Berliniquais

Top 10 de mes souvenirs de Syrie

Votre mission pour ce 10 août, si vous l’acceptez, vaillants Mondoblogueurs, est de rédiger un top 10 sur le sujet de votre choix. Défi relevé, Ziad!

La Syrie m’habite. La Syrie me hante. Depuis mon trop court voyage dans ce pays peu connu aux portes de l’Europe, je n’en suis pas complètement revenu. La beauté stupéfiante de ses cités millénaires, le doux vacarme de ses souks odorants, l’effroyable tintamarre de ses rues où des automobiles de fabrication chinoise ou iranienne se disputent le pavé, la gentillesse de ses habitants, leurs sourires radieux assenés sans gêne aux visiteurs étrangers presque agressés par tant d’amabilité… En ce temps-là, en novembre 2010, le « printemps arabe » n’avait pas commencé, et personne ne l’avait vu venir. Les dictatures arabes apparaissaient au faîte de leur stabilité. C’était une autre époque, où la Syrie coulait des jours heureux, ou son quotidien ne se résumait pas à une litanie de tragédies. Qu’est devenue la Syrie? Qu’est-il advenu de mes amis? Autrefois, tout était différent. Il y avait une vie avant la guerre.

Voici dix images, dix souvenirs d’autrefois, de ce pays martyr qui, je l’espère, saura sauver son âme de cet effroyable conflit qui n’en finit plus.

Un coucher de soleil sur Alep vu depuis la Citadelle
Un coucher de soleil sur Alep vu depuis la Citadelle, en novembre 2010

1. « Welcome to Syria! »

Au bout d’une heure de voyage, après que le taxi syrien qui m’emmenait de Trablous, dans le nord du Liban, à la grande ville côtière de Lattaquié, a passé l’impressionnant poste frontière, une fois réglées les formalités administratives, les trois passagers syriens m’ont enfin adressé la parole. « Welcome to Syria! », se sont-il exclamés, surmontant pour la première fois la barrière de la langue pour m’inclure dans la conversation qui jusqu’ici s’était déroulée en arabe. « Welcome to Syria », répètent-ils, encore et encore. Ce n’était que le début. Combien de fois ai-je entendu cette phrase tout au long de mon séjour? Vingt fois par jour? Quarante fois? Dans la rue, des inconnus se retournaient sur mon passage, me tapaient sur l’épaule, m’attrapaient le bras, se détournaient de leur chemin pour venir à ma rencontre, juste pour me souhaiter la bienvenue dans leur pays, et disparaître dans l’anonymat de la foule. « Welcome, welcome ». Je n’ai jamais connu quelque chose de semblable ailleurs.

Avec un groupe d'adolescents syriens sur la citadelle d'Alep
Avec un groupe d’adolescents syriens sur la citadelle d’Alep. Et que sont-ils devenus?

Une de ces anecdotes qui m’ont le plus marqué, c’est la rencontre avec ce jeune père et sa femme, dans une ruelle de la vieille ville de Hama. Après l’habituel « welcome to Syria » et quelques questions plus ou moins indiscrètes pour s’enquérir de mon pedigree, mon interlocuteur se lance sans raison apparente dans un monologue enfiévré où il m’explique comment son épouse ici présente et lui ont failli se séparer après cinq ans de mariage, jusqu’au jour où est née leur adorable fillette qu’il porte présentement sur ses épaules. Depuis, ils sont à nouveau une famille heureuse. L’épouse se tient a distance et ne semble pas comprendre assez bien l’anglais pour participer à la conversation. Étrange rencontre. Mais il semblerait qu’en Syrie, n’importe quel prétexte est suffisant pour échanger quelques mots avec le visiteur étranger.

2. L’hospitalité syrienne

Revenons à mon petit taxi syrien qui effectuait la liaison Trablous-Lattaquié. Nous avons passé la frontière libano-syrienne et faisons une courte halte à un petit café sans prétention au bord de la route, aux environs de Tartous, surplombée par un château du temps des Croisades. Les passagers syriens m’offrent le café. Je proteste. C’est très gentil, chers amis, mais mon café, je peux me le payer. Que nenni. Vos protestations n’y changeront rien. Quand un Syrien a résolu de vous inviter (et cela arrive incroyablement souvent), alors il le fera, que vous le vouliez ou non. Vous êtes un visiteur dans son pays, et c’est son « devoir » de faire preuve d’hospitalité.

"Allez, prends le sabre! Et le bouclier aussi!" Je n'avais rien demandé à personne pourtant... Lattaquié, novembre 2010
« Allez, prends le sabre! Et le bouclier aussi! » Je n’avais rien demandé à personne pourtant… Lattaquié, novembre 2010

Dans ce pays presque mythologique qu’est la Syrie d’avant-guerre, le visiteur étranger devait s’attendre à recevoir des invitations en permanence: à boire le café, à se faire payer son repas par ses nouveaux « amis » qu’il connaît depuis une demi-heure à peine, à se faire payer l’entrée des musées et des sites archéologiques… et tout ceci de manière entièrement désintéressée. C’est fou. C’est unique au monde. C’est l’hospitalité syrienne.

3. La citadelle d’Alep

Juchée pesamment au sommet d’une colline aride qui surplombe la ville, entourée d’une profonde tranchée circulaire où s’accumulent les détritus, la citadelle médiévale construite aux XIIème et XIIIème siècles par les défenseurs musulmans de la ville pour la protéger des invasions des Croisés est l’un des symboles les plus visibles d’Alep, capitale économique et plus grande ville de la Syrie d’avant-guerre. Elle était bien sûr ouverte au public, et offrait aux visiteurs, en plus d’une vue imprenable sur la grande métropole cinq fois millénaire, une grand amphithéâtre taillé dans le roc et une « salle du trône » d’époque mamelouke, luxueusement décorée en boiseries de cèdre.

La citadelle d'Alep, en novembre 2010
La citadelle d’Alep, en novembre 2010

Que reste-t-il d’Alep? De sa vieille ville, classée au Patrimoine mondial de l’UNESCO? De son souk, le plus grand et le plus animé du pays, si ce n’est de toute la région? De son industrie du savon à l’huile d’olive et au laurier, réputée dans tout le monde arabe et bien au-delà? De ses mosquées vieilles de plus de mille ans? De sa fière citadelle qui a traversé les siècles? De ses habitants?

4. Les trois mousquetaires de Lattaquié

Je les nomme ainsi, mais en réalité, ils s’appelaient Fater, Mohammed et Khaled, et gravitaient autour de l’hôtel Al-Fateh, une petite auberge très bon marché, presque sordide, où j’ai atterri par hasard à Lattaquié, après avoir cherché en vain mon « funduq » (hôtel) qui manifestement n’existait plus. Fater était un pensionnaire à long terme de la maison Al-Fateh, jeune chirurgien cardiologue de son état originaire de Damas, Mohammed, le fils du patron, étudiant en « mécatronique » à l’université de Lattaquié et son cousin Khaled, étudiant en droit qui préparait alors le TOEFL.

Fateh, Mohamed et Khaled posent devant le château de Saladin, dans la région de Lattaquié, le 9 novembre 2010. Leur pays était alors en paix.
Fater, Mohamed et Khaled, mes mousquetaires de Lattaquié, posent devant le château de Saladin le 9 novembre 2010. Leur pays était alors en paix.

Après une petite promenade à pied dans les rues de la ville et notamment le long de la côte, le trio m’a emmené en voiture, moi qui n’avais rien demandé, pour une longue virée à la plage puis dans les restaurants bon marché et sympathiques de la ville. Conformément aux règles de l’hospitalité syrienne, ils ont absolument tout payé et catégoriquement refusé que je participe de quelque manière que ce soit. C’est difficile à comprendre, mais j’étais leur « invité », leur « ami » et c’est donc ainsi. Il était hors de question que je débourse la moindre livre syrienne. Je me suis senti quelque peu submergé par tant de générosité. Plus tard, rentré à l’hôtel, les Syriens n’ont pas arrêté de me servir à boire : de l’eau, du café, du thé. Du café très fort, même à minuit. Et de la bière sans alcool. Gratuitement, cela va sans dire.

Mais les choses ne se sont pas arrêtées là. Lorsqu’ils ont compris que mon intention était de visiter « al Qala’at Salaheddine », le Château de Saladin, l’une des attractions de la région dans l’arrière-pays de Lattaquié, ils m’ont tout de suite promis qu’ils m’y emmèneraient le lendemain. Le lendemain à l’heure dite, ils étaient à nouveau là tous les trois. Fater avait décidé pour l’occasion que le CHU de Lattaquié pourrait bien se passer de son chirurgien cardiologue ce mardi-là, car il avait des choses plus importantes à faire: m’emmener au château avec ses amis. Les trois mousquetaires m’ont conduit au château, puis ils ont, une fois de plus, refusé que je paye mon billet d’entrée, un geste d’autant plus étonnant que mon billet coûtait cinq fois le prix du leur (30 livres syriennes pour eux, 150 pour moi, c’est-à-dire trois dollars US)… Mais il n’y avait pas moyen de leur faire entendre raison. Nous avons donc visité le château, qui constitue une agréable promenade verte et historique dans les montagnes de la région. Sur place, nous avons rencontré un touriste anglais solitaire. Tout de suite, les Syriens ont compris qu’ils pourraient lui faciliter les choses en l’emmenant à la gare à 15 heures pour qu’il prenne son train pour Alep. Branle-bas de combat, hop, on repart avec l’Anglais, on l’emmène à l’hôtel pour un thé, on partage avec lui nos mandarines et nos gâteaux, les Syriens nous offrent des paquets de tisane locale pour l’occasion, puis tout le monde se retrouve à la gare. Nos amis Syriens ont réglé les formalités assez longues et compliquées pour l’achat des billets de train (que nous avons cette fois payés nous mêmes, enfin). Dans la gare, des gens me voyant avec mon sac à dos disaient « Welcome to Syria ». Après une quantité assez incompréhensible de démarches, où même les passeports se sont avérés nécessaires (plusieurs fois), nous avons obtenu nos billets de train. Sans nos amis syriens, nous n’y serions probablement pas parvenus. Après avoir fait tant pour nous, ils nous ont accompagnés sur le quai pour nous dire au revoir. En fait, en Syrie, il y a une culture de l’hospitalité qui dépasse tout ce qu’on imagine.

À la gare de Lattaquié, en novembre 2010
À la gare de Lattaquié, en novembre 2010

Je me suis fait trois amis à Lattaquié. Que sont-ils devenus? Comment survivent-ils dans l’horreur de la guerre? À en juger par les mises à jour de son profil Facebook (un site « interdit » dans la Syrie d’Assad), l’un des trois mousquetaires de Lattaquié me semble avoir « mal tourné ». Sur ses nouvelles photos, il arbore désormais une longue barbe et une mine patibulaire. Rien à voir avec le jeune homme avenant et rieur que j’ai connu il y a trois ans. Mais qui d’entre nous ne tournerait pas « mal » après des années de guerre, lorsque tout s’écroule autour de soi?

5. La mosquée omeyyade de Damas

À Damas, je ne me suis pas vraiment fait d’ami, à part peut-être Hasan, le serveur kurde d’un café de Bab Touma où je me suis rafraîchi un après-midi. Mais qu’à cela ne tienne, le Damas d’avant-guerre avait tant à offrir au visiteur: des palais et jardins ottomans, une vieille ville dont les origines remontent à plus de cinq mille ans et où l’on s’amuse à se perdre, des hamams millénaires eux aussi, un et surtout, la grande mosquée omeyyade, construite au VIIIème siècle, soit tout de même 400 ans avant Notre-Dame de Paris.

