Berliniquais

Cassez ce Mur que je ne saurais voir

13 juillet 2008 : lors d’un Bürgerentscheid (une sorte de référendum local) organisé après des années de polémique, les habitants du district berlinois de Friedrichshain-Kreuzberg rejetaient à 87% le projet «Mediaspree», un programme ambitieux, voire limite mégalomaniaque, de privatisation à tout crin des rives de la Spree et de bétonnage débridé des nombreuses friches urbaines qui avaient vu fleurir, après la chute du Mur de Berlin, toute une scène culturelle et festive «alternative» au fil de l’eau. L’enfilade de boîtes de nuit, de Strandbars («bars-plages»), de parcs, de promenades et de terrains vagues en bordure de rivière, le long du tracé du Mur, était devenue un élément important du cadre de vie des riverains et des Berlinois dans leur ensemble, et attirait chaque année un nombre croissant de touristes européens. Ainsi, par le vote de l’été 2008, la population locale avait clairement signifié son opposition catégorique à la poursuite de la construction de bureaux, d’hôtels, de centres commerciaux et d’appartements haut de gamme sur les quais de la Spree à Friedrichshain et à Kreuzberg.

1er mars 2013 : près de cinq ans après le vote populaire, les autorités de la capitale allemande, qui depuis la réunification n’ont de cesse de transformer Berlin, au grand dam de ses habitants, en une sorte de Dubaï clinquant et sans âme, n’a tenu aucun compte de l’avis de la population exprimé sans ambiguïté en 2008. Après tout, les terrains avaient déjà été vendus dès les années 90, se défend la municipalité. Ainsi, malgré quelques empêcheurs de tourner en rond, le projet Mediaspree a pu continuer à se concrétiser sans encombre majeure, davantage contrarié par les lointains remous de la crise financière que par l’opposition massive de la population. Les Berlinois, impuissants, ont vu disparaître quelques uns des espaces de liberté et de création les plus emblématiques du secteur : le Bar 25, la plage du Kiki Blofeld ou le club Maria am Ostbahnhof pour ne citer qu’eux, tandis que le Yaam, sauvé de justesse, demeure sur le fil du rasoir. Mais en ce 1er mars, le coup de pioche de trop a été donné : les promoteurs immobiliers ont entrepris, avec la bénédiction des instances dirigeantes, de démolir une portion de l’East Side Gallery afin de débuter les travaux de construction d’un pont piétonnier mais surtout, et c’est là le principal point d’achoppement, d’un immeuble résidentiel de grand standing, une tour de 15 étages où des appartements somptueux seront proposés à la vente pour des prix atteignant jusqu’à 7800 euros le mètre carré ! Ce n’est jamais que trois fois le prix du marché actuel, dans un arrondissement où le revenu net médian des ménages s’élève à 1400 euros par mois.

Bientôt à la place du Mur : le Burj al-Berlin, nouveau soleil dans la capitale.(Capture d’écran du site de Living Levels)

L’East Side Gallery, faut-il le rappeler, est le nom donné depuis 1990 à la plus longue portion encore debout du Mur de Berlin, qui autrefois encerclait tout Berlin-Ouest sur près de 160 kilomètres. À Friedrichshain, un tronçon de mur longeant la Spree, long d’un kilomètre et demi, a été épargné par l’euphorie post-réunification, ces quelques mois d’ivresse pendant lesquels chacun y mettait du sien et abattait avec entrain les blocs de béton honnis de cette prétendue «barrière de protection antifasciste» qui avait divisé la capitale allemande pendant 28 ans et où 136 fugitifs est-berlinois furent exécutés par les garde-frontière du régime communiste lors de leurs tentatives de défection à l’Ouest. Dès 1990, des artistes berlinois, allemands et internationaux entreprirent de couvrir ce tronçon résiduel du «Mur de la Honte» de larges fresques politiques aux accents rebelles ou aux motifs idéalistes, qui reflétaient la joie et l’espoir nés de cette révolution pacifique inespérée. Depuis 1991, la centaine de peintures murales est inscrite au registre des monuments historiques de la capitale, et est devenue un des plus célèbres symboles de la division puis de la réunification de Berlin ainsi que l’une de ses principales attractions touristiques. En 2009, à l’occasion du Mauerfalljubiläum (la commémoration des 20 ans de la chute du Mur), la coûteuse rénovation du mémorial artistique fit couler beaucoup d’encre et ni les méthodes employées, ni le résultat de ce ripolinage à 2 millions d’euros ne firent l’unanimité.

Toute l’élégance de la langue françoise sur le Mur de Berlin…

Courte séquence «venin». Mon avis personnel de Berlinois pure Wurst d’adoption et d’habitant du quartier depuis toujours est que la galerie a été complètement saccagée et disneylandifiée à gogo lors de cette «rénovation». L’optimisme euphorique de 1990, encore palpable à fleur de mur sur les fresques d’origine, a été allègrement dissout au white-spirit et remplacé par des œuvres certes intéressantes, mais bien mièvres et à vocation avant tout commerciale. Désormais, les adresses e-mail et numéros de téléphone des artistes figurent bien en évidence le long du mur, d’une fresque à l’autre. Encore un peu, on aurait carrément droit à des RIB… Bref, le Mur de Berlin, c’était mieux avant. Il fallait que ça sorte. Ouf, je me sens déjà mieux. Fin de la séquence «venin».

