un happy end : je n’ai pas encore dû rentrer à la rédac’ les mains vides, même si parfois je suis passé à deux doigts du désastre et qu’il m’est arrivé plus d’une fois d’avoir envie de tout balancer dans l’Oder et de sauter dans le premier train pour Berlin (ou inversement). Et lentement mais sûrement, ma collection de sourires rencontrés au détour d’une aire de jeu ou d’un marché en plein air, de visages radieux et de petits bonheurs insignifiants s’étoffe. Il était temps de rendre hommage à ces bonnes gens de Frankfurt-an-der-Oder qui non seulement répandent courageusement un peu de joie dans leur ville aux dépens de leur anonymat, mais en plus, me tirent invariablement du pétrin !

Silvia et Uwe

Il faisait beau quand j’ai croisé Silvia et Uwe : c’était l’une des premières belles journées de printemps. Ils souriaient, et je suis venu à leur rencontre. Bien m’en a pris. C’était ma première Freude, et j’en avais déjà plein les bottes. Combien de refus avais-je déjà essuyés ? Quatre ? Huit ? Pas beaucoup plus, certes, mais c’était assez pour ébranler le peu de confiance que j’avais eu en quittant la rédaction.

Silvia et Uwe, devant la mairie de Francfort, se réjouissent de la visite de leurs enfants.
Silvia et Uwe, rencontrés devant l’hôtel de ville de Francfort, se réjouissent de la visite de leurs enfants.

Ils ont à peine la cinquantaine, et déjà trois enfants étudiants qui ont pris leur envol loin du cocon familial. Mais aujourd’hui, c’est vendredi. Silvia et Uwe se réjouissent de la visite de leurs enfants pour le week-end. Ils iront pique-niquer ensemble, et peut-être même faire un tour à la plage à Helenesee, le grand lac qui fait le bonheur des habitants de la région. Et ce sympathique couple de Frankfurtois pur jus a fait mon bonheur à moi, c’est sûr. Merci, Uwe et Silvia !

Alina et sa grand-mère

Quand j’ai demandé sans façon à la dame assise sur un banc si elle souhaitait figurer dans le journal pour la Freude du lendemain, elle a eu un instant d’hésitation et son front s’est plissé. La chose semblait mal engagée, et j’avais déjà une bonne quinzaine de tentatives infructueuses derrière moi. Allais-je devoir me jeter à ses pieds et la supplier de dire oui tout en essuyant mes sanglots dans ses chaussettes de contention? Soudain, une petite fille qui jouait à proximité s’est précipitée vers nous. « Moi ! Moi ! Moi ! Je peux être dans le journal, Mamie?»

Alina, 9 ans, se réjouit de pouvoir jouer dans le jardin de son camarade de classe après l’école et ne compte pas faire ses devoirs.
Alina, 9 ans, se réjouit de pouvoir jouer dans le jardin chez son camarade de classe après l’école et ne compte pas faire ses devoirs.

Alina est au cours élémentaire, et après l’école elle ira au karaté sans grand enthousiasme. Mais elle a hâte d’aller faire de la balançoire et du trampoline chez un camarade de classe. Et un certain jour d’avril 2014, elle a mis fin à un interminable calvaire que je subissais depuis deux heures. Merci Alina !

Adriano

J’ai rencontré Adriano entre une douzaine de chameaux des steppes asiatiques, deux lamas, des chèvres africaines, d’ombrageux purs-sangs de race frisonne et un poney à peine plus haut qu’un labrador. Et il faisait un froid de canard. Contrairement à ce qu’il y paraît, Adriano n’est pas matelot sur l’arche de Noé, mais dresseur dans un cirque. Nuance. Il a 24 ans, il a grandi avec le cirque, à sillonner les routes du nord de l’Allemagne, du Danemark et des Pays-Bas, et s’est spécialisé dans le dressage des chameaux option chevaux frisons, comme d’autres de son âge passaient un bac S spécialité SVT.

En fait, je ne sais pas de quoi se réjouit Adriano. Mais dans le fond ce n’est pas très grave.
En fait, je ne sais pas de quoi se réjouit Adriano. Mais dans le fond ce n’est pas très grave.

J’avais rendez-vous avec le père d’Adriano, le directeur du cirque, pour un reportage. Mais ce monsieur m’a posé un lapin (bien qu’il n’en ait pas dans sa ménagerie). Heureusement, Adriano était là, et m’a sauvé la mise. J’avais un mal de chien (et hop, encore un animal) à comprendre son accent de forain du Mecklembourg, mais il s’est donné du mal et je lui en suis reconnaissant pour l’éternité. Grâce à lui, j’ai pu terminer mon article sur le cirque. Merci, Adriano.

À ma grande déception, il n’y avait pas de girafon dans les enclos du «Circus Werona». Dommage. Les girafons, ça a la cote en ce moment.

Horst

Par rapport à Alina, Horst se situe à l’autre bout de la pyramide des âges. Je suis bien impertinent de l’appeler tranquillement par son prénom, comme si on avait gardé les cochons ensemble. Mais tant pis. Horst est né en 1931, il avait 14 ans à la fin de la guerre, et presque mon âge quand les Soviétiques ont construit le Mur de Berlin. En cette riante journée d’avril où je l’ai croisé alors que je venais tout juste de quitter les bureaux du journal, il était accompagné de deux jeunes gens, et tous trois riaient de bon coeur. J’y ai vu un heureux présage, et n’ai pas hésité à interrompre grossièrement leur joyeuse conversation. Horst a d’abord décliné ma proposition, avant de se raviser et de me héler avec ses deux comparses, alors que j’étais déjà au bout de la rue.