Mosquée Omeyyade: mur occidental et Minaret al-Gharbiyya, en novembre 2010
Mosquée Omeyyade de Damas: le mur occidental et le minaret al-Gharbiyya, en novembre 2010

L’immense construction en pierre s’ouvre sur une vaste cour intérieure, tout en marbre, où l’on déambule sans ses chaussures, laissées préalablement à l’entrée du bâtiment. Mais qui a besoin de ses chaussures pour fouler un sol si lisse, si propre? Les balayeurs sont toujours là, à l’affut de la moindre feuille de peuplier qui s’égarerait dans cet espace sacré et presque aseptisé. En Syrie, chacun peut venir visiter la mosquée à sa guise, qu’il soit musulman ou pas. Même pendant la prière du vendredi, la visite continue. La mosquée est un lieu de vie ouvert à tous. J’ai passé des heures dans cet endroit unique, assis à même le sol en marbre, à observer les familles, les touristes, les fidèles allant et venant, à lire, à écouter l’appel du muezzin, à me gorger de cette atmosphère si apaisante…

La mosquée omeyyade de Damas a presque 1400 ans d’histoire, et a survécu à nombre de catastrophes, d’incendies, de tremblements de terre, et même aux Mongols. Dans quel état la retrouverons-nous, quand cette sale guerre sera terminée?

6. Prendre le thé chez les Bédouins à Palmyre

Certes, il existe bien un endroit en Syrie où le touriste est un pigeon en puissance, où les vertus nationales de gentillesse et d’hospitalité désintéressées n’ont plus cours, où tous les escrocs du pays se sont donné rendez-vous, prêts à fondre sur leurs victimes rendues insouciantes par cette étonnante tradition de générosité envers le visiteur étranger: Palmyre, l’antique capitale de la reine Zénobie, qui jadis défia la puissance de Rome. Situées à côté d’une oasis aux portes du désert, à mi-chemin entre Damas et la vallée de l’Euphrate, les ruines époustouflantes de la cité antique constituaient un passage obligé pour chaque touriste en Syrie.

Les ruines du temple de Baal à Palmyre. Photo: Berliniquais
Les ruines du temple de Bel à Palmyre. Photo: Berliniquais

Mais Tadmor, le Palmyre moderne, à côté du site archéologique, ne survit (ne survivait) que des revenus du tourisme, et le visiteur étranger se sentait très vite, dès la descente du bus, harcelé par toutes sortes de personnes: des chauffeurs de taxi, des cafetiers, des vendeurs de souvenirs, des rabatteurs en tout genre… À Tadmor-Palmyre, on n’est plus un noble étranger qui mérite tous les égards, on devient une proie, à plumer au plus vite. Lorsque, au détour d’un mausolée antique à moitié écroulé, des Bédouins convient le touriste assoiffé que vous êtes à prendre le thé chez eux, il vous faut désormais vous attendre à offrir un « bakchiche » (cadeau) à votre hôte et à ses enfants, sinon, gare! Et ils savent vous forcer la main pour que vous leur ouvriez votre portefeuille. Après plusieurs jours passés en Syrie, on a le temps de s’habituer à la générosité désintéressée des Syriens, et le choc est d’autant plus rude. Mais dans le fond, ce n’était pas bien grave, c’était une expérience déplaisante, mais intéressante à vivre parmi de pauvres hères qui survivaient comme ils le pouvaient dans leur oasis paumée.

Maintenant que les touristes ont déserté pour de bon les ruines de Palmyre, de quoi vivent les Bédouins de Tadmor?

7. Promenade à Hama avec Moayad et ses amis

À mi-chemin entre Alep et Damas, la ville de Hama est surtout connue pour ses gigantesques norias en bois actionnées depuis 2000 ans par les eaux brunes et paresseuses du fleuve Oronte (et pour les massacres perpétrés sur ordre de Hafez el Assad dans les années 1980, mais ça c’est une autre histoire). Dans le bus qui m’y emmenait d’Alep, j’ai fait la connaissance de Moayad, un étudiant alépin qui venait rendre visite à sa famille. Il a échangé exprès son siège dans le bus avec un passager pour pouvoir s’asseoir à côté de moi et faire un brin de causette pendant les deux heures de route, malgré son anglais plutôt hésitant. J’apprends entre autre qu’il est fiancé à une jeune chrétienne qui étudie avec lui à Alep.

Hama (Syrie), en novembre 2010: la mosquée Al-Azm et une des célèbres norias antiques de l'Oronte
Hama (Syrie), en novembre 2010: la mosquée Al-Azm et une des célèbres norias antiques de l’Oronte

Hama est une ville provinciale plutôt agréable. J’y fais l’expérience de me faire coiffer et raser par un vrai barbier oriental, pour un prix imbattable. Le soir, je retrouve Moayad, et deux ou trois de ses amis. L’un d’entre eux, je me rappelle, ne parle pas un mot d’anglais, mais semble se plaire à être là avec nous. Nous déambulons ensemble dans la douceur du soir. Mes nouveaux amis me décrivent les bâtiments que nous passons, des écoles, des églises, des mosquées. Des familles flânent sous la garde attentive des pères ou des oncles. L’air est saturé d’odeurs de gâteaux et de sucreries. Bien entendu, on me paye absolument tout et on me refuse le droit de mettre la main au portefeuille. Moayad m’étonne lorsqu’il me déclare qu’il ne fume pas car « son Président dit que c’est mauvais pour la santé ». Vu le nombre de fumeurs que j’ai vus absolument partout en Syrie, il semblerait que le message de santé publique du président Assad avait du mal à passer auprès de la population. À moins qu’il ne s’agisse d’une forme de rébellion latente contre l’autorité du despote aux yeux bleus…

Qu’est-il advenu de mon ami Moayad et de sa fiancée chrétienne? Ont-ils pu terminer leurs études à Alep? Se sont-ils mariés? Ou leurs vies sont-elles irrémédiablement endeuillées?

8. Real ou Barça?

Lorsque l’on visite un pays pour la première fois, on y découvre forcément un certain nombre de choses auxquelles on ne s’attendait absolument pas. La plus grande des surprises que m’ait réservée la Syrie est sans conteste la passion maladive des Syriens pour le football européen. D’autant plus que cette nation arabe, à seulement quatre heures d’avion de Berlin, et à une heure de vol de Chypre, tourne ostensiblement le dos à l’Europe (et à l’Occident en général): dans les rues, le voyageur occidental ne reconnaît quasiment aucune enseigne familière. Les voitures sont iraniennes, indiennes ou chinoises. Les investisseurs viennent de Turquie ou des pays du Golfe, à en juger par les panneaux à l’entrée des centres commerciaux dernier cri. Pour le Syrien moyen, l’Europe n’existe donc que par le foot! Ainsi, lorsqu’un Syrien s’est lié d’amitié avec vous (un processus qui dure environ une dizaine de minutes), il osera enfin poser les questions qui lui brûlent les lèvres depuis le début.

Avec Moayad à Hama
Avec Moayad à Hama, le 11 novembre 2010.

« Tu es français? Quel est ton club préféré dans le championnat français? Moi je préfère Marseille, mais j’aime bien Rennes aussi. » (oui, j’ai vraiment entendu ça en Syrie).

« Tu vis à Berlin? Mais c’est super ça. J’adore la Bundesliga. Je suis un fan du Bayern. Et toi? »

Et la question la plus importante d’entre toutes: « Tu supportes le Real ou le Barça? ll y a un Clásico dans trois semaines. On le regarde ensemble? »

Tout de même, il existait aussi des Syriens très ouvertement europhiles. Damas, novembre 2010.
Tout de même, il existait aussi des Syriens très ouvertement europhiles. Damas, novembre 2010.

Dans la Syrie en guerre, peut-on encore suivre la Liga Española et la Champions’ League? Peut-on encore le passionner pour le foot lorsque tout s’écroule autour de soi?

9. Entendre parler l’araméen par un native speaker à Maaloula

« Vous parlez vraiment l’araméen? Pouvez-vous me dire quelques mots? »

La commerçante, visiblement habituée à entendre cette requête, s’exécute de bonne grâce, et prononce des paroles inintelligibles, des sons affreusement gutturaux, d’atroces râclements de gorge, des grognements de pourceau à l’agonie. J’en ai même pris quelques notes. Mo’ishmakh veut dire « bonjour », et Ekhtshob, « comment allez-vous ». C’est beau comme un disque de Marilyn Manson. À l’envers.

Enfer et damnation ! La langue maternelle de Jésus était-elle vraiment si râpeuse à l’oreille? Satisfait d’avoir entendu quelques mots d’araméen comme promis par mon Lonely Planet, mais sidéré par ses sonorités rocailleuses, je prends congé de la libraire et poursuis ma visite du village, les oreilles encore tout écorchées par les borborygmes caverneux tout droit venus, paraît-il, du Nouveau Testament.

Vue du couvent orthodoxe de Sainte Thècle, à Maalula, en novembre 2010.
Vue du couvent orthodoxe de Sainte Thècle, à Maaloula, en novembre 2010.

Dans les montagnes et les vallées aux alentours de Damas, il existe des villages peu arabisés où les habitants parlent encore aujourd’hui un dialecte d’araméen réputé très proche de la langue que parlaient Jésus et ses contemporains. Maaloula est le plus grand et le plus connu de ses villages, et est aisément accessible en minibus depuis la capitale, à 50 kilomètres de là. Nichée à flanc de montagne, dans la chaîne de l’Anti-Liban, la bourgade chrétienne offre au visiteur un beau panorama sur le massif montagneux ainsi qu’une forte concentration d’églises et de monastères grecs orthodoxes, assortis de tout un tas de légendes plus ou moins invraisemblables. Que sont devenus les villageois de Maaloula? La guerre les a-t-elle rattrapés eux aussi, dans leurs vallées isolées?

10. Le regard de Bachar

La Syrie « heureuse » d’avant-guerre était bien sûr une dictature, gouvernée d’une main de fer pendant quatre décennies par un même clan familial sans aucune assise démocratique ni la moindre légitimité populaire, les Assad. Mais à mon grand étonnement, la politique était loin d’être un sujet tabou dans la Syrie de cet automne 2010, moins de deux mois avant le début du Printemps arabe. J’ai été surpris par le nombre de fois où des Syriens m’ont demandé, sans passer par quatre chemins, ce que je pensais de leur pays ou de leur Président, ou du voisin israélien. Souvent pris de court, je me suis généralement contenté de réponses prudentes, diplomatiques, évasives, pour éviter les frictions et les chausses-trapes de ce terrain tout à fait inconnu et potentiellement miné où je ne tenais pas à m’embourber. Après tout, où que je dirige mon regard, je croisais toujours celui de Bachar : dans la Syrie d’avant le conflit, où que vous soyez, il y avait toujours un portrait du Président dans votre champ de vision, vous défiant presque de soutenir son regard.

Un portrait de Bachar à l'aéroport de Damas, le 15 novembre 2010. Photo: Berliniquais
Un portrait de Bachar à l’aéroport de Damas, le 15 novembre 2010. Photo: Berliniquais

Bon sang, il est partout ce Bachar ! Le poing levé façon « ¡Viva la revolución! » par ici, Bachar portant des Ray-Ban par là, Bachar l’air grave et visionnaire, Bachar souriant sur un arrière-plan en forme de cœur, Bachar en écusson brodé sur les uniformes des garde-frontière, Bachar (ou son père Hafez) sur les billets de banque… Toujours ce même regard bleu, glacial, scrutateur. Bachar, Bachar, Bachar. Bachar et Hafez. Hafez et Bachar. C’est l’indigestion de Bachar. Que les Syriens n’en puissent plus, cela peut aisément se comprendre. Mais

Voilà mon top 10 de moments passés en Syrie. Voyager, c’est avant tout rencontrer une autre culture, un autre peuple, d’autres visages. Ce sont surtout ces personnes que j’ai croisées sur mon chemin qui ont fait de la Syrie une destination complètement à part, de tout ceux que j’ai entrepris jusqu’ici. Le meilleur de la Syrie, ce sont vraiment ses habitants. Aucun peuple ne mérite de subir la guerre. Mais s’il y en a un qui le mérite encore moins que les autres, c’est bien le peuple syrien. Courage dans vos épreuves, mes amis! Un jour, la paix reviendra, et moi aussi, inch’Allah, je reviendrai en Syrie.

