Berliniquais

Des larmes de crocodile pour Marius le girafon

Il y a des mots que l’on devrait employer plus souvent. « Girafon » est assurément de ceux-là. Quatre consonnes et trois voyelles, 61 points au Scrabble (et de bonnes chances d’avoir un mot compte triple), et un fabuleux potentiel de rimes riches avec des mots trop rarement usités comme carafon, paraphons, agrafons ou encore bas-de-plafond. Ou même paillasson, si vous avez un feveu sur la langue.

Et voilà que contre toute attente, ces deux derniers jours, j’ai vu, lu et entendu le mot girafon davantage qu’au cours de mes trente-trois vingt-treize d’années passées sur cette terre peuplée d’homo sapiens un peu zinzins. Parce que dimanche, la planète horrifiée apprenait la mise à mort de Marius le girafon par ses cruels geôliers, ses garde-chiourme à l’œil torve et au rictus carnassier, j’ai nommé les gardiens du zoo de Copenhague. « Pas touche à Marius! » avait pourtant soutenu mordicus un chorus de gugusses. « Sauvons le girafon! » avaient renchéri, en un tourbillon de pétitions et de récriminations, des bataillons de couillons au diapason.

Marius le girafon au zoo de Copenhague (AFP]
Marius le girafon aimait bien faire des sourires à la caméra (AFP]

Las ! Sourds à l’indignation générale, les employés du zoo ont, avec un cynisme avéré, donné à Marius, qui ne se doutait de rien, son dernier repas de pain de seigle (sa friandise préférée !), comme un condamné grille sa dernière clope avant de monter sur l’échafaud. Puis ces Judas ont promptement expédié l’attachant ongulé, d’une balle dans le crâne, au paradis des girafes, un nirvana qui doit ressembler à s’y méprendre aux savanes d’Afrique qu’il n’aura jamais connues de sa courte vie en captivité, à des milliers de kilomètres de son habitat naturel. Le tout, devant les caméras et les journalistes du monde entier, qui ont fait de cette triviale immolation d’un pauvre animal en cage, un événement planétaire. Les salauds ! « Ils » ont tué le girafon ! Juste ciel ! La girafe est morte ! Morte ! Horreur ! Marius a été bouffé par les lions ! Les lions !

Le Danemark, apprend-on sur lapresse.ca, « produit » 30 millions de porcs par an, qui passent nécessairement par la case abattoir, tôt ou tard. J’ai du mal à me représenter une moyenne de 80 000 cochons qu’on abat chaque jour, rien qu’au Danemark, mais c’est la réalité quotidienne brute, loin des caméras, loin des journalistes. Mais là, c’est pour faire du jambon Madrange avec lequel on s’empiffrera, alors, vous comprenez, c’est différent. Et donc, à part les végétariens, dont je ne fais même pas partie, il n’y a pas grand monde pour s’émouvoir du tragique destin de ces millions de veaux, vaches, cochons, couvées, qui périssent dans l’anonymat pour nous remplir la panse.

Tout compte fait, le zoo de Copenhague aurait mieux fait de débiter le brave Marius en tranches de bacon de girafon certifié bio ou en steaks Charal, et tout serait passé comme une lettre à la poste. J’ai bon ?


L’image de la semaine: le planteur et son serviteur

Lorsque vous déambulez dans les rues de Paris par un pluvieux samedi d’hiver, un petit détour par la rue Montorgueil, dans le 2e arrondissement, peut s’avérer judicieux pour oublier un instant les doigts humides du froid qui vous massent l’échine et la grisaille obstinée qui pèse sur votre âme comme une enclume de chagrin. Dans cette petite rue piétonne, le flâneur se laisse transporter subitement dans un royaume de délices : boucheries, poissonneries, épiceries fines, chocolateries et fromageries se succèdent en une surenchère d’étalages plus appétissants les uns que les autres. L’anarchie olfactive est totale. Enfin, sauf si vous êtes enrhubé à cause de ce temps de berde. Si vous poursuivez votre escale gourmande dans la rue des Petits-Carreaux, tâchez d’arracher vos yeux affamés aux vitrines aguicheuses et parfumées, même s’il vous en coûte : à quelques mètres au-dessus des impacts gluants des fientes de pigeons sur le pavé, au numéro 10 de cette rue, trône une enseigne qui ne manquera pas de vous catapulter instantanément, à travers les mers et les siècles, vers les rivages langoureux des colonies. Oui Missié !

"Au Planteur" est un établissement aujourd’hui disparu, mais l’enseigne de la rue Montorgueil témoigne encore
« Au Planteur » est un établissement aujourd’hui disparu, mais l’enseigne de la rue des Petits-Carreaux témoigne encore de ce passé qui ne veut pas s’effacer. Paris, le 25 janvier 2014.

La fresque « Au Planteur – Aucune succursale », réalisée à la peinture sur céramique, représente bien ce que vous voyez : un colon, reconnaissable à ses habits (et à la végétation tropicale), assis avec dignité sur des sacs de café, se fait servir un petit noir une tasse de café par un serviteur, nu-pieds et vêtu seulement d’une culotte courte. Exécutée en 1890 par un certain Crommer, elle servait d’enseigne à un magasin de café et de produits exotiques, aujourd’hui disparu.

Cette œuvre, très « y’a bon Banania », a été inscrite au registre des monuments historiques de Paris par arrêté du 23 mai 1984. Mais en passant devant, vous n’en saurez rien, chers lecteurs, car aucune plaque commémorative n’explique le contexte de l’époque ou la raison pour laquelle le passant de 2014 se voit infliger, sans que personne ne l’ait prévenu, l’un des pires clichés de l’époque coloniale. L’enseigne « Au Planteur » n’est d’ailleurs pas la seule devanture héritée de temps révolus qui hante orne encore aujourd’hui les rues de Paris, une ville au patrimoine architectural quasiment momifié depuis l’Exposition universelle de 1900. Dans le 5e arrondissement, à la rue Mouffetard, l’enseigne de la défunte chocolaterie « Au Nègre joyeux » est nettement plus connue et plus controversée, au point qu’il a fallu installer une feuille de plexiglas pour la protéger des jets de pierres et des dégradations.

