Des larmes de crocodile pour Marius le girafon
Il y a des mots que l’on devrait employer plus souvent. « Girafon » est assurément de ceux-là. Quatre consonnes et trois voyelles, 61 points au Scrabble (et de bonnes chances d’avoir un mot compte triple), et un fabuleux potentiel de rimes riches avec des mots trop rarement usités comme carafon, paraphons, agrafons ou encore bas-de-plafond. Ou même paillasson, si vous avez un feveu sur la langue.
Et voilà que contre toute attente, ces deux derniers jours, j’ai vu, lu et entendu le mot girafon davantage qu’au cours de mes trente-trois vingt-treize d’années passées sur cette terre peuplée d’homo sapiens un peu zinzins. Parce que dimanche, la planète horrifiée apprenait la mise à mort de Marius le girafon par ses cruels geôliers, ses garde-chiourme à l’œil torve et au rictus carnassier, j’ai nommé les gardiens du zoo de Copenhague. « Pas touche à Marius! » avait pourtant soutenu mordicus un chorus de gugusses. « Sauvons le girafon! » avaient renchéri, en un tourbillon de pétitions et de récriminations, des bataillons de couillons au diapason.
Las ! Sourds à l’indignation générale, les employés du zoo ont, avec un cynisme avéré, donné à Marius, qui ne se doutait de rien, son dernier repas de pain de seigle (sa friandise préférée !), comme un condamné grille sa dernière clope avant de monter sur l’échafaud. Puis ces Judas ont promptement expédié l’attachant ongulé, d’une balle dans le crâne, au paradis des girafes, un nirvana qui doit ressembler à s’y méprendre aux savanes d’Afrique qu’il n’aura jamais connues de sa courte vie en captivité, à des milliers de kilomètres de son habitat naturel. Le tout, devant les caméras et les journalistes du monde entier, qui ont fait de cette triviale immolation d’un pauvre animal en cage, un événement planétaire. Les salauds ! « Ils » ont tué le girafon ! Juste ciel ! La girafe est morte ! Morte ! Horreur ! Marius a été bouffé par les lions ! Les lions !
Le Danemark, apprend-on sur lapresse.ca, « produit » 30 millions de porcs par an, qui passent nécessairement par la case abattoir, tôt ou tard. J’ai du mal à me représenter une moyenne de 80 000 cochons qu’on abat chaque jour, rien qu’au Danemark, mais c’est la réalité quotidienne brute, loin des caméras, loin des journalistes. Mais là, c’est pour faire du jambon Madrange avec lequel on s’empiffrera, alors, vous comprenez, c’est différent. Et donc, à part les végétariens, dont je ne fais même pas partie, il n’y a pas grand monde pour s’émouvoir du tragique destin de ces millions de veaux, vaches, cochons, couvées, qui périssent dans l’anonymat pour nous remplir la panse.
Tout compte fait, le zoo de Copenhague aurait mieux fait de débiter le brave Marius en tranches de bacon de girafon certifié bio ou en steaks Charal, et tout serait passé comme une lettre à la poste. J’ai bon ?