Mais quoi qu’on en pense, l’East Side Gallery est depuis 23 ans un mémorial incontournable et hautement symbolique de l’époque de la guerre froide dans une ville qui a payé un tribut particulièrement lourd au totalitarisme. Ce long tronçon de mur bariolé de trois mètres de haut, couvert de graffitis laissés par les visiteurs enthousiastes, est un morceau tangible de l’histoire de la ville, du peuple allemand, et du continent européen jadis divisé par un «rideau de fer» absurde et criminel. Comment est-ce concevable que la municipalité de Berlin, au lieu de valoriser un patrimoine historique d’une telle signification, l’abandonne ainsi au plus offrant et le vende à la découpe pour mieux le noyer, encore et toujours, dans des projets urbanistiques insipides, sans originalité, sans aucun intérêt pour la population locale et au mépris des voix citoyennes qui s’expriment continuellement contre ces projets grandioses et insensés ?

La Une d’un tabloid berlinois, le samedi 2 mars

Depuis le début des travaux de démolition, la presse berlinoise, allemande, et internationale, condamne unanimement la myopie du gouvernement régional, qui n’a jamais sérieusement considéré d’alternatives. Ainsi, en novembre 2012, alors que le maire du Bezirk (arrondissement) de Friedrichshain-Kreuzberg sollicitait l’aide de la municipalité de Berlin pour proposer des terrains de substitution aux investisseurs, le Finanzsenator Ulrich Nussbaum, un technocrate non élu, parachuté à Berlin en 2009 au terme d’une longue carrière sans éclat en Allemagne de l’Ouest, avait écarté cette solution sans mâcher ses mots. L’East Side Gallery, avait sèchement rétorqué l’apparatchik falot, l’œil rivé avidement sur ses courbes de rendement, «n’est pas importante pour la ville dans sa totalité» („hat keine gesamtstädtische Bedeutung). Le Mur n’a pas d’importance pour la ville de Berlin ! On croit marcher sur la tête, mais c’est bien le degré d’aveuglement de la municipalité, dirigée par des mercenaires cooptés, sans mandat électoral et sans attachement durable à la ville qu’ils prétendent gouverner.

La question de ces travaux n’est pas simple. Doit-on reconstruire le Brommybrücke, le pont démoli sur ordre d’Hitler en 1945 pour retarder l’avancée des troupes soviétiques ? Pourquoi pas. Les ponts, c’est chouette, mais après tout les Berlinois ont parfaitement réussi à se passer du Brommybrücke pendant 68 ans, alors j’ai du mal à comprendre l’urgence d’une reconstruction… Est-il possible de trouver un compromis avec les promoteurs immobiliers ? En théorie, oui, mais de nombreuses incertitudes demeurent. S’agit-il véritablement d’une «démolition» d’une portion du Mur, ou va-t-on simplement la «décaler» de quelques mètres sur le côté ? Les réponses à cette question simple sont contradictoires. D’autres font valoir le fait que l’East Side Gallery soit déjà percée à plusieurs emplacements, et que l’on pourrait simplement «élargir» de quelques mètres l’ouverture la plus proche plutôt que d’en créer une nouvelle pour permettre l’accès au pont et / ou aux immeubles résidentiels prévus.

Il est pas beau notre projet immobilier pour clients fortunés?Crédit image.

Ce qui me stupéfie le plus dans cette absurde cacophonie, c’est que l’on puisse simplement concevoir la construction d’une tour de 63 mètres de haut (et après quoi, un autre immeuble de 115 mètres de long !) à cet endroit précis, sur un lieu d’histoire et de mémoire unique au monde, pour construire des appartements dont absolument personne n’a besoin, alors que ce ne sont pas les terrains vagues et les immeubles désaffectés qui manquent jusqu’au cœur même de Berlin. Si la ville permet vraiment une horreur pareille, alors sérieusement on n’a plus besoin d’ergoter sur dix ou vingt mètres de Mur en moins. Quelle que soit la longueur de la brèche, le mémorial sera de toute façon complètement banalisé et stérilisé par un tel voisinage. Des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer cette évidence, notamment celle d’Axel Klausmeier, président de la Gedenkstätte Berliner Mauer (le mémorial du Mur de Berlin). Ces voix de la raison pèseront-elles lourd dans la balance ? Rien n’est moins sûr.

Ainsi, le 1er mars, lors d’une petite manifestation improvisée à la dernière minute, les 300 personnes présentes ont hurlé Spartaaaaa! sont parvenues à interrompre la démolition du monument en s’interposant dangereusement entre le Mur et les bulldozers. Grâce à eux, la brèche ne fait qu’un mètre de large pour l’instant. Depuis cet événement, et surtout, depuis la forte mobilisation du 3 mars, où 6000 Berlinois en colère, dont votre dévoué Chroniqueur, ont répondu à l’appel des défenseurs du patrimoine historique, les travaux sont provisoirement à l’arrêt. La trêve des bulldozers est censée durer jusqu’au 18 mars, le temps pour les parties prenantes de «trouver un compromis». La belle affaire ! Le maire de Berlin, Klaus Wowereit, ce vieux renard de la politique au sourire patelin et au parler onctueux, aurait soudainement compris qu’il a fait la courbette de trop devant les vautours de l’immobilier, et voudrait maintenant convaincre ses administrés excédés qu’après 20 ans de désinvolture et d’inaction de la part de la municipalité sur ce sujet, Super «Wowi» trouvera la solution miracle en deux semaines. L’édile social-démocrate, maire-gouverneur de la Hauptstadt depuis 2001, est sur la sellette sur un certain nombre de dossiers brûlants : il ne pouvait pas laisser enfler la polémique sans rien dire. Dos au Mur, Wowi vient de battre son record personnel de retournement de casaque.