Pour Limoune, la vitrine d'une pâtisserie à Damas, le 14 novembre 2010. Photo: Berliniquais
Pour Limoune, la vitrine d’une pâtisserie à Damas, le 14 novembre 2010. Photo: Berliniquais


Jour de marché à Foyal

Née, selon l’état civil, un jour d’avril 1913, Mathusaline (*) est l’un de ces personnages qui, semble-t-il, depuis que le monde est monde, ont toujours existé, tout simplement. Qui, de l’œuf ou de la poule, est arrivé en premier ?  Question idiote. Au commencement, il y avait Mathusaline, point. Depuis l’aube des temps (sans doute), coiffée de son inséparable « bakoua », le grand chapeau de paille des agriculteurs antillais, elle arpente infatigablement la face du monde et surtout, y plante ses légumes avec la même industrieuse ténacité. Certaines personnes sont faites de cette trempe qui les rend complètement inusables, et Mathusaline appartient indéniablement à cette caste de quasi-immortels, au même titre qu’un Duncan MacLeod ou qu’un Gandalf le sorcier.
Mme Mathusaline sur le Marché du Parc Floral de Fort-de-France en décembre 2011
Mme Mathusaline avait 98 ans (et demi) lorsque je l’ai photographiée en décembre 2011 sur le Marché du Parc Floral de Fort-de-France

Au début de mon séjour annuel à la Martinique, il arrive toujours ce moment où, inquiet, j’interroge ma mère à son endroit : «Et Mathusaline alors, elle vient toujours sur le marché ?», redoutant la réponse toujours  plus, au fur et à mesure que le temps passe, inexorablement. Et année après année, mon incrédulité augmente lorsque ma chère génitrice me répond invariablement, sur le ton de l’évidence même : «Mais bien sûr, elle continue de venir». Ces dernières années, la réponse standard s’est certes étoffée d’un petit complément anodin, par souci de vraisemblance, sinon on commencerait à se poser des questions : «Elle est là un samedi sur deux seulement, tu sais, elle a un peu moins la forme». Assurément, pour quelqu’un qui va tranquillement sur ses 101 ans (selon la version officielle bien sûr), descendre de son jardin verdoyant à la campagne, par les routes sinueuses qui serpentent par “mornes” et par vaux, et venir faire la vente chaque samedi au petit matin sur le marché du Parc Floral, sous le chaud soleil martiniquais, c’est peut-être un peu fatigant voyez-vous. En revanche, tous les quinze jours, là, rien à dire…
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Certains racontent que ce n’est plus elle qui fait pousser les fruits et légumes qu’elle vend, et qu’elle aurait confié ce pénible labeur à son fils. Mais je suis sûr que ce ne sont que des racontars fabriquées de toutes pièces par quelque garnement d’octogénaire désœuvré et “malparlant” (médisant), car c’est bien ce que font les jeunes d’aujourd’hui, ces petits voyous. Aucun respect pour les cheveux blancs de leurs aînés. Évidemment, je ne crois pas un mot à tous ces commérages.
Pour peser vos achats de fruits et légumes, les marchandes emploient la technologie dernier cri
Pour peser vos achats de fruits et légumes, les marchandes emploient la technologie dernier cri

Depuis mon enfance,  à chaque fois que j’ai accompagné ma mère au marché le samedi, la petite marchande de “légumes pays” était là, toujours gaie, toujours un mot gentil à la bouche pour nous accueillir, et aussi loin que remontent nos souvenirs, déjà fort âgée. «Eh bé, c’est toi qui est là avec ton fils ? Aïe bon Dieu, mon cœur est tellement contente [sic] de te voir», nous dit-elle aujourd’hui, dans le français fleuri et approximatif des «gens longtemps», dont nous avons ri plus d’une fois lors de nos déjeuners en famille. Ses gestes sont peut-être un peu plus lents qu’avant, mais ses petits yeux gris-bruns, profondément logés dans leurs antiques orbites, sont toujours aussi pétillants, et, à vrai dire, c’est surtout pour saluer celle que j’appelle respectueusement Madame Mathusaline, que je continue à venir le samedi matin avec ma mère, une ou deux fois l’an, avant que… vous savez… avant que, fatalement… oui, c’est dur à dire… avant que… avant qu’elle ne soit emmenée par des extra-terrestres sur la planète Antarès pour rejoindre les autres vieux du film Cocoon qui pètent la forme autant qu’elle.

J’espère bien être là pour assister au spectacle, et je vous montrerai le film, les photos et tout le tremblement, soyez-en assurés. En attendant, poursuivons notre visite du marché Max Ransay.
Une marchande soigne la présentation de ses «dachines» et de ses «giraumons»
Une marchande soigne la présentation de ses ignames et de ses «giraumons»
En Martinique, nous avons cette curieuse manie de tout renommer. Les villes de Fort-de-France, Schœlcher ou Ducos s’appelaient autrefois Fort-Royal, Case-Navire et Trou-au-Chat, et s’en portaient très bien ainsi, mais non, il a fallu un jour les débaptiser. Il en va donc de même du marché du Parc Floral, qui est désormais officiellement désigné sous le nom de marché Max Ransay, en hommage à un chansonnier et troubadour martiniquais disparu il y a une paire d’années. Prenez-en bonne note. On y vend toutes sortes de fruits, fleurs et légumes locaux, et quelques produits d’artisanat.
On peut bien sûr acheter ses fleurs au marché Max Ransay
On peut bien sûr acheter ses fleurs au marché Max Ransay
D’habitude, je rentre en Martinique pour la période de Noël. En cette saison-là, il y a peu de fruits. Seuls les agrumes sont à la fête : les citrons verts, les oranges “douces” et oranges “amères” (plutôt vertes elles aussi en fait), et les grosses mandarines d’une teinte verdâtre tirant vaguement sur l’orangé, riches en pépins, sont alors omniprésents et succulents.

Mais cette fois, pour mon premier séjour antillais en période d’hivernage depuis très longtemps, je redécouvre avec joie l’abondance des fruits et légumes tropicaux qui poussent sur notre terre fertile à la végétation luxuriante. Bananes de toutes sortes, mangues et « mangots », avocats, goyaves et les « abricots pays », de la taille d’un ballon de hand-ball. J’avais jusqu’à oublié l’existence des « quénettes », ces petits fruits sucrés dont l’écorce verte renferme un énorme noyau indigeste recouvert d’une trop mince couche de chair couleur saumon et très sucrée.
Un étal de fruits et légumes divers à la période de Noël
Un étal de fruits et légumes divers à la période de Noël. Les concombres sont à « deu-euwo » le kilo.

«Bonjour Madame.
– Bonjour ma chérie.
– C’est combien le kilo de concombres ?
– C’est deu-euwo, doudou.
Deu-euwo ? Tout ça ?!
– Mais oui ma fille, mais ils sont bons tellement. Et puis frais ! Hier je les ai récoltés. Regarde comme ils sont beaux, ils ont une belle manière.
– Bon d’accord, donne-moi ces deux-là alors. Et les ignames, tu me les donnes à combien ?
Twoi-euwo.
– Ah non, twoi-euwo c’est un peu cher quand même.
– Ah, ma fille, avec le mauvais temps, c’est raide hein, tu sais.
– Oui je sais.
– La semaine prochaine si-Dieu-veut, j’en aurai de plus belles, chérie.
– D’accord. Bon je dois y aller. Bonne journée.
– À samedi si-Dieu-veut !»

Malgré l’heure matinale, la chaleur est abrutissante. Le soleil darde ses rayons sur les marchand(e)s et les client(e)s avides de la moindre parcelle d’ombre. Soudain, un nuage gris passe, et il se met à pleuvoir. La pluie tombe aussi drue que les rayons du soleil l’étaient il y a quelques minutes. Sur le marché, on se réjouit de ce providentiel intermède humide qui vient rafraîchir l’atmosphère de quelques pouillèmes de degrés.

Soudain, il pleut. Mais vu la chaleur étouffante, certains ne s'en plaignent pas
Soudain, il pleut. Mais vu la chaleur étouffante, certains ne s’en plaignent pas
Ananas (dites “anana”), ignames, patates douces, “giraumons” (le potiron “pays”), choux de Chine ou dachines (une sorte d’énorme bulbe comestible qui tient plus de la tulipe géante que du chou, si vous voulez mon humble avis), pastèques, pamplemousses, choux, laitue, carottes, tomates, corossols, “christophines”, avocats, melons, “oignon pays” (une sorte de ciboulette mastoc que les Guadeloupéens appellent d’ailleurs “cives”), “oignons France” (l’oignon allochtone), épinards, bananes, “bananes jaunes” (le nom habituel de la banane plantain qui se consomme cuite), bananes “figues-pommes” et “freycinettes” (les bananes format XXS au goût XXL), “ti-nains” (bananes à cuire lorsqu’elles sont vertes), choux caraïbes, épices entières ou moulues, herbes aromatiques, poireaux, fruits de la passion ou “maracudjas”, haricots verts, noix de coco fraîches, que vous pouvez faire débiter au coutelas afin de vous désaltérer sur place… Tout est frais et provient directement du producteur.
Les buveurs de noix de coco
Les buveurs de noix de coco
La pesée des "bananes jaunes" (bananes plantains) à 1,60€ le kilo
La pesée des « bananes jaunes » (bananes plantains) à 1,60€ le kilo
«Ah non, je suis trop laid [sic] pour que tu me prends [re-sic] en photo», proteste Mamie Suzanne (*), gênée par l’intrusion du paparazzi. Elle baisse ostensiblement la tête et me présente obstinément son vieux chapeau de paille. Bien sûr, nous n’avons aucun lien de parenté avec “Mamie”, mais c’est sous ce nom d’artiste que tous la connaissent sur le marché du Parc Floral, car elle aussi a déjà un âge avancé. Cela étant dit, à côté de la vénérable Mathusaline, naturellement, elle n’est qu’une gamine dissipée, un jeune cabri sautillant, comme nous tous d’ailleurs. Ça tombe bien qu’elle détourne ainsi le visage, car en réalité je n’avais aucune intention de lui tirer le portrait. Ce qui m’intéressait, c’est son fabuleux étalage d’herbes : Mamie Suzanne est une spécialiste des “légumes à soupe”, et ma mère lui achète présentement deux grosses bottes de légumes servant à préparer deux soupes typiquement martiniquaises, la “soupe habitante” (“soup zabitan”) verte et onctueuse, à la recette assez figée, et la… “soupe”, qu’on appelle tout simplement “la soupe”, reconnaissable à sa couleur orange que lui confèrent les giraumons. De consistance moins homogène que la soupe habitante, elle autorise à la cuisinière (et au cuisinier aussi, voyons) bien plus de fantaisie dans sa préparation.

Pour me remercier d’avoir été gentil et de ne pas l’avoir trop tourmentée avec mon appareil photo, Mamie Suzanne me donne un avocat bien mûr avant que nous ne prenions congé. C’est sympa, mais en fait il est déjà tellement ramolli qu’il en était devenu pratiquement invendable sans doute. Mais c’est l’intention qui compte, n’est-ce pas. Moi aussi je suis contre le gaspillage. Elle nous voit partir avec un certain soulagement dans le regard.
Mamie Suzanne au travail avec légumes à soupe, dont entre autres les oignons pays, le giraumon et le persil
Mamie Suzanne au travail avec légumes à soupe, dont entre autres les oignons pays, le giraumon et le persil
Les derniers étals du marché (ou les premiers si vous arrivez à l’envers, hein) proposent d’autres types de produits à la vente, principalement des liqueurs, des jus, des épices séchées, du cacao, etc. C’est un tout autre domaine que je connais mal. En général, nous ne nous y attardons pas, car nous avons déjà traversé tout le marché, bien bavardé avec tout le monde, et le panier de victuailles pèse lourd… Ce qui fait que pour moi, ce secteur est un peu une terra incognita. De plus, en Martinique, ce ne sont pas les sources d’approvisionnement qui manquent pour se procurer des liqueurs et des épices. Et en général toute famille martiniquaise en obtient gratuitement de la part de la belle-sœur du cousin d’une voisine, qui aime préparer elle-même ses liqueurs maison. En acheter au marché, c’est plutôt pour dépanner…
Ah, enfin un vendeur sur le marché qui ne soit pas né avant-guerre !
Ah, enfin un vendeur sur le marché qui ne soit pas né avant-guerre !
Avec ses 90.000 habitants, Fort-de-France passe pour une grande ville. Aussi lui faut-il, pour tenir son rang de capitale, bien plus que ce petit marché riquiqui qui vivote en bordure des eaux insalubres du canal Levassor. Bien évidemment, il y a d’autres marchés au centre-ville : le marché de l’Asile, un peu plus central, et surtout le marché couvert, plus fréquenté des touristes (cela saute aux yeux), et qui est aussi une étape obligée pour les politiciens français en voyage aux Antilles, notamment lors des campagnes électorales. Il a la réputation d’être un peu plus cher que les autres (les produits qui coûtent deu-euwo au Parc Floral se négocient plutôt à deu-euwo cinquante voire troi-euwo ici), en tout cas il a indéniablement un autre cachet. Les allées sont propres, il n’y a pas de produits posés à même le sol, et les vendeuses sont nettement mieux habillées et portent de magnifiques chapeaux avec de jolis fruits peints de couleurs vives. Mais nous, les habitués du marché Max Ransay, nous avons Madame Mathusaline. Et toc.
Au marché couvert de Fort-de-France, plus moderne et plus touristique, c'est une autre ambiance
Au marché couvert de Fort-de-France, plus moderne et plus touristique, c’est une autre ambiance
(*) Comme d’habitude, les noms ont été changés. En réalité, Mathusaline a un très joli prénom, qui, sans être aussi caricatural, fleure bon lépoque “an tan lontan” (au temps jadis) tout de même.