L’histoire est ce qu’elle est, et effacer les traces des épisodes les moins reluisants du passé est certainement contre-productif et dangereux. Mais s’il est possible de monter une structure pour protéger ces reliques assez contestables d’une époque si peu glorieuse, pourquoi ne pas y adjoindre un panneau explicatif, une toute petite note pédagogique ? Cela suffirait pour dissiper les malentendus comme de vulgaires vapeurs d’opium dans une fumerie de Saigon.


Abolir ou ne pas abolir la prostitution ? (1/2)

Le 4 décembre dernier, l’Assemblée Nationale votait à une très nette majorité en faveur de l’abolition de la prostitution en France (plus précisément, pour pénaliser les clients de prostituées). Pour entrer en vigueur, le projet de loi doit encore être approuvé au Sénat. Le vote devrait intervenir au début de cette année, et risque de raviver le débat passionné que nous avonc connu à l’automne. Bien que l’existence de la prostitution (et surtout, de ses conséquences sordides) dans nos sociétés me semble moralement condamnable, j’ai du mal à adhérer aux thèses abolitionnistes et je doute du pragmatisme de ce combat. Je suis donc allé à la rencontre des associations féministes pour y voir clair dans leur argumentaire, et ai pu m’entretenir avec Maudy Piot, psychanaliste et présidente de l’association « Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir » (FDFA).

Maudy Piot, militante féministe et non-voyante.Photo: Yanous.com
Maudy Piot, militante féministe et non-voyante.
Photo: Yanous.com

Berliniquais : Bonjour Mme Maudy Piot, pouvez-vous vous présenter et l’association Femmes pour le dire, Femmes pour agir (FDFA) ?

Maudy Piot : Je suis la présidente et fondatrice de l’association FDFA, que j’ai fondée en 2003. Je suis psychanaliste et je souffre d’une maladie génétique qui m’a rendue aveugle progressivement. J’ai d’ailleurs écrit un livre intitulé Mes yeux s’en sont allés sur le thème de la perte de la vue. Notre association est ouverte à toute personne souffrant de n’importe quel handicap, psychique ou moteur, car nous estimons qu’il est important de ne pas se regrouper uniquement par symptome ou par type de handicap. Nous luttons contre les discriminations qui affectent toutes les personnes handicapées et clamons haut et fort que nous sommes des citoyennes à part entière.

Quelle est la position de l’association FDFA dans le débat actuel visant à pénaliser les clients de prostituées ?

« Femmes pour le Dire, Femmes pour Agir » est une association militante, féminine et féministe. Nous sommes pour l’abolition du système prostitueur, nous sommes pour la pénalisation du client, car comme le dit la ministre Najat Vallaud-Belkacem, si nous parvenons à diminuer la demande, nous diminuerons l’offre. Le corps des femmes n’est pas à vendre.

« COMPLÈTEMENT BERNÉS »

À la fin octobre, un manifeste intitulé « Touche pas à ma pute », signé par un groupe qui se désignait comme les « 343 salauds », emmené par la fine fleur de l’intelligentsia masculine parisienne, était publié dans le magazine Causeur. Que vous inspire ce manifeste ?

Alors là (rires)… D’abord ils ne sont pas 343, ils n’étaient que 19 au départ, et après deux désistements, dont celui de Nicolas Bedos qui en a fait un article, ils ne sont plus que 17. Les autres se sont retrouvés dans cette histoire sans trop savoir à quoi ils s’associaient. Ensuite, c’est d’une malhonnêteté inouïe de se servir de l’intitulé des « 343 salopes » de 1971, qui risquaient la prison à l’époque en avouant publiquement qu’elles avaient subi un avortement. Eux ne risquent rien. On n’entend plus beaucoup parler de ces messieurs d’ailleurs. Disons au moins qu’ils ont eu le mérite de faire parler du débat. Grâce à leur intervention, de nombreuses personnes se sont intéressées à la question, mais pour se rallier à notre cause plutôt qu’à la leur. Cela dit, je me demande pourquoi ils se sont laissé manipuler à ce point par la rédactrice en chef de Causeur, cette Élisabeth Lévy. Elle les a complètement bernés. Peut-être avait-elle des comptes à régler avec les hommes ?

Avez-vous lu la réponse du STRASS, le Syndicat des Travailleurs Sexuels, à cette tribune des 343 salauds ? Que pensez-vous de la teneur de leur réaction ?

Oui, je sais qu’ils n’ont pas du tout apprécié ce manifeste. En fait, je cautionne tout à fait leur réponse aux « 343 salauds ». Je pourrais absolument signer ce texte du STRASS. Comme quoi, on peut très bien être à la fois abolitionniste et d’accord avec les travailleuses du sexe de temps à autre.

« VIOLENCE MASCULINE »

Le STRASS dénonce le projet de loi de pénalisation, qui « n’est pas un progrès féministe » car « il condamne de nombreuses femmes à toujours plus de clandestinité ». Que leur répondez-vous ?