À la manifestation pour la sauvegarde de l’East Side Gallery, le dimanche 3 mars.

De toute façon, le soudain regain d’intérêt qu’affiche opportunément le gouvernement régional pour ce vestige du Mur «sans importance» ne risque pas d’apporter les solutions réclamées par les citoyens depuis 2008 : seul le Kulturausschuss (la Commission pour la culture du Land de Berlin) penche ouvertement en faveur d’un moratoire sur les construction afin de préserver le mémorial. Klaus Wowereit, lui, ordonne à l’arrondissement de «collaborer», et entend bien soutenir le projet d’investissement à cet endroit précis, Mur ou pas Mur. Je croyais jusqu’ici que seule la Chine était capable de faire preuve d’autant de mépris pour son héritage culturel et pour l’avis des populations concernées au nom de la «modernité», mais je m’étais bien trompé. Pékin, Berlin, même combat.

En attendant que Berlin ne se transforme vraiment en une sorte de Dubaï informe, sans histoire et sans culture, avec en prime un ciel perpétuellement gris et un supplément de saucisses, il ne nous reste plus qu’à nous mobiliser encore avant que la construction ne débute pour de bon et que des dégâts irréparables ne soient causés à ce patrimoine historique unique. Une nouvelle manifestation est prévue ce dimanche 17 mars. Venons nombreux défier le froid et les projets insensés de cette clique de gestionnaires ! Il paraît même que David Hasselhoff, grand germanophile, sera de la partie…

Comme le scandait la foule lors de la manifestation du 3 mars : „Herr Wowereit, das Denkmal bleibt!“ (littéralement : «Monsieur Wowereit, le monument demeurera»). On touche du bois pour que cela soit vrai, même si je n’y crois pas trop.

Pour finir, quelques images de la manif du dimanche 3 mars à l’East Side Gallery.

Un des artistes de l’East Side Gallery lit aux manifestants un texte poignant qui relate les détails de la noyade de Çetin Mert, un enfant turc de Kreuzberg, côté Ouest, tombé accidentellement dans la Spree, en face du Mur, alors qu’il jouait au ballon, le jour de son cinquième anniversaire. Il n’a pas pu être secouru car à cet endroit, la Spree relevait de Berlin-Est sur toute sa largeur, et toute personne qui s’y introduisait risquait de se faire mitrailler sans sommation. Le petit Çetin a coulé à pic, sous les yeux impuissants des témoins à quelques mètres à peine.

Kapitalismus vs Geschichte
Histoire vs Capitalisme


Ick bin soooo sauer
« Je suis si furieux que j’ai même une pancarte! »


Ambiance devant l’East Side Gallery :

« Habiter au cœur de la bande de la mort »Encore une parodie du fameux épisode du « Niemand hat die Absicht », que j’expliquerai un jour

 

Mauer
Un manifestant près des policiers


Denk Mal
« Réfléchis! / Monument » : jeu de mots teuton


 

Recherchons investisseurs! Monuments historiques à saisir!


Sales porcs phallocrates !

L’autre jour, alors que je prenais connaissance des dernières conneries infos vachement importantes publiées sur la page de discussion d’un forum de Français à Berlin dont je suis membre, voilà-t-il pas que je tombe sur un ce lien posté par un autre membre, claironnant sous les vivats de la foule en délire, le scoop suivant : «Allemagne : Une pasteure en couple avec une secrétaire d’État annonce sa grossesse [Munich And Co, Bild]». Comme si cela ne suffisait pas, une courte dépêche enfonce le clou, au cas où, comme moi, vous auriez naïvement cru à une faute de frappe multiple dans le titre :

“Eli Wolf, 46 ans, pasteure protestante à Francfort, et Marlis Bredehorst, 55 ans, secrétaire d’Etat à la Santé du Land de Rhénanie du Nord-Palatinat, du parti écologiste allemand (die Grüne), en couple depuis 1997, attendent un enfant, ont-elles annoncé à Bild. Et, expliquent-elles, cette annonce a été saluée par des félicitations jusqu’au sein de leur église. Sur Munich and Co [fr] et Bild [de].

À la vue de cette horreur contre-nature, mon sang n’a fait qu’un tour. Oui, chers gens, vous ne le saviez peut-être pas, mais j’ai, et j’assume, mon côté conservateur-tradi-old school. Je le cultive comme mon petit jardin secret, mon dark side rien qu’à moi. C’est comme ça, on ne se refait pas. Et j’ose même espérer que certains d’entre vous feront preuve d’un minimum de bon sens et partageront sans réserve mon avis : que deux femmes autour de la cinquantaine décident d’avoir un bébé ensemble, soit, parfait, très bien, rien à redire, il faut vivre avec son temps, et touça touça, surtout en cette période de «mariage pour tous», mais alors oser écrire «une pasteure» !!! Aaaaarrrrrggghhhh ! Naaaaoooonnnn ! Pitié ! Assurément, implorai-je le Ciel avec la ferveur qui sied à l’intégriste aux abois, il existe un enfer pour châtier dans d’éternels tourments les coupables de péchés aussi ignobles contre la langue de Molière !