Réflexions sur la mémoire de l’esclavage

Aujourd’hui, c’est le 22 mai. La Martinique commémore l’abolition de l’esclavage, entrée en vigueur en 1848 après des décennies de luttes et de revirements. À cette occasion, inspiré par la démarche de Mylène, je me permets de retravailler et de publier un billet que j’avais écrit dans mon autre blog, le 27 mai 2011, jour de la commémoration de l’abolition de l’esclavage en Guadeloupe, suite à un énième débat empoisonné lancé par la droite conservatrice à propos du discret hommage national du 10 mai. Vous suivez?

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Depuis 2006, la France commémore le 10 mai de chaque année l’abolition de l’esclavage dans ses colonies, survenue en 1848. La célébration de ce moment historique, où le pays qui se vante volontiers être la « patrie des Droits de l’Homme » s’est réconcilié avec ses idéaux de liberté et d’égalité, est invariablement saluée par les polémiques lancées par une certaine droite.

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J’ai du mal à comprendre pourquoi notre pays est à ce point fâché avec sa propre histoire. Aux Antilles, nous sommes élevés dans la mémoire de ces temps révolus, dont plus aucun survivant ne peut témoigner puisque l’abolition définitive remonte au printemps 1848, soit tout de même 27 ans avant la naissance de Jeanne Calment, ou encore juste après la circoncision de Mathusalem. Alors, est-ce à dire que c’est un épisode passé sans aucune importance, à jeter sans plus tarder aux poubelles de l’histoire? Bien évidemment, non. Aux Antilles, en Guyane, et dans une mesure un peu moindre, à la Réunion, la question tombe sous le sens : nos sociétés sont nées de la colonisation européenne et de l’esclavage. Notre peuple, notre culture, notre cuisine et notre langue créoles n’existeraient probablement pas s’il n’y avait pas eu deux siècles de traite négrière pour soutenir l’économie de ces colonies insulaires et si l’esclavage y avait été interdit comme dans d’autres colonies, comme la Nouvelle-France par exemple, ou bien entendu comme il l’était en France même. Cette tragédie, ayant donné naissance aux peuples antillais et guyanais, revêt donc une importance toute particulière, bien plus que le servage, cet “équivalent” bien commode mais un peu paresseux, souvent utilisé par les détracteurs de la commémoration de l’abolition, et dont l’idée de base se résume ainsi : “Ah oui bah nous aussi les gentils blancs, nous avons des ancêtres qui ont souffert, ils étaient des serfs, et le servage, c’est maaaaaal mais nous on est cool avec ça et on ne la ramène pas toutes les cinq minutes pour autant, alors s’il vous plaît les noirs, bouclez-la et puis d’ailleurs restez chez vous”. Le peuple français existerait aujourd’hui, même si le servage n’avait jamais existé. Le peuple antillo-guyanais tel que nous le connaissons, sûrement pas, s’il n’y avait pas eu l’esclavage. Demander aux Antillais d’arrêter de “la ramener”, de cesser de “regarder vers le passé”, “d’aller de l’avant”, etc., c’est comme demander aux Européens et aux autres peuples du monde d’oublier la moitié de leur héritage historique sous prétexte qu’il les empêcherait “d’aller de l’avant”. Ben voyons.

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Fort bien, maintenant que l’on a établi que nous autres Antillais, Guyanais et Réunionnais avons le droit de commémorer l’esclavage et son abolition, l’on pourrait se demander: en quoi ces sombres événements concernent-ils l’ensemble de la France et des Français de ce début du XXIème siècle ? Pour la simple et bonne raison que 1,5 millions de citoyens français vivent dans les quatre départements d’outre-mer à l’heure où nous parlons, parce qu’énormément de ressortissants des DOM (plus de 500.000) vivent en métropole, parce que de grands ports français se sont considérablement enrichis du commerce triangulaire, parce que deux millions de Français d’aujourd’hui, et deux siècles d’histoire de notre pays et d’histoire du commerce de villes comme Nantes, La Rochelle et Bordeaux, cela ne compte pas pour des clous. Parce que Bourg-en-Bresse a célébré la première abolition de l’esclavage (celle de 1794) par une grande fête populaire, où des femmes blanches et des négresses échangèrent leurs bébés et allaitèrent des nourrissons d’une autre couleur que la leur, dans un élan de fraternité probablement inédit en Europe, et que cette abolition-là, abrogée par Napoléon par la suite, avait été l’une de ces trop rares occasions où la France mettait vraiment en application ses principes et ses idéaux, sans hypocrisie, ni basses compromissions, ni vils renoncements. Il ne s’agit pas d’exiger de la “repentance”, le terme chéri des amnésiques de droite. Personne n’accuse personne. Les criminels d’antan sont morts sans procès et souvent, avec les honneurs. Les victimes de jadis sont mortes, bien enterrées, et entièrement oubliées : les esclaves n’avaient souvent qu’un simple prénom, un sobriquet donné par leur maître, et la mémoire de leur misérable existence individuelle n’a pas survécu aux proches qui les ont connus de leur vivant, sauf exceptions. Il ne reste que des descendants, du côté des criminels comme des victimes, nés plusieurs générations après les faits. Le contraire de la douce amnésie n’est pas la “repentance”, c’est l’honnêteté historique, le fait d’assumer pleinement l’histoire de son pays, dans les moments glorieux comme dans les heures troubles, le fait de ne pas se proclamer sans vergogne “tous résistants !” au lendemain de la Libération, ou de ne pas se sentir attaqué lorsque quelques voix discordantes osent noircir, si j’ose dire, le beau mythe de la construction nationale, avec d’encombrants faits historiques qu’il ne fait pas bon évoquer.

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De nombreux détracteurs de droite, agacés par ces empêcheurs d’oublier en rond, arguent que “l’esclavage, ce n’est pas un génocide, donc ce n’est pas un crime contre l’humanité”. CQFD. On va leur accorder le bénéfice du doute, et supposer qu’ils font cet amalgame en toute bonne foi, parce que pour beaucoup d’entre nous, la notion de crime contre l’humanité fait écho en premier lieu aux procès de Nuremberg, donc à l’Holocauste, donc renvoie forcément à l’archi-crime qu’est le génocide. Mais alors, messieurs-dames, il va falloir ouvrir un bouquin ou deux (et je ne parle pas des ouvrages d’un Robert Faurisson, hein, attention petits coquinous, je vous vois venir), ou du moins une page Wikipedia, car nulle part la définition, au demeurant très vague et fluctuante, du crime contre l’humanité, ne se restreint aux seuls génocides. Je reprends ici la “définition” (plutôt un catalogue en fait) utilisée par la Cour Pénale Internationale, vous savez, ce repaire de gauchistes déchaînés, de suppôts baveux de l’anti-France, de champions notoires de la “repentance” et de l’auto-flagellation à tout va, qui n’ont de repos que lorsqu’ils ont humilié notre Grande Nation :
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Meurtre ; extermination ; réduction en esclavage ; déportation ou transfert forcé de population ; emprisonnement ou autre forme de privation grave de liberté physique en violation des dispositions fondamentales du droit international ; torture ; viol, esclavage sexuel, prostitutionforcée; grossesse forcée; stérilisation forcée ou toute autre forme de violence sexuelle de gravité comparable ; persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste (…) ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour ; disparitions forcées de personnes ; crimes d’apartheid, autres actes inhumains de caractère analogue causant intentionnellement de grandes souffrances ou des atteintes graves à l’intégrité physique ou à la santé physique ou mentale.

 

Bref, la liste des joyeusetés en question est drôlement longue, et comporte plusieurs des crimes commis de façon routinière par les esclavagistes, négriers ou non. La lecture du Code Noir, document légal qui est entré en vigueur dans les colonies françaises aux Antilles en 1685 (un grand millésime dans l’histoire de France, car c’est aussi l’année où Louis XIV, décidément très inspiré, a révoqué l’édit de Nantes, mettant un terme à près d’un siècle d’insupportable tolérance religieuse et jetant sur les routes de l’exil des centaines de milliers de “huguenots”, dont beaucoup, réfugiés à Berlin, ont fortement contribué au développement économique et culturel de ce qui n’était encore qu’une grosse bourgade teutonne sans grande importance), fournit quelques arguments assez frappants qui montrent que l’humanité des esclaves était systématiquement bafouée. Les esclaves, bien que considérés comme suffisamment humains pour mériter un baptême (“dans la Religion Catholique, Apostolique et Romaine”, comme il se doit, cf. article 2) et une sépulture chrétienne, étaient néanmoins qualifiés de “meubles” par l’article 44 dudit Code, étaient punis de mort pour des crimes monstrueux comme le fait de se réunir, de s’évader, de voler une vache ou de frapper leur maître. Il faut être sacrément obtus pour soutenir mordicus, en connaissance de cause, que la traite négrière et l’esclavage aux Amériques et dans l’Océan Indien ne constituent pas un crime contre l’humanité. À partir de ce point, je cesse de considérer ceux qui persistent dans cette voie comme étant neutres ou de bonne foi, désolé.

Ensuite, parmi les nombreux opposants à tout ce qui touche la mémoire de l’esclavage, il y a ceux qui clament à cor et à cris : “c’est pas moi qu’a commencé !” comme dans la cour de récré. Pourtant, personne n’accuse les Français, les Européens ou les Blancs en général, d’avoir inventé l’esclavage, ni d’avoir conduit la traite tous seuls, sans l’aide de roitelets africains, d’alliés tribaux de circonstance ou d’aventuriers arabes. D’ailleurs, d’une certaine manière, les Européens se sont distingués en beauté en abolissant l’esclavage dans leurs pays, puis dans leurs colonies, bien avant la plupart des autres régions du monde, à commencer par les mahométans. Certains “penseurs”, toujours du même côté de l’échiquier politique, reprochent à la France la place, pourtant toute riquiqui, qu’elle fait à la mémoire de l’esclavage, et aux commémorations timides qui ont débuté en métropole le 10 mai 2006, de “négliger” des aspects importants de l’histoire entière de l’esclavage, tel qu’il fut pratiqué par les Arabes ou les Ottomans autour de la Méditerranée, voire par les Romains, les Égyptiens anciens (mais oui, vous vous rappelez au catéchisme, les Hébreux asservis par Pharaon !), ainsi qu’en Mésopotamie, comme le prouve sans équivoque le fameux code d’Hammourabi… Messieurs, les ficelles sont plutôt grosses. La France commémore l’esclavage, tel qu’il fut pratiqué, encouragé et légalisé, sur le sol des territoires qu’elle a administrés, pour son bénéfice exclusif, une pratique qui, ne vous déplaise, l’a changée pour très longtemps. Que vous le vouliez ou non, les Égyptiens n’ont vraiment rien à y voir. On commémore l’histoire de France, celle du peuple français, de la même manière que l’on célèbre en France la fin de la dernière guerre le 8 mai, et non pas le 2 septembre, date de la capitulation japonaise et point final de ce conflit mondial. Mais nos chafouins élus et “intellectuels” de la droite conservatrice n’en sont pas à une contradiction ni à une approximation près…

Quelques sinistres figures de l’UMP et assimilés se sont érigées en inlassables pourfendeurs des lois mémorielles. Pourtant, leur duplicité ne fait pas l’ombre d’un doute. Parmi les plus hypocrites d’entre tous, l’odieux Christian Vanneste qualifiait, dans cette interview récente accordée au Nouvel Obs, la loi Taubira de 2001 de “loi anti-française” (ah, la voilà, l’anti-France !), qui “égorge la liberté d’expression”, et patati et patata, bottant habilement en touche pour éviter d’en dire autant de la loi Gayssot n’est-ce pas, facho mais pas fou le brave député. On note avec intérêt que c’est le même Christian Vanneste qui s’est donné beaucoup de mal pour que l’Assemblée vote une autre loi mémorielle en 2005, un texte de réhabilitation de l’entreprise coloniale, et qui a proposé des amendements poussant encore davantage dans ce sens, allant presque donner de grandes claques dans le dos aux anciens de l’OAS. On remarque que c’est toujours le sieur Vanneste, décidément très affairé dès qu’il s’agit de demander au législateur de se mêler d’histoire, qui a déposé, en novembre 2006, une proposition de loi de reconnaissance par la France du génocide ukrainien perpétré par Staline en 1932. Ah mais tout ceci, ce n’est pas de l’anti-France, n’est-ce pas, alors allons-y sans nous gêner, et encombrons le législateur français de textes sur les souffrances des Ukrainiens.