Comme toujours, le STRASS exagère. Je doute que de « nombreuses femmes », soient concernées, comme ils prétendent. Bien entendu, l’abolition du système prostitueur n’éradiquera complètement pas la prostitution, c’est clair pour tout le monde. Mais la prostitution est la première des violences envers les femmes. Or, si on veut vivre dans un État qui a une éthique contre ces violences, alors il faut les interdire. L’expérience des pays qui ont aboli la prostitution, comme la Suède, montre bien que c’est le chemin à suivre. J’ai rencontré des élues suédoises au Parlement européen et elles sont formelles : la prostitution est en net recul dans leur pays. Bref, les gesticulations du STRASS ne m’ébranlent absolument pas dans mes convictions. Je sais que nous allons dans la bonne direction.

Les travailleuses et travailleurs du sexe s’estiment « stigmatisés » par les abolitionnistes, pour qui vendre des services sexuels n’est pas une manière « digne » de survivre. Qu’est-ce qu’un métier digne ?

La dignité humaine s’allie avec le respect, c’est l’opposé de la déchéance et de la maltraitance. Une femme digne n’est pas obligée de mettre son corps à contribution ; c’est une citoyenne à part entière. J’ai beaucoup de mal à croire les travailleuses du sexe quand elles disent que « c’est pas si difficile que ça », que le baiser est interdit, qu’elles « mènent la séance »… Le plus souvent, c’est faux. Quand on se rend compte de la violence masculine, qu’une femme est tuée tous les deux jours et demi, qu’il y a un viol toutes les sept minutes, on ne peut pas croire que les prostituées échappent à cette violence. Le corps des femmes n’est pas à vendre. Un corps que l’on vend, que l’on maltraite, c’est la négation même de la dignité humaine !

« RACCOURCIS MESQUINS »

On avance souvent l’argument selon lequel la prostitution est une forme d’esclavage et n’est jamais jamais choisie. Mais beaucoup d’autres personnes dans la société exercent des professions qu’elles n’ont pas choisies. En quoi les prostituées sont-elles davantage des victimes que des caissières au SMIC horaire, obligées de travailler à des cadences infernales pendant des heures ?

Vous reprenez l’argument d’Élisabeth Badinter qui compare le choix d’un métier à n’importe quel autre et dit qu’une prostituée gagne plus d’argent qu’une caissière. Mais on est dans l’erreur. Une caissière n’est pas à la merci d’un prostitueur pendant qu’elle fait son travail. La prostituée, d’après toute une série de témoignages, est tellement maltraitée dans son quotidien qu’elle boit et se drogue pour supporter son quotidien. Sans compter le risque d’attraper le SIDA. Vous n’allez pas me faire croire que la caissière du Prisunic est dans le même cas ! Badinter, avec ses comparaisons, se moque de l’être humain. Ces raccourcis mesquins me mettent très en colère.

Un certain nombre de prostituées semblent travailler à leur compte et gagnent très bien leur vie. Par exemple, Zahia Dehar et Karima El Mahroug alias Ruby Rubacuori, touchaient des milliers d’euros par passe. Souhaitez-vous les empêcher d’exercer leur profession pour faire leur bonheur malgré elles ?

"Ciao Bello" – Ruby Rubacuori est la jeune prostituée qui a fait tomber BerlusconiPhoto: msn.de
« Ciao Bello » – La jeune prostituée Ruby Rubacuori a fait tomber Silvio Berlusconi
Photo: msn.de

Quoi qu’en disent les médias, ces jeunes femmes n’exercent pas librement leur activité. Pour moi, il n’y a pas de choix. Je condamne la prostitution sous toutes ses formes. Et si ces femmes ne peuvent plus se prostituer soi-disant par choix, c’est tant mieux. Ainsi, on vivra dans une société où tous les citoyens pourront se regarder en face.

La France est cernée de pays très permissifs en matière de sexe tarifé. Une pénalisation complète ne risque-t-elle pas de déplacer le problème aux frontières, en particulier pour les prostituées les plus vulnérables : les étrangères victimes de réseaux de trafic ?

Pour l’instant, c’est exactement ce qui se passe. Vous n’avez qu’à voir La Jonquera, à la frontière espagnole, où un deuxième bordel va bientôt ouvrir, si ce n’est déjà fait (NDLR: en fait, les maisons closes « pullulent » déjà à la frontière franco-espagnole). Donc évidemment notre objectif est l’abolition à l’échelle européenne. Cet objectif n’est réalisable que pays par pays. Une fois que la France aura obtenu l’abolition, on pourra se concentrer sur l’Espagne, fermer les bordels à La Jonquera et bien sûr ailleurs en Europe.
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Beaucoup d’hommes ont déjà payé pour avoir des relations sexuelles. En France, selon diverses études, la proportion atteindrait entre 12 et 20 %, contre atteignent 40 % en Espagne et plus de 70 % en Allemagne. La demande est donc là, c’est indéniable, et ne disparaîtra pas de sitôt. Quels sont les combats à mener pour que la pénalisation des clients se traduise par un recul effectif de la prostitution et du trafic de femmes, au lieu de se solder par un échec comme l’interdiction des stupéfiants ?

Bien sûr, la demande ne disparaîtra dans l’immédiat. On y arrivera un jour, mais ce sera très long de changer les mentalités et de faire en sorte que la société respecte vraiment chaque individu. Le premier combat, c’est l’éducation. Pour cela, il faut commencer dès la maternelle, changer les critères éducatifs qui gravent dans les cerveaux des enfants la domination des garçons sur les petites filles. Les familles aussi doivent arrêter de reproduire ces stéréotypes machistes. C’est notre culture qui donne à l’homme le droit d’acheter la personne plus faible que lui. Vaincre le système prostitueur n’est pas une utopie, mais un travail de longue haleine qui demandera l’implication de l’ensemble de la société.

Écoutez mon petit reportage sonore sur le sujet ici.