C’est la réponse cinglante que j’ai voulu faire à l’auteur de ce post (qui, au passage, était bien un auteur, et pas «une auteure») afin de le couvrir de ridicule dans un forum franco-berlinois que je transformerais volontiers en pilori. Mais j’ai réussi à maîtriser in extremis mes spasmes de dégoût et j’ai lâché l’affaire. Ce n’était pas le sujet du débat ; d’ailleurs, au passage, il n’y a pas eu de débat. La nouvelle de cette grossesse n’a pas fait de vagues sur le site. Et puis, bien entendu, je suis au courant qu’il existe cette tendance vers la féminisation de nombreux termes, en particulier les noms de profession.

À titre personnel, je suis contre ce développement et préfère éviter ces néologismes, que je trouve en général moches et grammaticalement illogiques, mais je ne puis empêcher la langue d’évoluer et de se moderniser, comme elle l’a toujours fait depuis des siècles, quoi qu’en disent les ronchons (parmi lesquels je me compte) bataillant vaillamment à l’arrière-garde des évolutions linguistiques. Tiens, d’ailleurs, à propos de «quoi qu’en disent» et de Molière, c’est bien ce dernier qui, dans Les Femmes savantes (donc encore une histoire de bonnes femmes), raillait copieusement ces pédants qui s’arc-boutaient aux archaïsmes préconisés par le grammairien Vaugelas, en particulier dans cette fabuleuse scène du «quoi qu’on die» (Acte III, scène 2). «Quoi qu’on die» est la version ancienne de «quoi qu’on dise», et son emploi était déjà désuet à l’époque du sieur Poquelin, qui en a fait un symbole de la cuistrerie de ces érudits auto-proclamés qui proliféraient déjà parmi ses contemporains.

“PHILAMINTE

Faites-la sortir, quoi qu’on die:
Que de la fièvre on prenne ici les intérêts:
N’ayez aucun égard, moquez-vous des caquets,
Faites-la sortir, quoi qu’on die.
Quoi qu’on die, quoi qu’on die.
Ce quoi qu’on die en dit beaucoup plus qu’il ne semble.
Je ne sais pas, pour moi, si chacun me ressemble;
Mais j’entends là-dessous un million de mots.

Ainsi, si Molière revenait parmi nous, sans doute moquerait-il tout aussi cruellement les grincheux qui protestent et résistent aux courants modernisateurs de la langue avant de s’en retourner rôtir en enfer comme il mérite. De toute façon, le français n’a pas attendu la vague de féminisation des noms pour tolérer un grand nombre de termes pas follement élégants. Franchement, vous trouvez qu’un mot comme «bouilloire» sonne particulièrement bien à l’oreille ? Et même «grossesse», d’ailleurs, n’est pas le terme le plus musical qui soit. Sans parler des innovations sémantiques comme «implémenter», «proactif», «réceptionner» et toutes ces horreurs qui enjolivent mon quotidien au bureau. Tout compte fait, «pasteure», en comparaison, c’est pas si pire comme disent les Québécois, experts ès mutilations modernisations de notre belle langue.

Alors à l’occasion de cette 103ème journée mondiale de la Femme, lâchons-nous complètement et féminisons la langue à tour de bras. Encore faut-il ne pas se tromper dans la définition des termes féminins que l’on introduit. On aurait par exemple :

Pasteure (n. f.) : ministre protestante, membre féminin du clergé luthérien.

Ingénieure (n. f.) : professionnelle exerçant des activités de conception, d’innovation et de direction de projets, de réalisation et de mise en œuvre de produits, de systèmes ou de services impliquant la résolution de problèmes techniques complexes, pour une rémunération inférieure d’environ 20% à celle de son collègue l’ingénieur (cf. ingénieur).

Proviseure (n. f.) : titre donné à la directrice de certains établissements scolaires, généralement rémunérée 20% à 30% de moins que son collègue le proviseur,à ancienneté et qualifications égales.

Sapeuse Pompière (n. f.) ou Sapière Pompeuse (n. f.) : femme effectuant le métier de sapeur pompier et se contentant de 75 à 80% des indemnités perçues par ses collègues mâles.

Bref, je crois que vous avez pigé. Pour résumer mon propos en m’aidant de la formule employée par un célèbre charpentier juif de Galilée vers l’an 30 de notre ère : «il est plus facile pour une armada de néologismes hideux de faire leur trou la langue française que pour une seule femme d’être payée autant qu’un homme en 2012». Dans le cas, peu probable, mais on ne sait jamais, où certains d’entre vous auraient séché trop de cours de caté («faire catéchisme buissonnier», ça se dit ?), ou pis encore, si jamais vous êtes un mangeur de viande halal, un égorgeur de moutons dans votre baignoire de Villemomble et un exciseur de petites filles, il est tout à fait possible que vous soyez peu au fait des meilleurs soundbites des gourous hébreux du temps de l’empereur Auguste, alors pour vous voici la citation d’origine.

En Allemagne, pays réputé progressiste, le problème du féminin des noms de professions ne se pose pas le moins du monde : il suffit d’ajouter le suffixe -in à un mot (et parfois d’enjoliver la racine du mot avec un joli umlaut) pour en créer la forme féminine. Ainsi, Richter (juge) devient Richterin au féminin, Arzt (médecin) se transforme aisément en Ärztin, Künstler (artiste) en Künstlerin, Ingenieur devient logiquement Ingenieurin, et ainsi de suite, si on zappe les exceptions à la règle.