Dans un monde parfait, dans une France parfaite, on n’aurait pas besoin de loi Taubira relative à la mémoire de l’esclavage, pas plus qu’on n’aurait besoin de loin Gayssot pénalisant la négation de la Shoah, ni de lois mémorielles en général, de la même manière dont on se passe très bien de lois “géographiques” (imaginez un peu : “La France reconnaît publiquement que son point culminant est le Mont-Blanc, à 4807 mètres d’altitude”, hahaha), de lois “mathématiques” [“La France reconnaît publiquement que deux et deux font quatre, et que pour tout entier naturel n, la somme des n premiers termes d’une suite arithmétique de premier terme u0 est (u0 + un) x (n + 1)/2], ou encore de lois chimiques (La France reconnaît publiquement que la formule chimique de l’eau est H2O). Vous vous imaginez le bazar. En attendant, loi ou pas, il est urgent d’arrêter de considérer la mémoire de l’esclavage comme une seule affaire d’Antillais ou de noirs : l’anti-France, pour moi, c’est plutôt ce genre d’attitudes amnésiques, qui épurent le récit national et en excluent des millions de citoyens français. Une nation harmonieuse est, au contraire, une nation dont le récit historique est accepté par tous, et où tous se reconnaissent, sans qu’il soit question de repentance. Nous, les Antillais, sommes Français et heureux de l’être, mais ne sommes pas arrivés là par l’opération du saint-Esprit ou par la dérive des continents.

La mémoire de l’esclavage est l’affaire de tous, et la commémoration de l’abolition, une grande fête pour toute notre nation, car elle célèbre, entre autres, l’un de ces moments-clés qui ont permis d’aboutir à un véritable État de droit et à une communauté de citoyens égaux devant la loi. Pour des raisons historiques, les quatre DOM commémorent l’abolition à des dates différentes les uns des autres : pour la Martinique, c’est le 22 mai de chaque année. Le 27 mai, c’est au tour de la Guadeloupe. La date retenue à l’échelle nationale est le 10 mai, pour mettre tout le monde d’accord. Laissons derrière nous ces polémiques stériles, ces combats d’arrière-garde et ces aboiements des nostalgiques et des réacs héritiers des anti-dreyfusards d’antan: l’esclavage a eu lieu en France, a été aboli par la France, et notre nation se grandit et se fortifie à chaque fois qu’elle évoque ce passé avec réalisme et dignité.


Dakar : du sable et de la couleur (et d’autres trucs)

Samedi dernier, 6 avril, je suis arrivé à Dakar pour participer à une formation encadrée par dans le cadre du concours Mondoblog. Nous sommes 50 blogueurs de la première et de la deuxième éditions du concours, réunis ici pour une semaine de formation au journalisme. Et entre les séminaires, les sessions de formation au campus de l’Agence Universitaire de la Francophonie et autres mondanités à l’ambassade de France, je tente tant bien que mal de découvrir la capitale sénégalaise, une métropole bigarrée, effervescente, venteuse et sableuse. Ce n’est pas souvent que j’ai l’honneur d’être envoyé tous frais payés à 5000 kilomètres de chez moi, et c’est mon tout premier séjour en Afrique subsaharienne, une destination évidemment fascinante et attrayante pour l’Antillais que je suis.

Le fameux monument de la Renaissance africaine surplombe la ville

Ainsi, permettez-moi d’introduire Dakar, la première capitale « vraiment » africaine qu’il me soit donné de visiter, et de partager mes photos et impressions de la grande ville nichée sur le Cap-Vert, comme un grain de beauté (ou une verrue) sur le bout du nez du Sénégal, sur le Finistère de l’Afrique, la péninsule la plus occidentale du continent dit « noir », cernée par l’Océan Atlantique sur trois côtés.

Dakar, c’est la mer. Au nord, au sud et à l’ouest, la ville finit sur de hautes falaises qui plongent à pic dans les vagues hautes et régulières de l’océan. Par endroits, le boulevard côtier, une artère rapide et tout en virages appelée « Corniche » tout comme dans nombre de capitales des anciennes colonies françaises, de Fort-de-France à Beyrouth en passant par Casablanca, la Corniche disais-je, longe une plage, courte et large, où des groupes de sportifs font leur footing ou leurs étirements. Mais personne ne se hasarde dans l’eau. Absolument personne. Il faut dire que les rouleaux sont hauts et puissants. Ou peut-être qu’il y a des crocodiles tapis dans l’écume… La mer, qui enserre et étreint la ville, lui donne aussi un climat agréable et étonnamment frais. Ici, nous sommes en plein Sahel, en bordure méridionale du Sahara, des étendues stériles que l’avion a survolées pendant deux heures après avoir laissé l’Atlas marocain. À Dakar, la végétation est plutôt rabougrie et doit sa survie à la main de l’homme.

La rade de Dakar vue depuis la vedette rapide pour Gorée
Sport collectif sur la plage au crépuscule. Désolé pour la photo de travers, j’étais en voiture et j’ai fait de mon mieux avec les nids-de-poule…

Pourtant, malgré la proximité du désert, on dirait qu’il ne fait jamais bien chaud ici. Les nuits sont frisquettes, les journées sont agréablement ensoleillées, mais diablement venteuses. Je me surprends à porter en permanence mon écharpe providentiellement apportée de Berlin, et le soir, la veste. Les blogueurs antillais, arrivés de Guadeloupe et d’Haïti, maugréent volontiers contre cette piètre contrefaçon de climat tropical. Les Sahéliens de Bamako et de Ouaga, habitués à la fournaise de la savane, grelottent dans la fraîcheur de la brise marine, les Ivoiriens et les Camerounais doublent l’épaisseur de pulls. Il n’y a en somme que les débarqués d’Europe ou du Canada pour ne pas se plaindre d’avoir enfin laissé l’interminable hiver derrière eux. Nous sommes pourtant exactement à la même latitude que la Martinique (14°40 Nord). Première surprise !

Dakar, c’est le sable. Et en prodigieuse quantité ! Le sable enveloppe et recouvre la ville, brunit les feuilles des cocotiers et des baobabs. Une pellicule de poussière grisâtre ternit l’éclat des fleurs tropicales, s’accroche opiniâtrement aux murs et aux portes, prend possession de nos chaussures et de nos vêtements. Le sable tourbillonne dans le vent, nous picote les yeux surpris par une bourrasque soudaine. Mais le plus remarquable, ce sont ces quartiers entiers de la capitale où les maisons et immeubles sont plantés à même le sable, là où ailleurs il y aurait de la pelouse ou des trottoirs… ou des chaussées asphaltées. Dans ces quartiers, les rues ne sont que des bacs à sable géants pour les enfantss, ou alors des arènes urbaines où les élégants mocassins du touriste peu averti et autres blogueurs fashion s’enfoncent pitoyablement tandis que ce dernier tente de garder contenance. Je n’ose imaginer le spectacle pendant la saison des pluies, de juin à octobre. Ça doit être sport.

Une rue du quartier Patte d’Oie, le matin du 10 avril

Dakar, c’est la couleur, l’énergie, l’effervescence. Les « cars rapides », ces antiques minibus décorés et bariolés, souvent dédiés à des « saints » protecteurs vénérés dans l’islam couleur locale, sillonnent les grands axes de la ville à l’allure prudente que leur autorisent leurs moteurs poussifs, que des mécaniciens improvisés ont réparés d’innombrables fois au cours du dernier demi-siècle. Leurs portes et fenêtres sont béantes, des passagers émergent de toutes les ouvertures et s’accrochant à l’extérieur du véhicule, perchés comme des trapézistes sur le point de s’élancer dans le vide, leurs mines pourtant placides et détendues, comme s’il n’y avait nul moyen plus confortable de voyager.

Heure de pointe dans les bus dakarois, au matin du 9 avril
C’est dingue tout de même, cette façon de voyager…

Des femmes africaines au port altier arpentent les rues avec d’un pas assuré, une aura princière émanant de leur auguste personne. Nombre d’entre elles sont vêtues du grand boubou aux couleurs chamarrées, une débauche de violets, de verts, de jaunes, de fleurs et de motifs bigarrés des pieds jusqu’à la tête. Quelle allure, mes aïeux, quelle prestance ! Les pieuses musulmanes préfèrent se draper de voiles moins aguicheurs à la manière des Arabes, certes, mais optent néanmoins pour des robes aux tons chatoyans et des foulards soigneusement assortis. Ou pas. Tant qu’il y a de la couleur, en fait, c’est l’essentiel… La femme sénégalaise, réputée dans toute la « sous-région » (l’Afrique de l’Ouest) pour son inimitable coquetterie, est très apprêtée et maquillée, et se pare volontiers de bijoux somptueux. Contrairement à sa cousine antillaise, elle évite généralement de se découvrir les bras, les jambes, les épaules, et a fortiori, le nombril ! Ici, féminité ne rime pas avec semi-nudité. Les hommes aussi affectionnent les couleurs vives et les imprimés, quoi qu’ils optent le plus souvent pour des tenues plus sobres et discrètes. Mais quelle orgie de couleurs ! Je ne me lasse pas d’observer et d’admirer cette foule grouillante et multicolore. Dakaroises et Dakarois font comme exprès de porter tant de couleur pour conjurer le gris-brun uniformisant du sable et de la poussière. Et je ne vous ai encore rien dit sur les animaux.

Une élégante Dakaroise promène son chi… euh, sa brebis dans les rues de la capitale, le 11 avril.

Le soir, dans les rues du quartier Patte d’Oie, chaque mètre carré de trottoir (ou arpent de sable) est transformé en étal improvisé. Tout s’achète et se vend. Des chaussures, des sacs, des flacons de parfum, de la literie, des enjoliveurs, des bijoux, des souvenirs, des fruits et légumes… Les vendeurs ambulants harcèlent les passants avec une insistance exaspérante. Là, des conversations montent soudain en éclat de voix. On croit au pugilat imminent, mais voilà que tout ça ce termine en un éclat de rire.

Il paraîtrait même qu’ils ont des Louboutin.