Billet collectif: Noël dans la Caraïbe

Comment fête-t-on Noël dans la Caraïbe, sur ces îles baignées de soleil toute l’année? Les Mondoblogueurs originaires de Guadeloupe, d’Haïti, de la Martinique et de Colombie répondent à tout ce que vous vouliez savoir sur Noël chez nous sans oser le demander…

Axelle Kaulanjan

Début décembre, à mon arrivée en Haïti avec Bébé, sur la route de Bourdon, vers Pétion-Ville, seul signe que Noël approche, ces petits arbres secs, dépourvus de feuilles, peints en blanc, les pieds coulés dans un petit pot de « Ti Malice »* rempli de béton. L’année dernière déjà, j’avais remarqué cet arbre de Noël, symbolique, à mon sens, de la résilience typiquement haïtienne. Cette année donc, pas de sapin, mais cet « arbre-de-Noël-choléra », comme l’a surnommé un des amis de Monsieur, en voyant la photo de notre arbre décoré. Avec ce côté frêle, presque chétif, mais en même temps si bien décoré et apprêté avec tous les atours habituels d’un sapin européen, cet arbre à lui seul symbolise, à mes yeux, cette situation de bigidi**, toujours entre deux des pays caribéens. Seuls changent les fards.

*Ti Malice est une marque de beurre haïtien reconnaissable à ses gros pots jaunes.

** Le bigidi est un concept mis en valeur par la chorégraphe guadeloupéenne Léna Blou qui, ayant observé les positions récurrentes des danseurs de gwo-ka, a observé que « (…)c’est comme si le corps était vrillé, fixé sur son ancrage personnel, repère infaillible de son identité intrinsèque et que d’emblée avec une apparente facilité, il pouvait exceller dans l’art du déséquilibre, grâce à ce verrou de sécurité qui le maintenait debout même si il était disparate. » https://fr.lenablou.fr/fr/Lenablou/le-bigidi.html

Berliniquais

Décembre à Paris, c’est le moment où la Ville-Lumière mérite plus que jamais son resplendissant surnom. Les illuminations de Noël, ce n’est certes pas ça qui manque ici. Mais alors où est la musique ? Où sont les cantiques ? En Martinique, à peine les bougies de la Toussaint se sont-elles consumées dans les cimetières que toute l’île entonne des cantiques pratiquement sans interruption jusqu’à la veillée de Noël, huit semaines plus tard. Mais pas ici.

Perdu dans mes pensées, je monte dans une rame de métro bruyante et brinquebalante à la station Bonne Nouvelle. Bonne Nouvelle, dites-vous ? Tiens donc… Le vacarme des freins, des portes et des voyageurs surmenés s’évanouit. J’entends le cri-cri lointain des grillons. La température monte. Les néons blafards laissent la place à une belle nuit étoilée. Battement de tambours, de chachas et de ti-bwa. Une fervente cacophonie de voix avinées se fait entendre, dans un unisson approximatif :

« Oh ! la BONNE NOUVELLE (bis) /Qu’on vient nous annoncer ! /Une mère est vierge (bis) /Un sauveur nous est né.»

Le 20 Minutes que j’avais en mains à l’instant se métamorphose sous mes yeux en recueil de cantiques, l’indispensable Annou chanté Noël, compilé par Loulou Boislaville et ses acolytes il y a un bon demi-siècle. Lignes 5 et 6. Des ritournelles plus ou moins paillardes, en créole, s’intercalent sournoisement entre les cantiques sacrés au français châtié des contemporains de Molière. Ligne 7.

Je descends à Pont-Marie, et la faille spatio-temporelle se referme avec les portes de la rame derrière moi. Quand on le souhaite vraiment, même le métro parisien peut chanter Noël à la manière des Martiniquais.

Billy

Quand la Noël arrive en Haïti, on le sent. Notamment à Port-au-Prince. Oui ! A cette époque, on entreprend toutes sortes de décorations partout dans les villes et même dans des zones rurales. On sent venir l’odeur festive de fin d’année. Les médias et autres associations organisent des concours pour récompenser de nouveaux talents. De la musique, bref il y a de la festivité dans l’air. Les 24 et 25 décembre tout le monde est à la rue pour fêter notamment les jeunes et les ados. On va à l’église en famille pour célébrer la messe de minuit et on mange ensemble. C’est l’occasion aussi d’offrir de petits cadeaux aux enfants. Parfois on s’endette pour bien fêter et après le poids des dettes affole. En dépit de tout c’est la fête de la joie, de l’amour, du partage, d’un peu de liberté pour les jeunes et les enfants. Cela reste la fête de toutes les catégories et chacun la célèbre selon ses moyens. Un chaleureux joyeux Noël à tous !

La Nave Deambula

J’avoue que le thème m’a au début un peu déconcerté pour le mot « Caraïbes ». Je vis à Bogotá et je ne connais pas la côte. La capitale Colombienne a un climat « froid », cela influence beaucoup la culture et on pourrait dire que cela engendre comme plusieurs Colombies aux ambiances totalement différentes et où les influences socioculturelles diffèrent aussi.

Je pensais à ça au moment où je suis sortie dans la rue, aujourd’hui (7 décembre) et où c’était le jour de las « velitas » (des bougies), les rues s’éclairent avec des bougies qui se fraient un chemin entre les passants, elles se dessinent au milieu de la foule. Noël ici en Colombie(s) est une attraction. N’importe quelle décoration lumineuse attire les familles qui sont de sorties pour admirer des parcs qui débordent de décorations lumineuses jusqu’à nous en éblouir. Alors qu’en France, Noël est un moment casanier, toutes les familles s’enferment ensemble dans les maisons, ici noël c’est en famille sur le pas de la porte, chaque maison possède des enceintes pour animer les jambes et une marmite (dans laquelle je pourrais rentrer) pour nourrir tout le monde. Alors Noël est en famille mais avec la porte ouverte à l’inconnu, au voisin qui passe par là.