Dès lors, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes, pour la femme teutonne intégrée au marché du travail par le titre idoine et dûment féminisé, n’est-il pas ? Mouahaha, la bonne blague. À l’occasion du Weltfrauentag, le verdict de ces enquêtes publiées aujourd’hui dans la presse est sans appel : avec une différence de salaire atteignant 22% en défaveur des femmes à qualifications égales, l’Allemagne est championne d’Europe de la discrimination salariale contre les gonzesses le sexe faible la gent féminine, selon la dernière étude de l’OCDE, suivie de la Tchéquie et des Pays-Bas, deux autres pays qui cachaient bien leur jeu d’enfer machiste et misogyne, dites donc. L’écart moyen dans les 34 pays de l’OCDE n’est «que» de 16%…

Alors voilà, tandis que je m’amuse à vous pondre un billet aux tournures ampoulées, où je cite abondamment mes confrères Molière, Jésus-Christ et les crânes d’œuf anonymes de l’OCDE (en toute modestie), certains font passer le même message, mais de manière nettement plus percutante, et en seulement quatre mots, comme sur cette petite affiche discrète que j’ai vue hier soir à un arrêt de tram sur la Danziger Strasse, à Prenzlauer Berg.

 

Pas de pénis ?
-25% sur votre salaire !

J’ai trouvé cette illustration très concrète du terme «phallocrate» particulièrement brillante, et n’ai pu m’empêcher de la partager avec vous, alors que je n’avais pas du tout prévu de parler du Frauentag cette année.

Quoi qu’il en soit, l’occasion fait le larron, alors je souhaite bon courage et une très belle Journée de la femme à toutes les Vahinés sous-payées, qu’elles lisent ce blog ou non ! Évidemment, si elles ne le lisent pas, ça va être difficile de les toucher avec mes gentils vœux, mais bon, vous pouvez aussi faire tourner…

Allez, tchô.

Votre dévoué chroniqueur.


Obsession sécuritaire à Ben Gurion International

«Welcome to Israel!», proclame chaleureusement (“shalomeusement”, si vous me passez le jeu de mots) le grand panneau aux couleurs vives à l’attention des passagers tout juste sortis de la passerelle de débarquement.
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«Ben Gurion Airport: Pride of Israel», renchérit solennellement un sobre mais imposant bas-relief couleur ocre, après une interminable enfilade de couloirs et de halls ultra-modernes, aérés, lumineux.
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«Toi, tu vas grave morfler avec la sécurité de l’aéroport de Tel Aviv. Prépare-toi à subir le pire interrogatoire de ta vie.» Cette troisième proclamation, en revanche, vous ne risquez pas de la trouver fièrement placardée sur quelque mur ou façade de l’aéroport international de Tel Aviv, qui se targe d’être l’aéroport le plus sûr au monde. Ces mots, ce sont tout simplement les menaces persistantes, les inévitables avertissements, les inquiétantes vaticinations, que j’ai entendus moult fois de la bouche de maints augures, et qui bourdonnent confusément entre mes oreilles, dans quelque cavité fascinée et apeurée de mon cortex, alors que le tapis roulant m’achemine paisiblement vers Dieu sait quel agent du Mossad tapi dans un bureau poussiéreux du service de l’immigration, craquant bruyamment ses doigts avec une délectation sadique à l’idée de m’envoyer au tapis au onzième round de questions-réponses, et de jeter mon passeport au broyeur à papiers. Comme le dit l’adage bien connu, un homme averti 36 fois en vaut 72.
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Bienvenue à l’aéroport international Ben Gourion de Tel Aviv

D’ailleurs, à peine ai-je laissé derrière moi le panneau «Bienvenue en Israël» qu’un avant-goût de cet accueil musclé se présente, sous les traits d’une jeune femme blonde au visage sévère, si menue au milieu d’un quatuor d’observateurs en uniforme scrutant attentivement les débarqués de frais en Terre Promise, que je ne l’aurais probablement pas remarquée si elle n’était pas venue, d’un pas agile quoique déterminé, se planter devant moi avec autorité, barrant ma progression au sein du peloton des arrivés, et ne m’avait pas intimé, sur un ton martial, toute une série d’ordres ne souffrant nulle contestation. «Halte. Votre passeport s’il vous plaît. Ouvrez votre sac et déshabillez-vous. Intégralement. Il n’y a pas de mais».

Mais non, je plaisante bien sûr, chères Lectrices. Rassurez-vous (ou alors, désolé pour la déception…) : je n’ai pas été dénudé sauvagement en public. Je plaisante simplement, car j’ai le cœur à plaisanter. J’ai le cœur à plaisanter car cela faisait au moins cinq ans que je n’avais pas été victime d’un cas aussi flagrant, aussi décomplexé, aussi routinier, aussi transparent, aussi allant de soi, aussi assumé de «délit de faciès». Une telle sincérité de la part des autorités, ce rejet si franc du politiquement correct, c’est follement attendrissant. Sans faire d’ironie. Les passagers très majoritairement européens du vol en provenance de Berlin débarquent par douzaines, par vingtaines, et passent devant le groupe d’agents de la sécurité nationale en chasuble fluo sans être le moins du monde inquiétés et encore moins interceptés, sans même apercevoir le quatuor d’inspecteurs.