Dakar, c’est le riz. Du riz au poulet. Du poulet au riz. Du riz au poisson. Du poisson au riz. Du riz aux légumes. Du riz sans légumes. Du riz au safran. Du riz « rouge », le plat national (avec du poulet ou du poisson). Du riz à la sauce arachide, agrémenté de boeuf ou de poulet. Du riz au piment. Du riz au mouton. Du riz, du riz, du riz. Vous avez déjà mangé du riz à chaque repas pendant toute une semaine ? Notre Père, qui es aux Cieux, donne nous aujourd’hui notre riz de ce jour. On en riz jaune (ha, ha, ha). Tel qui riz vendredi, dimanche pleurera. Hoho. Comment dire : les repas ont cessé d’être une fête, à force. Ça va être long sur la fin, je le sens…

Riz au poisson, le 11 avril

Dakar, c’est la téranga, cette fameuse hospitalité mêlée de convivialité dont s’enorgueillissent vos interlocuteurs. « Bienvenue au Sénégal, le pays de la téranga » est une phrase que le visiteur entend souvent par ici. Au début, la formule semble un peu creuse et vaguement incantatoire, à force d’être répétée comme une sorte de rituel abstrait. Mais à mesure que le séjour se prolonge, et que nous rencontrons des Sénégalais, la téranga devient un concept de plus en plus tangible, concret, sincère. Lorsque l’on se fait recevoir, presque à l’improviste, par le régisseur du plus grand théâtre de la ville, le légendaire théâtre Sorano, pour une courte entrevue, lorsque la directrice du Ballet national du Sénégal ouvre en toute simplicité les portes de son dernier spectacle de danse, et permet à un petit groupe de blogueurs étrangers d’assister à une époustouflante répétition de ballet africain en les traitant comme des invités de marque, on se dit qu’effectivement, le sens de l’accueil et de l’hospitalité est inscrit dans les gènes des Sénégalais.

Toute la troupe du Ballet national du Sénégal pose pour votre dévoué chroniqueur après une répétition au théâtre Sorano, le 11 avril

Dakar, c’est la musique, c’est chic, c’est l’Afrique…

Vivement la suite !

La police la plus classe du monde, c’est à DAKAR


Banalité de l’absurde à Hébron

Imaginez qu’un beau jour, un investisseur fortuné se présente tout sourire au seuil de votre maison et, se dispensant des politesses d’usage, vous propose, sans passer par quatre chemins, de racheter votre logis. Son prix ? Allez, soyons généreux d’emblée, afin d’expédier l’affaire : un million de dollars pour le terrain et le bâti, cela vous conviendrait-il, cher Monsieur ? À la louche, ça fait une bonne dizaine de fois la valeur totale de votre propriété sur le marché. Affaire entendue ?
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Vous déclinez l’offre, poliment mais fermement, et éconduisez l’importun.
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Un Palestinien prend congé de ses visiteurs devant la porte de sa maison sur la rue Shuhadah, à Hébron

Désarçonné par ce refus inattendu, l’investisseur vous quitte l’air marri, mais qu’à cela ne tienne, il ne tarde pas à revenir à la charge, quelques temps après, avec des arguments bien plus convaincants : saisissez cette chance de faire une très bonne affaire, cher ami. Est-ce que dix millions sauront vous faire changer d’avis, peut-être ?

Nan.
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Allons, allons, vous êtes un dur à cuire, c’est ça ? Soit. Mais le richissime investisseur est déterminé. C’est un homme d’affaires aguerri après tout : il est venu à bout d’adversaires bien plus coriaces qu’un plouc comme vous avec votre bicoque insignifiante dans un trou paumé. Vingt millions ? Ce n’est jamais que deux-cent fois le prix normal de votre baraque, souligne-t-il avec le ton professionnellement enjoué et passablement condescendant d’un vendeur d’aspirateurs. À prendre ou à laisser, mon brave. Ne soyez donc pas têtu comme une bourrique.
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Hors de question.
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What?! Bon, OK, OK, OK. À moins que vous ne soyez complètement cinglé, vous ne cracherez probablement pas sur 50 millions !! En CA$$$$$HHHHH mon vieux. Avec tout ce pognon vous serez assurément le Phénix des pétromonarchies du Golfe. Les cheiks vous feront des yeux de Chimène et rivaliseront de flagorneries pour marier leurs filles à vos fils. Songez-y. Je serais vous, l’ami, je tournerais sept fois ma langue dans ma bouche avant de…
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C’est bientôt fini oui ? Vous m’importunez. Ma maison n’est pas à vendre. Allez vous-en.
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D’un réflexe du pied, l’investisseur aux abois retient de justesse la porte. Non mais allllllôôôôôô !!! C’est quoi votre problème là, eh oh ? Il montre des signes d’agitation. Des tics nerveux contractent ses muscles du visage, une veine folle palpite fébrilement à fleur de peau sous sa tempe moite. Ses cheveux grisonnants et clairsemés se hérissent sur son crâne couperosé. Inspiration. Expiration. Inspiration profonde. Je vois. Vous n’êtes pas né de la dernière pluie hein ? Allez, je vais vous faire ma toute dernière offre. Vous êtes sacrément pugnace, Abou Hamed, mais pas fou ni stupide. Un partenaire de votre trempe mérite cent millions de dollars américains. Dernière chance. Ici : signez l’acte de vente. Là, là et là.
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Lé-lé-la. Au revoir Monsieur Gutnick.
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Ainsi, au bout de plusieurs semaines de ce bras de fer psychologique complètement surréaliste, vous avez refusé tout net une offre à cent millions de dollars pour le rachat de votre petite maison familiale qui vaut pourtant facilement mille fois moins, et écœuré à vie un milliardaire étranger drôlement obstiné qui était prêt à vous couvrir d’or pour que vous lui cédiez votre humble logis et déguerpissiez enfin de la place.
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Scénario improbable ? Impossible ? Absurde ?
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Abou Hamed (à gauche) prend le thé et discute dans son salon qui vaut des millions avec Ammar, un guide touristique palestinien de l’organisation Green Olive Tours.

Détrompez-vous, amis Lecteurs. Pour le bon peuple d’Hébron, en Cisjordanie, l’absurde se vit au quotidien, et plutôt dix fois qu’une. Ces enchères infernales, plus folles encore que les marchandages acharnés qui animent habituellement tout bazar oriental digne de ce nom (à ceci près que d’ordinaire l’on y négocie les prix à la baisse), y ont réellement eu lieu, et ne constituent à vrai dire qu’une anecdote plutôt amusante parmi les centaines d’autres aberrations, généralement beaucoup moins cocasses, qui émaillent notoirement la vie des habitants de la plus grande ville de Cisjordanie.

Les protagonistes de cette opération immobilière avortée, le milliardaire australien Joseph Gutnick, grand financier de l’expansion juive en Palestine occupée, et Abou Hamed, modeste père de famille palestinien de son état et propriétaire de la maison familiale tant convoitée, sont représentatifs des deux camps opposés qui, chaque jour, qui s’observent en silence, se côtoient sans se mélanger, s’évitent autant qu’ils le peuvent, ne se tolèrent que sous la contrainte des armes, et se toisent avec une hostilité sourde qu’ils ont fini par apprivoiser à la longue. C’est comme ça, que voulez-vous.

Le « Gutnick Center Hebron », gros machin financé par le fameux investisseur australien, s’élève en face de la maison d’Abou Hamed, sur la rue Shuhadah, à la place des maisons palestiniennes qui s’y trouvaient autrefois. Les Palestiniens n’ont pas le droit de ce trouver de ce côté-ci de la rue. C’est comme ça, que voulez-vous.

Bienvenue à Hébron, 200.000 habitants arabes palestiniens, 500 «habitants» (pour rester neutre) juifs ultra-fondamentalistes majoritairement américains, et environ 2000 soldats de l’armée israélienne armés jusques aux dents, stationnés en permanence dans les quartiers clés du centre historique pour assurer la protection de ces derniers, et uniquement de ces derniers. Ah, j’oubliais : et accessoirement, quelques vieilles pierres entourées de légendes. Je n’aime pas prendre parti dans des conflits anciens et complexes que je ne connais que superficiellement, mais s’il me fallait choisir un endroit où les accusations les plus stridentes de racisme d’État, d’«apartheid» et de violations des droits de l’homme régulièrement lancées contre la politique israélienne se concrétisent de la manière la plus odieuse et choquante, c’est à la ville d’Hébron que je décernerais ce titre peu enviable. Il y a sans doute pire, mais je parle qu’à l’aune de mon expérience personnelle, somme toute bien mince.

Une casemate de l’armée israélienne vue depuis une rue accessible aux Palestiniens dans le souk d’Hébron

PARENTHÈSE HISTORIQUE

Commençons par un peu d’histoire pour tenter de comprendre la situation. L’histoire, ce n’est pas ce qui manque à cette région qui a vu fleurir les plus anciennes villes au monde et, pour son malheur, les principales religions monothéistes du globe. La ville d’Hébron affiche allègrement 4000 ans d’existence au compteur, et un nombre incalculable d’atrocités en tout genre, alors pardonnez-moi si on n’entre pas trop dans les détails.

Le premier «événement» (il conviendrait de parler de mythe mais passons) qui ait encore une importance cruciale de nos jours s’y serait produit au XIXème siècle avant notre ère, soit il y a environ quarante siècles, lorsque, selon une légende tenace, un immigré mésopotamien connu sous le nom d’Abraham y acheta à un cultivateur cananéen un champ et une grotte pour y enterrer Sarah, son épouse récemment décédée dans la fleur de l’âge, à 127 ans. Au bout du compte, Abraham s’y fit inhumer à son tour, et par la suite son fils Isaac en fit de même, ainsi que son petit-fils Jacob, et leurs épouses respectives, Rebecca et Léa. Si vous n’avez pas trop été dissipés pendant vos heures de catéchisme, en cours d’instruction coranique et en yeshiva rabbinique, vous aurez sûrement reconnu là, chers Lecteurs, des personnalités bibliques de premier plan, et aurez compris que ce cimetière éminemment people, désormais connu sous le nom de «Tombeau des Patriarches», est en raison de sa forte concentration de sépultures VIP l’un des lieux les plus saints de la religion mahométane et surtout du judaïsme. Au cours des millénaires qui suivirent, des lieux de culte à la hauteur de la réputation du site furent érigés, successivement un gigantesque temple juif construit sous le roi Hérode, base de l’édifice actuel, puis une basilique byzantine, complètement rasée vers l’an 600 par les envahisseurs perses (qui épargnèrent le sanctuaire d’Hérode), et enfin une mosquée, commencée en l’an 640 par les conquérants musulmans et plusieurs fois agrandie et réaménagée par eux. Depuis, selon le degré de tolérance religieuse des maîtres de la ville, juifs et musulmans, et même certains chrétiens, effectuent le pèlerinage et viennent prier nombreux dans ce sanctuaire de tout premier ordre.

(Ce serait marrant, ne trouvez-vous pas, amis Lecteurs, que nous nous fassions cryogéniser et que nous nous donnions rendez-vous dans 4000 ans sur la tombe de Jim Morrison au Père-Lachaise pour voir si entre-temps on l’a transformée elle aussi en un méga-temple pour le contrôle duquel les générations du futur s’étripent et s’entretuent… Mais passons.)

La mosquée d’Abraham, ou Tombeau des Patriarches, sous une pluie battante

Le Tombeau des Patriarches est en fait le deuxième sanctuaire le plus sacré du judaïsme après le Mur des Lamentations à Jérusalem. Cependant, Hébron n’est plus une ville juive depuis déjà bien longtemps. Dès l’an 150 de notre ère, les Romains expulsèrent et exilèrent les derniers Israélites qui y vivaient, et par la suite, les Byzantins interdirent formellement aux Juifs d’y retourner et d’y résider. Sous la période de domination musulmane, à partir du VIIème siècle, ces interdits furent abolis. Progressivement, au fil des siècles, une petite communauté juive prospéra à Hébron, mais resta toujours très minoritaire par rapport au reste de la population arabisée et devenue musulmane. À part quelques incidents ponctuels, les deux communautés cohabitèrent paisiblement pendant des siècles. Cet équilibre bascula brutalement en 1929 lorsque, dans un contexte de tensions entre Juifs et Arabes dans toute la Palestine sous mandat britannique, de violentes émeutes antijuives éclatèrent dans la ville. De nombreuses maisons et synagogues furent saccagées, et 67 hommes, femmes et enfants furent sauvagement massacrés par la population arabe, soit environ 15% de la population israélite de la ville. Même si des centaines d’habitants juifs d’Hébron eurent la vie sauve grâce à des voisins ou amis arabes qui les ont cachés ou protégés, le climat de cohabitation s’était irrémédiablement détérioré, et tous les survivants prirent rapidement la fuite ou furent évacués. Trois ans après le pogrom, il ne restait plus un seul juif à Hébron : c’en était fini de la petite communauté séfarade locale, vieille de plus de mille ans.