Mylène

Quand mes amis de la France hexagonale ou d’ailleurs me questionnent sur Noël en Guadeloupe, je m’amuse toujours à en rajouter un peu, voire beaucoup plus pour leur faire plaisir, car après tout, durant les fêtes, c’est le moment ou jamais d’être charitable.

Je leur raconte que nous participons TOUS aux fameux « chanté nwèl » ; que le jour du réveillon, nous mangeons TOUS des mets traditionnels succulents – boudins, accras, riz, pois et viande de porc…; que nous buvons TOUS énormément de « ti punch » et encore plus de champagne ; que nous dansons TOUS sur du Kassav et des musiques « spécial fêtes » ; que nous sommes TOUS heureux, suivant l’esprit de Noël. Leurs yeux brillent, BRILLENT !

Et ensuite, je leur dis la vérité : le Noël Caraïbe, bah, c’est (un peu) comme partout ailleurs, le soleil en plus.

Nelson Deshommes

Comme dans de nombreux pays, les haïtiens commencent à préparer Noël dès le début du mois de décembre. Les chants de Noël occupent la première place à longueur de journée à la radio. Les artisans de fanal s’activent pour illuminer les rues de la capitale avec leurs maisonnettes en papier qui font le bonheur de plus d’un.

Si la tradition de la fête de Noël demeure encore vivante dans l’église, sur un plan purement social on ne prête plus d’attention à cette grande fête familiale.

Autrefois il était question qu’on envoie des cartes de vœux à ses amis et à sa famille. Aujourd’hui cela ne se fait plus. Rarement on trouve des gens qui vous envoient juste un texto ou un message en utilisant les réseaux sociaux. On apprend plus aux enfants à écrire des lettres au Tonton Noël et de garder espoir de se réveiller avec plein de cadeaux.

Osman

Fin novembre-début décembre, le décor est planté pour recevoir le personnage, même s’il y vient rarement. Les airs de noël envahissent les ondes des radios. Les magasins sont décorés à l’effigie du « tonton » aux barbes blanches. Les sapins prennent possession des maisons et des rues.

24 décembre en soirée, ne demandez pas à personne de rester à la maison. Les rues bondent des jeunes. Le Père de Noël est quelque part, donc il faut le rencontrer.

Aux alentours de minuit, toujours dans la nuit du 24 au 25, après la messe, place au « réveillon ». Le riz au pois et le bouillon traditionnel font sortir de grosses gouttes de sueurs. Des haut-parleurs vomissent des décibels. Une gorgée de tafia par-ci, un morceau de « griyo » par-là. Et ensemble on chante : « Joyeux Noël et bonne année » !

Tilou

En Ayiti, la Noël a changé depuis quelques temps. Les sapins se font plus rares, les rues se vident des marchandes de guirlandes. Nos quartiers ont perdu leurs couleurs et nos villes, leurs chaleurs.

Plus triste encore, c’est l’esprit de la fête qui s’effrite. Certains avouent ne plus célébrer la Noël parce qu’ils n’ont rien dans la poche, d’autres ne reconnaissent le père Noël qu’en celui qui peut les nourrir. Les souhaits ne s’entendent plus, les vœux ont disparus.

Beaucoup d’entre nous, nostalgiques, prions que les situations économiques et sociales du pays s’améliorent pour que revivent les couleurs de notre enfance. Mais peut-être que nous nous y prenons mal : Au lieu de chercher notre père Noël en autrui, pourquoi ne pas être le père Noël dont a besoin l’autre ? C’est mon vœu pour les fêtes qui s’amènent. Bon Noël à la Caraïbes et à la terre entière !

Zacharie Victor

L’arrivée de Noël en Haïti apporte de nouvelles conceptions et change le quotidien des gens. Surtout en milieu urbain, c’est un moment favorable pour tirer profit économiquement. Les magasins, les boutiques, les entreprises et quelques maisons sont décorés. A la tombée de la nuit, la ville se transforme en une vraie ville de lumière et d’esthéticité. Il y a rabais sur presque tous les produits. Des concours sont organisés, les publicités sont fréquentes sur tous les medias également dans les rues. Les offres sont abondantes, si vous achetez tels produits, vous aurez tels primes. Par ailleurs, on assiste à la multiplication des marchandes dans les rues, sur les places publiques avec des produits très convoités. A cet effet, ça crée une véritable tension ou concurrence au sein des vendeurs ou des consommateurs. Dans différents quartiers, des fêtes sont organisées, soit en famille, entre amis ou pour toute la communauté.


À Français, Français et demi

Un jour, à 24 ans, j’ai découvert la discrimination à Paris. Tout juste diplômé d’une « grande école », un CDI plutôt bien payé en poche, je cherchais un logement. Jeune, fougueux, optimiste, j’étais loin d’imaginer que la discrimination au logement pouvait concerner quelqu’un comme moi. Comme je me trompais ! Voici des extraits quelque peu retravaillés de la lettre que j’ai écrite, quelques mois après les faits, à la Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité), un organisme dont je venais juste de découvrir l’existence.

En cette fin août, mon diplôme en poche, je suis de retour de vacances et je me cherche un nouvel appartement à Paris avant de commencer à travailler en CDI au sein de la société K…. J’aborde cette recherche d’appartement avec confiance : en effet, non seulement je peux faire valoir plusieurs années d’expérience locative à Paris, sans histoire, mais par ailleurs, je pense présenter aux propriétaires particuliers et aux agences immobilières un bon dossier de candidature, susceptible de convaincre rapidement mes interlocuteurs. Ainsi, à chacune de mes visites, je mets en avant ma qualité de jeune diplômé de cette école assez connue, et dans mon dossier figure une copie des pages significatives de mon contrat d’embauche, avec en particulier, la rémunération bien mise en évidence. C’est un salaire suffisant pour payer le loyer du type d’appartement que je recherche (800 € par mois maximum). De plus, je crois mettre toutes les chances de mon côté en me munissant de la garantie de mes parents, documents à l’appui. Mes parents résident et travaillent en Martinique, d’où je suis originaire, et gagnent tous deux un salaire mensuel très correct. Avec un si bon dossier, je suis serein pendant cette rude épreuve qu’est la recherche d’un toit à Paris. Peut-être un peu trop serein ?