Contrôle des passeports à Ben Gourion

Mais, que survienne alors un homme de couleur, le regard distrait dans cet environnement nouveau, la moustache en l’air, la coupe afro défraîchie par le long voyage, et là, véloces, impitoyables, intraitables, les mailles du filet se referment sans merci sur le terroriste en puissance au look de hipster. Votre serviteur. Le malfaiteur présumé, trahi par son épiderme (mauvaise peau ne saurait mentir), est fait comme un rat. «Excuse me. Arrêtez-vous. Votre passeport s’il vous plaît. Vous arrivez de Berlin? Que venez-vous faire en Israël? Combien de temps comptez-vous séjourner sur le territoire? Avez-vous votre billet de retour?»

Ainsi me questionne la fonctionnaire, frêle brindille blonde, 1m53 d’autorité et de préjugés, 45 kilos toute mouillée, revolver et gilet pare-balles compris. Je réponds docilement au bref interrogatoire sur un ton volontairement sec, fasciné par cette procédure si ouvertement et efficacement «ethniquement ciblée». Me voilà donc prévenu. La brindille en chasuble feuillette mon passeport, s’arrête à la page où figure bien en évidence mon visa de la République Arabe Syrienne, puis à quelques autres pages tamponnées de sceaux rouges ou verts en langue arabe. Elle me rend mon passeport et me laisse rejoindre le banc de harengs pressés. Est-ce seulement une impression, ou ai-je vraiment entendu un petit rire sceptique dans mon dos ?

Après quelques minutes de promenade, plusieurs couloirs et escaliers roulants, des hectomètres de dalles de granit, une bonne douzaine de jets d’eau et de palmiers, le voyageur, qui ne sait plus vraiment s’il est dans un aéroport ou s’il ne s’est pas perdu dans quelque luxueuse oasis bédouine urbanisée, arrive alors au premier obstacle de taille : une rangée de guérites habitées chacune par un fonctionnaire, et devant la rangée de guichets, occupant toute la salle, des centaines de débarqués faisant la queue au contrôle des passeports.

La queue au contrôle des passeports à l’aéroport Ben Gourion, le 2 janvier

À gauche, les Israeli passports, à droite, tous les autres. On se rend bien vite à l’évidence: le banc de harengs avance très, très lentement. Un peu comme une armada de méduses flottant entre deux eaux, au gré du courant. Ou pas. Bref. Il est 16 heures. Au bout d’une quarantaine de minutes d’attente, c’est à mon tour de parler dans l’hygiaphone. J’ai sacrément bien géré la file d’attente et ai réussi à gagner deux places. C’est que j’ai envie d’en finir, moi, Môssieur. Z’avaient qu’à mieux faire la queue et arrêter de papoter, les gens. La famille qui me précède devant l’agent de la police aux frontières a remballé ses documents, contourne la guérite et se dirige vers la sortie. L’on me fait signe d’avancer. Hello, me dit le policier, presque cordial. Feuilletage de passeport. Mêmes questions que la brindille enchasublée, sur un ton néanmoins plus poli, moins glacial. Il n’a pas de petit gabarit à compenser, sans doute. Ce qui ne l’empêche pas de refermer mon précieux livret bordeaux, de le mettre dans un coin de sa table, et de conclure : «Pouvez-vous aller dans la petite salle au fond à gauche derrière vous?» Euh… plaît-il? Au fond à gauche derrière moi? Mais, mais, mais mais… la sortie, c’est bien tout droit devant moi, derrière la guérite? N’est-ce pas? «C’est cela. Mais vous, Monsieur, vous allez dans cette salle, au fond, à gauche, et vous attendez là. Vous récupérerez votre passeport après».

Après la sélection arbitraire pour cause de peau foncée, me voici au poulailler pour une durée indéterminée. Ah, en voilà un voyage qu’il commence trop bien ! Et moi qui avais gagné deux places dans la file d’attente…

Je pénètre dans la petite salle aux cloisons grises en matériau préfabriqué. J’y ai rejoint quatorze individus échoués là. Certains ont l’air las, très las. D’autres semblent furieux, ou incapables de comprendre la situation, ou les deux. Les autres, ma foi, je ne sais pas trop. Il reste des sièges libres : proches de l’entrée, ou tout au fond. J’avance vers le fond, puis me ravise et vais occuper une place proche de l’unique porte d’entrée (et de sortie), comme si le choix d’un siège près de l’issue allait me permettre de repartir au plus tôt. La belle affaire… Sont-ce là les premiers réflexes de chacun, en situation de captivité ? J’espère bien ne jamais connaître la réponse.

À ma gauche, un homme d’apparence tout ce qu’il y a de plus «WASP» enchaîne les conversations sur son téléphone portable, avec un accent new-yorkais bien du cru. Le voilà maintenant qui appelle une agence de location de voitures pour s’assurer qu’il pourra bien récupérer le véhicule qu’il a réservé, bien qu’il soit très en retard. Cela fait deux heures qu’il attend à la sécurité aux frontières, et il ne sait toujours pas pour combien de temps il en a. (Quoi?!? Deux heures??? Je tends l’oreille.) Les Américains sont des bavards et aiment bien échanger des banalités avec les inconnus. J’entame donc la conversation pour chercher à mieux comprendre dans quelle galère j’ai ainsi atterri. Le monsieur américain, la cinquantaine, et sa femme ici présente, une citoyenne israélienne à la chevelure remarquable, épaisse, rousse, somptueusement frisée, une Ashkénaze pur jus, ne savent pas du tout pour quoi ils sont là, dans cette antichambre de Guantánamo. Cela fait trente ans qu’ils viennent en Israël ensemble chaque année, et c’est la première fois qu’ils vivent un tel calvaire. Lors de leur dernier voyage, ils avaient bien été retenus 45 minutes sans comprendre pourquoi. Mais cette fois, deux heures tout de même… Ils ont, supposent-ils, un homonyme qui leur porte la poisse, quelque part sur une base de donnée de fichiers de police. Gloups. Deux heures d’attente quoi.