Tout ceci nous amène donc à la situation actuelle, où normalité et absurdité ne font qu’un. Au printemps 1968, juste après la guerre des Six-Jours et le début de l’occupation de la Cisjordanie par Israël, un groupe d’Israéliens emmenés par un rabbin fanatique se fit passer pour des touristes suisses et réserva tout un hôtel dans le centre historique d’Hébron. Une fois sur place, les «touristes» révélèrent leur véritable identité et annoncèrent qu’ils n’avaient absolument aucune intention de s’en aller. Après quelques années de flottement politique et un certain nombre d’attaques terroristes palestiniennes, le gouvernement israélien finit par légaliser la colonie juive du centre historique d’Hébron, comme il le fait systématiquement, en réalité. Ainsi, grâce au soutien logistique de l’État et de l’armée, à l’immigration de Juifs New-Yorkais ultra-orthodoxes et politiquement fanatisés, et à l’appui financier d’organisations zélées basées en Israël mais surtout à l’étranger, la colonie put croître, lentement mais sûrement, et dans presque tous les cas, au détriment de la population palestinienne. Aujourd’hui, le résultat est impressionnant.

EN ROUTE POUR HÉBRON

Ouf, c’est fini. J’espère que je ne vous ai pas trop assommés avec ma petite parenthèse historique. Ceci dit, trois petits paragraphes pour résumer 4000 ans d’histoire mouvementée et aussi complexe, je trouve ça tout de même plutôt succinct.

Une borne kilométrique dans le centre d’Hébron.Les citoyens palestiniens n’ont pas le droit d’aller à Jérusalem. C’est comme ça.

À trente kilomètres seulement de Jérusalem, Hébron est un autre monde. Lorsque je m’y suis rendu avec l’organisation Green Olive Tours, accompagné de deux touristes allemandes (ils sont partout…) et d’une Islandaise, nous avons dû changer de véhicule à Bethléem et y rencontrer enfin Ammar, 30 ans, notre guide pour la journée. Ammar aurait bien aimé nous ramasser à Jérusalem mais, en tant que Palestinien âgé de moins de cinquante ans, il n’a plus le droit de s’y rendre depuis une bonne douzaine d’années, même s’il ne vit qu’à dix kilomètres. C’est comme ça, que voulez-vous. Changement d’accompagnateur donc, et de véhicule, histoire de mieux se fondre dans le paysage automobile local avec une plaque d’immatriculation palestinienne, et nous voilà en route pour Hébron.

Le vent souffle avec rage sur les vallons plantés d’oliviers que longe la route ; des trombes d’eau s’abattent furieusement sur la chaussée, pour le plus grand bonheur d’Ammar, qui nous prévient dans un éclat de rire qu’il n’a jamais conduit dans de telles conditions. «La sécheresse sévit depuis des années, nous dit-il, peut-être souffrira-t-on moins du manque d’eau cette année, inch’Allah». Ma foi, voici la sécheresse la plus mouillée qu’il m’ait été donné de voir. La route que nous empruntons est, paraît-il, l’une des dernières qui permettent d’accéder à Hébron, les autres ayant été fermées par l’armée. Nous passons des checkpoints, des fermes palestiniennes, des colonies juives sur les collines, des arrêts de bus militarisés qui les desservent. Et surtout des champs de vigne et d’oliviers qui verdoient à perte de vue sur la rocaille. Même sous la pluie torrentielle, le paysage est magnifique. Les soldats sont partout. Avec leurs treillis kakis, par ce temps diluvien, on distingue juste leurs silhouettes vertes armées d’impressionnants fusils. Vigne, oliviers, uniformes kakis : voici le triptyque ultime de la flore locale, dans les bucoliques vallées de la Judée occupée (ou plutôt «territorialement contestée», selon la terminologie du camp opposé). Nous sommes, nous explique notre guide, sur l’une de ces routes «partagées», ouvertes à tous, Palestiniens comme Israéliens. Ils attire notre attention sur des panneaux, en arabe et en hébreu, qui rappellent aux automobilistes que ces routes partagées «promeuvent la coexistence, et donc la paix». Notre méconnaissance des langues d’affichage nous oblige à le croire sur parole. Pendant la deuxième Intifada, cette route était, poursuit-il, la plus dangereuse de toute la Palestine. Il n’était pas rare que vous vous fassiez dégommer à coup de mitraillette par les occupants des véhicules venant en sens inverse…

Alors que nous méditons ces graves paroles, tentons d’imaginer ce que doit être le quotidien lorsque l’on craint de se faire mitrailler par chaque voiture que l’on croise sur la route, et admirons la beauté mélancolique des paysages bibliques noyés dans la grisaille, nous tournons à une intersection et Ammar s’arrête brièvement pour nous permettre de lire ce panneau, bien visible par tout temps :

Hébron est située théoriquement en « Zone A » de la Cisjordanie, le secteur, selon les accords d’Oslo, complètement sous contrôle civil et militaire de l’Autorité Palestinienne, soit actuellement 18% de la superficie de la Cisjordanie.

« Cette route mène en Zone A sous autorité palestinienne. L’accès est interdit aux citoyens israéliens et contraire à la loi israélienne. Danger de mort. »

Quel monde de fous que ces pays où, selon que vous soyez israélien ou palestinien, vous n’avez pas le droit d’aller à tel ou tel endroit, tandis que les citoyens de pays tiers peuvent aller et venir à leur guise… Mais c’est comme ça, que voulez-vous. Ceci dit, j’ai appris par la suite que ce n’est pas la «loi israélienne» qui interdit aux Israéliens de s’aventurer en zone A, mais l’armée. La différence est ténue, je vous le concède, mais réelle, et juridiquement significative.

À notre arrivée à Hébron, Ammar gare la voiture sur un parking, et nous indique, au mur en pierre près de nous, des fenêtres peintes en vert vers lesquelles montent des échelles. Nous n’aurions probablement pas prêté la moindre attention à ces discrets aménagements, à l’apparence si anodine, si notre guide ne nous avait pas expliqué que les habitants de ces maisons ne peuvent plus utiliser leur portes d’entrée, mises sous scellés par l’armée israélienne pour assurer la «sécurité» des colons fanatiques. Pour entrer et sortir de chez eux, les malheureux résidents qui se sont retrouvés dans cette situation ont dû faire preuve d’inventivité : percer les arrière-cours, aménager les fenêtres ou, dans les cas les moins favorables, transformer leur toit en porte d’accès… C’est comme ça, que voulez-vous.

Ingénieux non? J’aimerais bien savoir comment on dit « faute de grives on mange des merles » dans le coin. Sûrement un dicton plein de sagesse orientale, avec des portes et des fenêtres dedans…

Saperlipopette, c’est une entrée en matière drôlement réussie pour notre visite d’Hébron. Mais nous continuons déjà vers la vieille ville, un peu en contrebas. Les ruelles séparent de vieilles maisons en pierre à l’architecture ottomane, un style omniprésent en Israël et en Palestine, auquel je commence à m’habituer. Mais le souk est plutôt triste. Les marchands ne sont guère nombreux, beaucoup de boutiques sont fermées derrière leur lourde porte métallique verrouillée. L’activité économique, dans le vieil Hébron, pâtit des nuisances causées par les colons et par la présence de l’armée. Les Hébroniens préfèrent vivre et travailler dans le secteur H1 de la ville, celui qui est encore entièrement sous contrôle effectif palestinien, loin des maudits colons, des militaires et des routes barrées du secteur H2. Lorsque nous émergeons des galeries marchandes couvertes pour nous retrouver dans des rues piétonnes, nous remarquons un grillage au-dessus de nos têtes, qui amplifie encore davantage la sensation d’oppression qui se dégage de ces rues désertes et silencieuses à 10 heures du matin. Ce grillage sépare astucieusement la rue, qu’empruntent les habitants palestiniens, des maisons en surplomb, où habitent des colons. Les Palestiniens ont fini par installer eux-mêmes ce dispositif hideux afin de ne plus craindre de recevoir des projectiles ou des détritus sur la tête pendant leur promenade dans le souk. Je vous laisse deviner la provenance des objets indésirables en question…

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Un mirador de l’armée israélienne. Occupation ? Quelle occupation ?

MI-MOSQUÉE, MI-SYNAGOGUE

Après cette courte visite, fort instructive, mais pas follement réjouissante, du souk moribond de la vieille ville, nous atteignons dans une galerie un premier checkpoint, avec militaires armés, barreaux en fer, tourniquet métallique, détecteurs de métaux et tout le bazar. Derrière le point de contrôle se dresse, droit devant nous, l’imposante silhouette anguleuse de la mosquée d’Abraham. Nous suivons Ammar, qui nous emmène vers l’entrée «réservée aux Musulmans». Mais nous, Ammar, nous ne sommes pas musulmanes, s’inquiètent les filles. On peut y aller quand même?

— Mais oui, bien sûr, répondit Ammar, presque navré que nous l’obligions à souligner une pareille évidence : vous n’êtes pas juives voyons. C’est ce qui compte.

— Ah d’accord.

À l’intérieur de la mosquée d’Abraham

Un autre petit check-point pour la forme, sans tourniquet tout de même, et nous voici à l’intérieur de la «mosquée» proprement dite. Ammar nous explique qu’auparavant, juifs et musulmans priaient côte à côte dans tout le bâtiment, mais que depuis le massacre commis en 1994, en pleine prière du vendredi, commis par Baruch Goldstein, un colon extrémiste américain, le sanctuaire est strictement divisé entre une moitié juive et une moitié musulmane, sans communication physique entre les deux. Chacun garde jalousement sa moitié et interdit à l’autre d’y accéder. Les étrangers, eux, qu’ils soient chrétiens, athées, adorateurs de Belzébuth ou pastafariens, font comme ils veulent et peuvent aller absolument partout. Rien de plus normal. Cela s’appelle la «cohabitation». De plus, dix jours par an, lors des fêtes religieuses importantes, les Juifs utilisent l’ensemble du bâtiment et en interdisent l’accès aux musulmans. Le compromis semble fonctionner à peu près correctement.

Mais qui dit «Mosquée d’Abraham» dit Abraham, qui dit «Tombeau des Patriarches» dit Tombeau. Au centre du sanctuaire, isolé dans une petite salle inaccessible au commun des mortels, trône un imposant monument drapé de velours vert et de poussière immémoriale, le tombeau du vénérable Abraham himself. Puisqu’on se tue à vous le dire. Le pèlerin peut s’y recueillir et implorer les mânes du patriarche, accoudé à une fenêtre intérieure : la petite salle où est exposé le cénotaphe s’ouvre sur une fenêtre pour les musulmans, côté mosquée, et une fenêtre pour les juifs, côté synagogue. C’est le seul endroit du bâtiment où les deux moitiés du sanctuaire pourraient communiquer, s’il n’y avait pas une vitre blindée séparant la salle du tombeau en deux. Ce dispositif n’est pas d’une esthétique franchement divine, mais il procure aux fidèles un sentiment de relative sécurité. Des fois que les cinglés d’en face auraient un fusil ou une grenade… C’est comme ça, que voulez-vous.

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Après encore quelques visites et explications, nous sortons de la mosquée. Il nous faut descendre l’esplanade en pente douce jusqu’à la rue en contrebas. Là, Ammar nous explique comment atteindre l’entrée de la partie juive du sanctuaire. Lui, en tant que musulman, ne peut pas s’en approcher davantage. Il va prendre un thé au chaud dans la boutique en face. Quand nous en auront fini, nous le retrouverons là pour déjeuner avec les propriétaires. Ainsi, accompagné des touristes allemandes et islandaise, je remonte la partie de l’esplanade «réservée aux juifs». Premier checkpoint, deuxième checkpoint, et nous voilà à l’intérieur. Pas pour bien longtemps : en l’absence de guide pour expliquer les détails importants, la visite devient vite moins intéressante pour des touristes affamés, trempés et grelottant de froid. Il nous tarde de retrouver Ammar et de casser la croûte avec une famille palestinienne, comme promis.