C’est ainsi que, le 25 août, je visite l’agence Laforêt Immobilier « Acta » au 52, rue Montmartre, à Paris 2e. J’y rencontre Madame Azita M., petite femme brune dans la quarantaine, qui m’annonce qu’elle peut me faire visiter un appartement qui m’intéresse. Il s’agit d’un studio de 25 m² à louer pour 790 € par mois à la rue Pierre Lescot dans le quartier des Halles. Elle fixe la date de cette visite au lendemain, le vendredi 26 août à 13 heures, et j’accepte le rendez-vous.

Je suis le premier arrivé sur le lieu du rendez-vous, avec cinq minutes d’avance sur l’heure convenue. La visite se déroule très bien. L’appartement est bien aménagé, avec une belle mezzanine. Je suis tout de suite intéressé et le fais savoir à Mme M. Je lui présente donc un dossier, et je commence mon argumentaire habituel destiné à marquer des points. Malgré mon discours rôdé, Mme M. se montre extrêmement tatillonne. Fini de tourner autour du pot. Sous mes yeux, mon affable interlocutrice se mue subitement en Grande inquisitrice doublée d’une bureaucrate zélée. D’abord, il manque des documents à mon dossier. En plus, les trois fiches de salaire de mon père ne concernent pas trois mois consécutifs, et elle exige, pour que ce soit plus « net », que je fournisse des fiches de paie correspondant à trois mois consécutifs. Non, vous comprenez, hein Monsieur, mars, avril et juin, ça fait désordre. De plus, elle réclame le dernier avis de taxes foncières, de façon à avoir la preuve que mes parents sont propriétaires de leur maison. Par ailleurs, elle voudrait avoir une attestation de leurs employeurs respectifs. Juste pour être bien sûre qu’ils travaillent vraiment, hein… Ensuite, elle exige que mon dossier comporte mes trois dernières quittances de loyer, alors qu’il n’en contient qu’une. Elle me remet une fiche de renseignements très détaillée que je dois remplir à propos de moi-même et de mes parents. Pour finir, elle me demande sans se gêner pourquoi je quitte mon appartement de l’avenue de Clichy, comme si ça la regardait. Je suis consterné par cette accumulation de documents supplémentaires qu’elle souhaite obtenir, ainsi que par le caractère indiscret de sa dernière question. Mais je n’en laisse rien paraître : je réponds le plus poliment du monde à sa question qui me semble déplacée, et je m’engage à lui fournir le plus rapidement possible les pièces manquantes. Après tout, c’est l’enfer de la recherche de logement à Paris qui veut ça…

Nous nous séparons peu au bout d’une demi-heure, et je sens que la visite s’est bien passée, malgré le côté particulièrement déplaisant et invasif de cet interrogatoire en règle que j’ai subi.

Une annonce immobilière à Paris. Il est difficile de se loger dans la Ville Lumière. Alors si en plus on doit subir des discriminations à cause de ses origines...
Une annonce immobilière à Paris, en juin 2013. Il est difficile de trouver un logement dans la Ville Lumière, et c’est hors de prix. Alors si en plus on doit subir des discriminations à cause de ses origines…

Quelques heures plus tard, tout bascule. En sortant du métro, j’écoute un message qui vient d’arriver sur mon répondeur. Il est de Mme M., et elle me l’a laissé quelques minutes plus tôt. En voici le contenu, mot par mot :

« Oui bonjour M. Berliniquais, je suis Azita M. de l’agence Laforêt Immobilier. Ben écoutez, je vous appelais pour vous dire que j’ai regardé un petit peu votre dossier, euh… pour voir un petit peu. Bon j’en ai parlé avec ma directrice, mais finalement nous avons une assurance des loyers impayés sur cet appartement qui refuse les cautions en dehors de France Métropole. Donc, euh… avant de déranger vos parents, j’ai, euh… je voulais vous dire que si vous avez une caution… ou une personne qui peut vous porter garant ici présent, vous pouvez le présenter, mais sinon la caution de vos parents ne passera pas pour cette assurance… Bon, rappelez-moi si vous avez besoin de plus de renseignements, lundi au 01.40.41.xx.yy. Merci ».

Je n’attends pas le lundi suivant pour contacter Mme M. : je la rappelle immédiatement. Furieux, indigné, je proteste énergiquement et je lui fais comprendre que je me sens aussi humilié que si on m’avait frappé à la figure, et que j’assimile cette clause inattendue à de la discrimination et du racisme, car la Martinique est un département où s’applique l’intégralité de la souveraineté et du droit français (*). Elle ne cesse de répondre qu’il n’en est rien, que c’est une simple clause que l’on rencontre parfois dans les contrats d’assurance, mais que cela n’a rien à voir avec du racisme. Elle insiste bien sur un point : elle n’y peut absolument rien, puisqu’elle ne peut pas passer outre le contrat d’assurance passé entre le propriétaire de l’appartement et l’assureur. Elle tente de m’apaiser en soulignant que c’est un cas particulier qui s’applique à cet appartement et à son propriétaire, mais que cela ne se présente pas de façon systématique. Mais je ne veux rien savoir et lui réponds que ce simple cas particulier est déjà un cas particulier de trop. Lassée de mes vociférations, elle écourte la conversation en prétendant qu’elle a un double appel et qu’elle me recontactera dans la semaine, ce qu’elle n’a pas fait, bien entendu.