D’autres passagers arrivent dans la salle. Je reconnais bien un ou deux visages de mon vol en provenance de Berlin. Mais ceux-là, au bout de quelques minutes, ont les appelle, ils récupèrent leur passeport, et s’en vont. «Oh yes. On en voit passer beaucoup, des gens. Ils entrent, ils attendent ici quelques instants, ils se font appeler, ils sortent, et on ne les revoit plus. Si vous restez ici plus de dix minutes, j’ai bien peur que vous ne fassiez partie de ceux qui resteront très longtemps dans cet endroit», m’instruit Mrs Ashkénaze sur un ton monocorde, l’œil hagard, avec les airs du vétéran de bagne apprenant à la bleusaille la dure loi du camp. Eh bien voilà qui semble réjouissant. Intimidé, mal à l’aise dans cette situation inédite face à des inconnus exaspérés qui ne demandent qu’à être ailleurs, je n’ose pas encore interroger mes autres compagnons d’infortune.

Contre toute attente, mon tour d’être appelé arrive assez rapidement : en moins de trois-quarts d’heure. Le noyau dur des naufragés n’a pas beaucoup bougé. Je me sens presque coupable d’être appelé si tôt, quand d’autres attendent leur tour depuis bien plus longtemps… mais ce sentiment d’être un privilégié ne durera pas. Une jeune et jolie agente, teint mat, longs cheveux bruns et habillée façon Men in Black, me convoque pour un entretien individuel. Elle fait des efforts visibles pour se montrer aimable, mais plutôt que de conter fleurette, elle me bombarde de questions. On n’est pas là pour rigoler : il y va après tout de la sécurité d’Israël, que ma simple présence met en péril. Je suis prié de noter sur une feuille de papier «tous mes numéros» de téléphone, «toutes» mes adresses e-mail (j’en donne deux sur cinq), mon adresse postale, le nom de l’entreprise pour laquelle je travaille, les prénoms de mon père ainsi que de mon grand-père paternel, mort trois décennies avant ma naissance, et dont je ne suis plus entièrement sûr du deuxième prénom. Elle considère attentivement mes éléments de généalogie avec une moue sceptique, presque dépitée. Bah ouais ma grande, pas de bol hein, y’a pas de Mohammed dans le tas… Je ne suis pas à 100% ton client idéal : désolé pour la déception! Qu’à cela ne tienne, ce n’était que l’entrée en matière. Mon interrogatrice reprend bien vite l’initiative. Suis-je marié? (Non. Et vous?) Ai-je des enfants? (Non plus. Et vous, vous en voulez combien?) Que viens-je faire en Israël ? Est-ce que je voyage seul? Et pourquoi voyagé-je seul, d’abord?

«Je ne sais pas en fait. J’aime bien voyager seul. Parfois, je voyage avec mes amis, et parfois, tout seul.
— Quels sont les derniers voyages que vous avez entrepris seul, et à quelles dates?
— Et bien, voyons, il y a eu la Serbie et la Bosnie en août 2010, le Liban et la Syrie en novembre 2010, et le Mexique en septembre 2011.
— Aha. Voyez-vous cela. Au Liban et en Syrie? Tout seul? Vous connaissez du monde à Beyrouth?
— Oui, une amie suédoise qui travaille chez Air France.
— Notez son nom ici. Vous avez son numéro de téléphone?
— Euh…
— Bon ça ira. D’autres contacts au Liban?
 Non.
 Et en Syrie ?
— Bah, je me suis fait des amis sur place, mais nous ne sommes plus vraiment en contact quoi… C’est la vie.
— Qu’avez-vous vu précisément en Syrie? Au Liban?
— …
— Que comptez-vous voir pendant vos vacances en Israël? Très précisément
— …
— Soyez plus précis s’il vous plaît. Vous voulez voir quoi exactement en Palestine?
 Connaissez-vous du monde en Israël?
 Avez-vous le numéro de téléphone de cette amie à Tel Aviv?
 Connaissez-vous du monde en Palestine?
 Avez-vous une réservation d’hôtel à Jérusalem?
— Montrez-moi votre réservation. Ça, c’est simplement l’adresse de l’hôtel. Ça ne m’intéresse pas.
— …
— Quelle religion pratiquez-vous?
 …»
.
La petite salle en préfabriqué et une partie de ses détenus de cette journée du 2 janvier. Pour s’acheter un coca ou un café et pouvoir se désaltérer, il fallait avoir, bien sûr, des shekels sonnants et trébuchants… Cool.

À 17 heures 30, elle m’escorte vers la petite salle de garde à vue que j’avais quittée seulement vingt minutes plus tôt, me promettant de «faire son possible», au vu des éléments de réponse que je lui ai donnés, pour qu’on ne me retienne pas «très très longtemps». Retour, donc, à la case Little Guantánamo, royaume de la détention arbitraire et illimitée de toutes sortes de gens pour raisons de «sécurité». Le couple ashkénazo-américain est toujours là. Madame, citoyenne israélienne après tout, donne de la voix. En anglais, en hébreu. Cela fait trois heures qu’ils sont là et ne savent absolument rien. Ils ne sont censés passer que quatre jours en Israël. «Why are you treating us like criminals?», s’insurge-t-elle, la rage contenue dans la voix, les frisettes rousses frémissant de courroux. «Plus on les questionne, plus ils font durer le plaisir», commente à mi-voix un prisonnier écœuré, le regard dans le vide.