Dans la synagogue, cette plaque à l’honneur des « courageux soldats » qui « protègent Hébron » donne le ton…
Ceci est un édifice religieux…
Un mirador de l’armée israélienne, posté devant l’entrée de la synagogue, « sécurise » le périmètre
LES IRRÉDUCTIBLES DE LA RUE SHUHADAH
Enfin l’heure du déjeuner ! Toutes ces émotions, toute cette pluie qui n’en finit pas, ça creuse. Inga la Viking laisse échapper entre deux bourrasques une remarque flippante comme quoi ce temps de chien lui rappelle l’automne islandais… Bref, nous avons hâte d’aller nous réchauffer avec un bon thé à la menthe, et de nous ravitailler au sec. Notre point de rendez-vous est facile à trouver : en sortant de la synagogue, nous descendrons les marches jusqu’à la rue et, pile en face du check-point et du Gutnick Center, nous retrouverons notre guide et quelques membres de la famille palestinienne avec laquelle nous déjeunerons.
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À part le check-point, d’ailleurs, la rue est déserte. Un petit muret la divise sur sa longueur en deux parties très inégales. À gauche, la partie large est réservée aux juifs, qui peuvent l’emprunter à pied ou au volant de leur véhicule. À droite, la partie étroite est réservée aux musulmans, qui ne peuvent que l’emprunter à pied et sont obligés de bifurquer sur la droite avant le check-point, en direction de la Mosquée d’Abraham ou du souk. Au-delà du check-point, tout le reste de la rue Shuhadah, une artère autrefois très commerçante du centre historique d’Hébron, est interdit aux musulmans. Aberration? Apartheid? C’est comme ça, que voulez-vous. La rue, désormais entièrement réservée aux juifs, passe devant le Gutnick Center et continue vers l’extérieur de la ville, où elle dessert la colonie juive orthodoxe radicale de Kiryat Arba, 7000 habitants. Celle-là même d’où venait l’assassin fanatique Baruch Goldstein, qui y est encore vénéré et considéré comme un «héros».

Ah, mais je crois que nous allons passer à table.

Un passant arabe emprunte la seule partie de la rue Shuhadah qui lui soit accessible

Nous sommes reçus à déjeuner chez un homme qui se présente comme Abou Hamed, l’un des derniers commerçants arabes de la rue Shuhadah. Tous les autres ont vu leurs échoppes péricliter et leurs maisons confisquées. Dans le cas le moins défavorable, les portes d’entrée de leurs maisons ont été «simplement» scellées au chalumeau et au fer à souder, et beaucoup d’entre eux ont été contraints de s’en aller. Pour une raison qui m’échappe, l’armée n’a pas encore trouvé le moyen d’en faire de même avec Abou Hamed et sa famille, alors tant qu’ils le peuvent, ils s’accrochent désespérément à leur maison. Littéralement. En fait, ils ne peuvent la quitter sous aucun prétexte, jamais, jamais, jamais : si d’aventure ils la laissaient vide, ne serait-ce que quelques heures, à leur retour ils la trouveraient assurément squattée par des colons sous la protection de l’armée, et perdraient définitivement la partie. Pour éviter un tel scénario, la famille d’Abou Hamed doit s’assurer qu’il y a toujours quelqu’un à la maison. La vie à Hébron, c’est comme ça, que voulez-vous.

Déjeuner chez Abou Hamed

Financièrement, la situation n’est guère florissante pour la famille d’Abou Hamed. Les clients arabes se font extrêmement rares, vu que le magasin familial, au rez-de-chaussée de leur maison, se situe sur la portion de rue Shuhadah entièrement inaccessible aux Palestiniens, sauf ceux que les militaires israéliens du check-point daignent laisser passer : les habitants de la maison et quelques rares visages connus, dont notre guide. Pour leur survie, ils dépendent presque exclusivement des touristes étrangers qui viennent leur acheter quelques souvenirs ou menues bricoles de l’artisanat local. Ils complètent leurs revenus en cuisinant pour les visiteurs étrangers, qui payent 35 shekels, soit environ 7 euros, pour déjeuner dans leur salon et s’entretenir avec eux. C’était bon, simple, sain et, comme souvent chez les Arabes, extrêmement copieux. Abou Hamed et son fils aîné sont des hôtes divertissants. Un peu trop divertissants d’ailleurs, puisqu’au lieu de répondre à mes questions pressantes sur les horreurs de leur vie quotidienne, ils préfèrent plaisanter avec nous et faire les jolis cœurs devant les étrangères aux yeux bleus venues du Nord. Ils raconteront leurs misères une autre fois, lorsqu’ils auront moins de belles blondes à impressionner dans leur salon…

Un graffiti « Free Israel » sur le muret de la rue Shuhadah, l’une des rues emblématiques de la Palestine occupée. Les extrémistes ne manquent pas d’humour…

Bien sûr, la situation financière d’Abou Hamed s’améliorerait radicalement s’il acceptait l’offre vertigineuse de Joseph Gutnick. Je peux désormais me vanter d’avoir déjeuné dans une maison à cent millions de dollars, chers amis ! C’est à peine croyable. Mais pour Abou Hamed, il n’en est tout simplement pas question : Joseph Gutnick est juif, et tout Palestinien qui se respecte se refuse de vendre son terrain ou sa maison à des juifs. C’est aussi simple que cela. Même lorsque le prix à payer est de se retrouver assigné à résidence chez soi à perpétuité, en face d’un «centre culturel» extrémiste qui joue de la musique à tue-tête à longueur de journée. Un Palestinien qui ose transgresser cet interdit devient un traître, et éviter une telle infamie est une raison amplement suffisante pour snober définitivement la danse des millions de Joseph Gutnick. Les Arabes surnomment donc affectueusement Abou Hamed Sumud, «L’Inflexible», «L’Inébranlable», «Le Résolu», tandis que les Juifs l’affublent du sobriquet nettement moins élogieux de Majnoun, «Le Cinglé».

Mais pourquoi veulent-ils absolument vous chasser ? Pourquoi sont-ils obligés de persécuter à ce point les Palestiniens ? Pourquoi ne peuvent-ils pas essayer de vivre en bonne intelligence avec leurs voisins arabes ?, finis-je par demander à L’Inébranlable, exténué par cette invraisemblable litanie d’absurdités. Tout simplement, répondit-il, parce que selon eux, “Hebron is a Jewish city”. Ils veulent vivre entre Juifs ici. Ils veulent chasser tous les Palestiniens jusqu’au dernier. Et l’armée se range systématiquement de leur côté.

— D’accord, ils veulent que vous partiez tous. Donc si je comprends bien, il ne leur reste plus qu’à virer 200.000 personnes…

— Tout à fait, c’est ce qu’ils souhaitent.

C’est comme ça, que voulez-vous.

Le déjeuner terminé, les invités repus, Abou Hamed supplie Ammar de rester encore quelques minutes afin que nous prenions tous ensemble le thé chez lui. Quitter la maison de son hôte sans prendre le thé, c’est extrêmement impoli. Notre guide ne peut qu’obtempérer, sous peine de vexer l’Inflexible Patriarche de la rue Shuhadah. Après quoi, nous prenons congé de la chaleureuse famille d’irréductibles, condamnée à rester prisonnière de son Hotel California palestinien pour une durée indéfinie. Les adieux enjoués d’Abou Hamed, abrité de la pluie battante sous son porche, sous le regard indifférent (je suppose) des militaires encagoulés, ont quelque chose de poignant, de pathétique, d’absurde. Quelque chose d’Hébron quoi.

Abou Hamed salue encore

Quelle poisse tout de même ce sale temps. Ammar notre guide nous apprend que nous ne rencontrerons pas de colons américains. Lorsque les visites se passent bien, les touristes peuvent leur parler. Ammar connaît même personnellement un colon, un jeune Américain de Brooklyn. Ils ont des relations presque cordiales, et il leur arrive parfois d’échanger quelques paroles presque amicales. Une fois, les colons ont carrément invité les touristes chez eux. Mais Ammar n’a pas pu suivre son groupe de touristes chez les Juifs : les militaires ne l’y auraient en aucun cas autorisé, même en compagnie d’une douzaine d’Occidentaux, même à l’invitation expresse des colons. La consigne, c’est la consigne: pas de «terroristes» palestiniens chez les blanches colombes juives. C’est comme ça, que voulez-vous. Alors, par solidarité avec le guide, le groupe de visiteurs a préféré décliner l’invitation pourtant inouïe. Mais aujourd’hui, nous n’avons pas tant de chance : aucun colon à se mettre sous la dent. Il fait froid, il pleut des hallebardes, il vente à débosseler les chameaux. Personne n’est d’humeur à papoter dans la rue avec des touristes, même pour leur affirmer péremptoirement que “Hebron is a Jewish city”. Tout le monde reste au chaud chez soi. Au déjeuner, l’Intraîtable Assiégé de la rue Shuhadah nous a même dit, le plus sérieusement du monde, qu’on a prévu de la neige pour dans deux jours, peut-être même beaucoup de neige. De la neige en Palestine, en Judée, à Hébron, à Jérusalem… quel fieffé farceur, cet Abou Hamed !

SEMBLANT DE NORMALITÉ AU SECTEUR H1

À la manufacture de la famille Natsheh

Nous finissons donc notre visite d’Hébron dans le secteur H1, sous souveraineté palestinienne. Hébron est connue pour son travail du verre et de la céramique. Ammar nous emmène donc visiter la soufflerie de verre de la famille Natsheh. La dextérité des ouvriers est impressionnante, le résultat de leur travail, d’une qualité irréprochable. Mais ce que j’apprécie avant tout, c’est la chaleur providentielle des fourneaux, où je me réchauffe sans gêne tout en me demandant comment cela peut être supportable dans la fournaise de l’été… Les filles craquent pour quelques irrésistibles objets décoratifs à prix d’usine. La perspective d’alourdir mes bagages ou de les remplir de fragiles bibelots en verre me dissuade de les imiter. Bien que cette partie du programme de la journée soit moins «passionnante» que les précédentes, cela fait plaisir de découvrir des aspects à peu près normaux de la vie à Hébron, et de constater que le quotidien des 200.000 citadins ne se résume pas à une succession d’humiliations, de rues divisées par des murs, de portes mises sous scellés et de passages au check-point. À Hébron, la grande majorité des habitants vivent en zone H1, «seuls» 30.000 infortunés ont la malchance de vivre trop près du Tombeau des Patriarches et des colons zélés. C’est comme ça, que voulez-vous.

Il faut partir. Ammar, notre guide, nous ramène à la voiture, alors que je me demande en mon for intérieur s’il ne vaudrait pas mieux continuer le voyage en barque. Nous sommes loin d’avoir bouclé l’ambitieux programme de la journée : il nous reste à voir Bethléem, ses églises, ses murs de 10 mètres de haut, ses graffitis de Banksy, ses camps de réfugiés. Allez hop ! Je quitte la ville avec le sentiment diffus qu’à l’interrogatoire de sortie qui m’attend à l’aéroport Ben Gurion, il vaudra mieux que je passe sous silence ma visite d’Hébron…

C’est fou la Palestine, tout de même. Mais bon, avec la guerre, l’occupation, c’est comme ça, que voulez-vous.

Des boîtes en bois et en céramique assemblées et vendues à la manufacture de la famille Natsheh : même à Hébron, on aime le mot « shalom ». Car c’est l’un des plus beaux de la langue hébraïque.

Si vous voulez en lire plus sur la banalité de l’absurde à Hébron, voici quelques liens qui m’ont aidé à compléter mon récit là où ma mémoire commençait à flancher (ma journée à Hébron commence à remonter un peu).

Another World Is Possible: Israeli Apartheid Almost Complete in West-Bank City of Hebron

YNet News: Loudspeaker War in Hebron Continues

Socialist Alternative: Israeli Apartheid in Hebron

L’Inflexible Irréductible de la rue Shuhadah semble être connu sur le web sous le nom d«Abed». Mais quand je lui ai demandé son nom, il m’a dit «Abou Hamed». Alors moi je l’appelle comme il sest présenté. J’ai pas encore Alzheimer moi non mais.

Si vous souhaitez faire vous aussi l’expérience inoubliable de la banalité de l’absurde à Hébron, ou simplement visiter n’importe quelle ville palestinienne, je ne saurais trop vous recommander les visites guidées de l’organisation pacifiste israélo-palestinienne Green Olive Tours.