Horst se réjouit de son 83ème anniversaire et de la visite de son fils et de sa petite-fille.
Horst se réjouit de son 83e anniversaire et de la visite de son fils et de sa petite-fille, qui habitent à l’autre bout du pays.

« Je fête mon anniversaire dimanche, et demain ma petite-fille vient me rendre visite. Je suis ravi !» Horst et ses deux jeunes compagnons ont bien insisté sur les 700 kilomètres qui le séparent de sa petite Stella. Ils ont prévu d’aller visiter le camp de concentration de Sachsenhausen, près de Berlin, puis Horst soufflera dignement ses 83 bougies avec toute la famille dans un jardin ensoleillé à Oranienburg. Drôle d’idée que d’aller visiter un camp de concentration pour son anniversaire, mais après tout, pourquoi pas. En Allemagne, on ne badine pas avec le devoir de mémoire.

Un jour, peut-être, moi aussi j’aurai 83 ans, et je répondrai aux questions d’un jeune journaliste né un demi-siècle après moi dans une contrée exotique. Et j’aurai assurément une pensée pour Horst. Vielen Dank, Horst !

Nicole

Nicole, c’est mon plus grand regret, mon plus grand désastre. Ce jour-là, je traînais mes savates sans succès depuis près d’une heure dans les rues de la ville, et j’avais le moral dans les chaussettes (savate et chaussettes, c’est un style qui fait fureur à Frankfurt). Soudain, j’ai posé mon regard sur cette grande et belle Africaine qui avançait d’un pas pressé devant le cinéma. Bien qu’elle ait quelque peu forcé sur la crème éclaircissante, avec sa haute taille, son teint et son allure, elle détonnait dans l’environnement monochrome de cette petite ville provinciale est-allemande, où l’étranger «visible» se fait plus que rare. «Une Africaine! Il me la faut!» hurlai-je (en moi-même). Trois grandes enjambées, je la rattrape et la salue.

Nicole s’est méfiée. Elle m’a demandé de «prouver» que j’étais journaliste, sans doute à cause de mon accent suspect. Je lui ai montré ma carte d’identité, non sans avoir laissé choir sur le trottoir tout le contenu de mon portefeuille. Alors elle s’est détendue, et nous avons continué la conversation en français, car elle est camerounaise. «Prenez une photo et inventez l’histoire que vous voulez», m’a-t-elle proposé. Bien sûr, j’ai refusé un tel pacte contraire à tous mes principes d’aspirant journaliste. Au lieu de cela, je lui ai tiré les vers du nez, patiemment.

«Je suis contente parce que je vais m’acheter un nouveau pantalon.
– Un pantalon ? Comme c’est intéressant ! Mais pourquoi ?
– Parce que je vais à un concert vendredi soir à Berlin.
– Aha ! Un concert ? Mais c’est super ça ! Quel concert ?
– Un chanteur nigérian que j’adore. J’y vais avec mes amis africains de Berlin dans une salle à Wedding.»

De fil en aiguille, j’avais de quoi faire un très chouette encadré sur cette chaleureuse Camerounaise installée à Francfort depuis 14 ans. Nicole était vraiment sympathique. Nous causons encore un peu, puis prenons congé l’un de l’autre. Je prends le chemin de la rédaction, heureux comme un pape le jour de sa béatification. Las ! Deux minutes après l’avoir quittée, mon sang se glace : je n’ai pas photographié Nicole !

Je l’ai cherchée comme un possédé partout dans Frankfurt, mais elle s’était envolée. Ce jour-là, j’ai vraiment été découragé. Mais j’ai repris mon errance dans les rues, et j’ai rencontré Alina et sa grand-mère.

Qui sait, peut-être parviendrai-je à rencontrer Nicole encore une fois avant de quitter Francfort? Cette fois, je ne manquerai pas de lui tirer le portrait et d’inventer une histoire, comme elle me l’avait suggéré.

Vue de Frankfurt depuis l’«Oderturm» (la Tour de l’Oder), le plus haut édifice de la ville, en mars 2014. L’immeuble blanc et rouge en bas à droite est la mairie, devant laquelle j’ai photographié Silvia et Uwe. Le fleuve, l’Oder, sépare l’Allemagne de la Pologne. Sur l’autre rive, on distingue la ville polonaise de Słubice. Quelque part au milieu de ces immeubles, Nicole se terre...
Vue de Frankfurt depuis l’«Oderturm» (la Tour de l’Oder), le plus haut édifice de la ville, en mars 2014. L’immeuble blanc et rouge en bas à droite est la mairie, devant laquelle j’ai photographié Silvia et Uwe. Le fleuve, l’Oder, sépare l’Allemagne de la Pologne. Sur l’autre rive, on distingue la ville polonaise de Słubice. Quelque part au milieu de ces immeubles, Nicole se terre…

À suivre…

(*) Francfort-sur-l’Oder, à ne surtout pas confondre avec la métropole financière presque homonyme située à l’autre bout du pays, est une petite ville d’Allemagne de l’Est, dans la région du Brandebourg, à 80 kilomètres à l’est de Berlin et à la frontière avec la Pologne. Le taux de chômage y est très élevé et la qualité de vie assez basse par rapport au reste de l’Allemagne. Depuis la réunification allemande, Francfort a perdu près du tiers de ses habitants. Mais le tableau n’est pas tout noir. Aujourd’hui, la ville est encore peuplée d’environ 50.000 âmes, et certains gardent le sourire.