Le lundi suivant, je repasse à l’agence Laforêt pour tenter d’en savoir plus. Mme M. ne souhaite pas coopérer ; elle me rend le dossier que je lui avais donné le vendredi à la rue Pierre Lescot, pour bien me signifier le rejet de ma candidature pour cet appartement. Elle réitère son impuissance devant ce type de contrats, qui selon elle sont parfaitement légaux et sont monnaie courante. Et comme je lui demande le nom de cette société d’assurance, elle me le donne. Il s’agit d’une certaine société Insor. Plus tard dans la journée, j’échoue dans ma tentative d’entrer en contact avec le ministère de l’outre-mer, que je souhaitais informer de cette histoire. Puis, j’apprends que mon dossier est retenu pour un appartement situé près de l’Hôtel de Ville. J’ai donc trouvé un logement, mais je souhaite quand même tirer au clair cette mystérieuse clause du contrat d’assurance, et bien sûr faire valoir mes droits de citoyen français.

L'agence Laforêt Immobilier de la rue Montmartre, en octobre 2013. Cette agence a l'habitude de faire subir des discriminations aux Français d'origine antillaise, au mépris total de la loi républicaine.
L’agence Laforêt Immobilier de la rue Montmartre, en octobre 2013. Cette agence a l’habitude de faire subir des discriminations aux Français d’origine antillaise, au mépris total de la loi républicaine.

Sur le site des Pages jaunes, je note l’adresse de la société Insor : 88, avenue des Ternes, Paris 17e. Je note aussi l’adresse de la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme), au cas où… C’est ainsi que le 1er septembre, vers 17 heures, je me rends à l’adresse des bureaux d’Insor, toujours déterminé à obtenir d’eux le maximum de réponses. Mais sur place, je déchante: Insor n’a pas de bureaux ! Au contraire, une femme qui travaille dans cet immeuble pour une autre société m’apprend que c’est bien ici l’adresse d’Insor, juste pour recevoir le courrier, mais que personne de cette entreprise ne travaille sur place. Elle ne les a jamais rencontrés, et se contente de leur transmettre régulièrement leur courrier. Je lui explique que je souhaiterais vivement rencontrer une personne de cette société, mais elle me répond que ce n’est pas possible. Le seul moyen de communiquer avec Insor, c’est par téléphone ou par fax, mais elle n’a pas le droit de me transmettre leurs coordonnées, ni même la véritable adresse, d’ailleurs. Estomaqué, je lui réponds que le numéro de téléphone est dans les pages jaunes, mais elle rétorque que tout ce qu’il me reste à faire c’est donc de tenter de les joindre au numéro indiqué.

Après cette nouvelle déconvenue, je commence à être vraiment exaspéré, et par conséquent, avant même d’appeler Insor, je passe directement au siège de la Licra, pour signaler cette histoire de plus en plus étrange. J’y rencontre une jeune juriste, Audrey, qui s’intéresse à mon cas, et qui me demande de tenter de me procurer un original de ce contrat d’assurance et de la fameuse clause. Elle me conseille également d’agir avec prudence et de ne pas révéler que je suis entré en contact avec des associations. Une recommandation pleine de bon sens.

Le lendemain matin, 2 septembre, j’appelle cette mystérieuse compagnie d’assurances. Et là, c’est une nouvelle surprise : il ne se passe absolument rien. On peut laisser sonner 20 fois ou plus, rien ne se produit. Personne ne décroche, aucun répondeur ne se met en marche, aucun bip de fax ne sonne, aucun message d’erreur ne se déclenche… Cette fâcheuse société Insor a manifestement décidé de se mettre coûte que coûte à l’abri des visites et des coups de téléphone importuns.

Après ce nouvel échec, je retourne voir Mme M. à l’agence Laforêt Immobilier. Je prépare ma visite, en répétant un scénario destiné à établir une atmosphère de confiance : je commencerai par lui annoncer que j’ai trouvé un appartement. C’est ce que je fais, et notre dialogue commence donc sur un ton amical ; elle me félicite pour mon succès. Je lui parle alors de mes difficultés à entrer en contact avec cette société Insor, et lui raconte mes tentatives infructueuses. Elle tente de minimiser le sérieux de mon propos, et prétend qu’elle n’a jamais eu de contacts avec Insor autrement que par courrier ou par fax. Elle assure ne jamais avoir eu de rencontre ou de contact téléphonique avec quiconque de cette société, et elle ajoute que c’est une pratique fréquente dans « le réseau » des assureurs. Je lui explique alors que dans les Pages Jaunes ne figure qu’un seul numéro de téléphone, et aucun numéro de fax, et que de toute évidence le numéro que j’ai appelé n’est pas celui d’un fax, car il n’y a eu aucun bip. Le regard condescendant, la mauvaise foi dans le ton, elle soutient le contraire : c’est sûrement un numéro de fax, puisque personne ne répond. Et quand je lui demande si elle peut me donner le numéro de fax qu’elle détient, afin de voir si c’est le même numéro qui figure dans les Pages Jaunes, elle se ravise immédiatement sans se démonter : tout compte fait, elle n’envoie jamais de fax à Insor, seulement des courriers, donc elle ne connaît pas leur numéro de fax non plus. CQFD.

Miséricorde ! C’est tout de même fâcheux à la fin.

Devant tant de mauvaise volonté, je change de stratégie : je lui demande si elle a un exemplaire de ce contrat d’assurance, avec cette fameuse clause qui est à l’origine de tant de désagréments. Mais je ne suis pas au bout de mes surprises. Mme M. soutient fermement n’avoir aucun écrit témoignant de cette clause, aucun contrat, aucune copie, rien. Abasourdi, je lui demande comment elle savait alors que mon dossier allait être rejeté à cause de la résidence de mes parents hors de France métropolitaine. Sans sourciller, elle me répond qu’elle sait que c’est dans les habitudes d’Insor d’inclure cette clause dans ses contrats, et que d’expérience elle a constaté que cette compagnie écarte systématiquement les dossiers qui ne correspondent pas à ce critère particulier. Elle les a donc devancés en prenant l’initiative de rejeter mon dossier, puisque tout lui permettait de penser a priori qu’Insor le refuserait de toute façon. Mais tout ceci sans la moindre consigne écrite ni le moindre contrat d’Insor, bien entendu. Et puis elle tente de me raisonner :

« Mais pourquoi vous vous compliquez la vie comme ça ? Vous devriez être content, maintenant que vous avez trouvé votre appartement ! Vous perdez votre temps pour des petits détails comme ça. Franchement, si vous avez tellement de temps à perdre, continuez à essayer de rencontrer Insor, mais vous faites vraiment tout ça pour rien… »

Elle est complètement à côté de la plaque, et refuse de comprendre qu’on puisse vouloir faire respecter ses droits… Je l’ai donc quittée en lui répondant : « Je ne pense pas que je suis en train de perdre mon temps. Au revoir ».

Mes démarches pour faire la lumière sur ce contrat ont été malheureusement tenues en échec.

La discrimination au logement frappe de plein fouet toutes les "minorités" en France, y compris des citoyens français d'origine antillaise.
La discrimination au logement frappe de plein fouet toutes les « minorités » en France, y compris des citoyens français d’origine antillaise. Image prise là.

Contre toute attente, au mois d’octobre, j’ai réussi à avoir une conversation téléphonique de quelques minutes avec quelqu’un de la société Insor, en appelant à ce même numéro de téléphone, après beaucoup de tentatives infructueuses. Je n’ai jamais compris pourquoi ils ont été si difficiles à joindre pendant plusieurs semaines. On m’a alors confirmé, le plus tranquillement du monde, que les contrats d’assurance d’Insor comportent effectivement cette clause anti-DOM-TOM sur le lieu de résidence des garants, de manière systématique, pour « d’évidentes raisons visant à réduire le risque en cas de défaut du locataire », m’a-t-on assuré. Que des centaines de milliers de Français soient lésés par une telle disposition n’est qu’une conséquence regrettable de l’éloignement géographique de leur département d’origine, et c’est manifestement le cadet de leur souci. Allons bon, on ne fait pas d’omelette sans casser les oeufs. Et la loi républicaine dans tout ça ? La loi ? Ben voyons !

Quelques semaines plus tard, en novembre, je me suis fait voler mon téléphone portable, et avec lui j’ai perdu le message de Mme M. que j’avais conservé sur ma messagerie. C’était la preuve de la discrimination que j’avais subie. J’ai porté plainte au commissariat, et tenté de voir avec mon opérateur téléphonique s’il y avait moyen de récupérer le précieux contenu de ma messagerie. Malheureusement, cela n’a pas été possible. La preuve de mon préjudice avait disparu pour toujours. Jusqu’à ce moment fatidique, personne à la Licra ou à la Halde n’avait encore écouté ce fameux message. Il était donc perdu à jamais.

C’est la seule fois de ma vie que je me suis fait voler mon téléphone et jusqu’à présent, je ne suis pas sûr que cet incident soit un simple hasard… En fait je ne le crois pas du tout. Mais je ne pourrai jamais le prouver. Tant pis.

Quelques mois après ces événements, j’ai donc reçu le courrier de la Halde m’annonçant qu’ils abandonnaient la procédure faute de preuves. De plus, la Haute autorité renonçait à enquêter sur les agissements plus que douteux de cette société Insor, qui ne devaient pas être très compliqués à prouver. Justice ne me serait donc jamais rendue dans cette triste affaire.

Cet agent immobilier a bafoué mes droits de citoyen français, une fois de plus, comme la fois où, quelques années plus tôt, la Société générale m’avait refusé un emprunt étudiant pour la même raison : mes parents vivent aux colonies, voyez-vous.

Allons, jeune homme, si jamais vous veniez à faire défaut sur vos remboursements, comment pourrait-on faire descendre vos parents de leur cocotier et s’assurer qu’ils remplissent leur devoir de garants du prêt, hein? Passez donc votre chemin, et allez quémander ailleurs, petit Bamboula. Nous y’a pas prêter argent à toi. Et puis, pourquoi toi vouloir étudier avec ton petit cerveau de Noir? Toi y’en a rester au soleil et couper la canne à sucre.

Pourtant, la Société générale a aussi des succursales aux Antilles… Allez comprendre. À l’époque, jeune et impressionnable, j’avais essuyé ce refus incompréhensible, non pas dans une, mais dans deux agences de la « SoGé » en région parisienne, sans faire d’histoires, avant de m’adresser tout simplement à une autre banque plus respectable.

C’est une étrange sensation que de se voir traiter comme un citoyen au rabais dans son propre pays et de ne pas pouvoir obtenir justice. On peut avoir fait toutes les études qu’on veut, être bardé de diplômes, avoir un bon job, etc. il y aura toujours un moment où cela ne suffira pas, où on ne sera pas assez Français pour avoir les mêmes droits que ses concitoyens de la Métropole.

Pas étonnant que beaucoup d’Antillais ne se sentent pas Français à part entière, mais plutôt Français entièrement à part.

(*) – L’article 22.1 de la loi du 6 juillet 1989 précise qu’on ne peut refuser une location à quelqu’un au motif que le garant réside hors de France métropolitaine. C’est clair comme du bouillon de « Klöße », comme on dit en Allemagne.

Merci Légifrance.
Merci Légifrance.