De longues minutes passent. Notre petite geôle voit transiter quelques voyageurs bien vite libérés. Je commence à faire partie du noyau dur des embastillés, et donc à faire connaissance. À mon grand étonnement, ils sont presque tous américains, quoique d’origine étrangère. Les seules exceptions sont Carlo, un Italien qui suppute que les autorités le trouvent suspect à cause de son séjour d’un mois au Pakistan («J’étais sur une plate-forme pétrolière. Je n’ai même pas vu le pays!»), et moi. Et le couple israélo-américain qui, de toute façon  finit par être libéré, vers 19 heures, soit au bout de quatre heures de rétention injustifiée. Parmi les autres «suspects», il y a cette Américaine qui vit à Cologne, retenue depuis 16 heures. Son crime? Avoir des parents iraniens. Oups la boulette. Les autres cas désespérés sont des citoyens américains d’origine palestinienne. Trois d’entre eux, un père et ses deux fils, qui ont pourtant l’habitude de revenir en Israël, poireautent à Ben Gurianamo depuis 9 heures du matin ! À tous les coups, ils sont venus jusqu’ici pour comploter contre l’État d’Israël et transportent des bombes dans leurs bagages, c’est sûr et certain. Mais pour eux aussi le verdict finit par tomber. On vient chercher le père : expulsé manu militari vers les États-Unis ! Il prendra, qu’il le veuille ou non, le vol de 23 heures pour Boston, après un vol transatlantique puis une journée entière dans une petite salle aux murs préfabriqués de l’aéroport de Tel Aviv… C’est la consternation. Adieux déchirants, mais surtout très las. Les fils restent, et reprennent leurs séances d’interrogatoire avec les fonctionnaires de la sécurité aux frontières.

Quand, vers 19h30, Carlo est invité à «sortir du loft», l’Irano-américaine et moi formons spontanément une dérisoire haie d’honneur, et applaudissons sa marche vers la liberté. Je commence à râler dès qu’un agent passe près de la porte : quand me laissera-t-on enfin sortir? Je dois aller jusqu’à Jérusalem ce soir. Y aura-t-il encore des bus? Mes récriminations de quasi-terroriste, je dois dire, n’émeuvent pas grand monde. Si vous avez été interrogé, m’avise-t-on de bien mauvaise grâce, c’est que l’on s’occupe de vous. Il ne vous reste plus qu’à attendre que nous ayons fini de statuer sur votre cas. Et toc. L’aéroport semble de plus en plus vide. Il n’y a presque plus personne aux guichets de contrôle des passeports. L’activité s’arrête tôt ici. J’appelle mon auberge de jeunesse pour prévenir de mon arrivée retardée. L’Américano-iranienne, à qui on promet depuis une heure que ses papiers sont «presque prêts» et qu’elle les aura dans «cinq minutes», se rend compte, horrifiée, qu’elle est bientôt à court de batterie sur son iPhone. Priver quelqu’un d’eau, de nourriture, de sa liberté, passe encore. Mais priver une innocente de l’usage de son iPhone : c’est vraiment inhumain !

Soudain, à 20 heures, au terme de près de trois heures et demie de cette surréaliste garde à vue aux frontières, on vient me chercher.

«M. Berliniquais ? Voici votre passeport. La sortie, c’est là.
— Vous en avez fini avec moi?
— Oui. Au revoir.»

Je salue de la main mes codétenus : une Irano-américaine sympathique mais à bout de nerfs, et l’un des deux fils du Palestinien expulsé une heure plus tôt. Étrange ce sentiment d’être enfin au bout de son calvaire mais de laisser derrière soi ses compagnons de galère. Un autre Américano-palestinien, qui lui avait été autorisé à rester en Israël une demie-heure plus tôt, avait semblé tout aussi hésitant que moi lorsque la chance lui a enfin souri. Mais la seule chose sensée à faire, à ce moment, c’est de souhaiter bonne chance à ceux qui restent derrière et d’aller droit devant soi, vite, schnell, avant que les Dupondovitch et Dupontovski de la sécurité aux frontières ne changent d’avis.

Il ne me reste plus qu’à retrouver mon bagage, abandonné dans un coin de l’aéroport depuis quatre heures. Au bout de vingt minutes de recherches frénétiques dans le hall déserté, c’est réglé.

J’attrape in extremis le dernier bus pour Jérusalem. Et mon voyage, enfin, peut commencer pour de vrai.

Jérusalem : Le Dôme du Rocher et la vieille ville vus depuis le hautdu cimetière juif du Mont des Oliviers, janvier 2013

À ce qu’on m’a dit et répété : le pire interrogatoire, de très loin, en fait, c’est au départ de l’aéroport de Tel Aviv, lorsque l’on veut quitter Israël. Je préfère ne même pas y penser.


Famille traditionnelle antillaise ou «mariage pour tous» ?

Depuis quelques jours, le débat sur le projet de loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe, un débat que les Antillais suivaient jusqu’ici de loin, avec peut-être un brin d’incrédulité et de dégoût, a pris en Martinique une dimension toute particulière. En effet, le 30 janvier, le député divers-gauche de la deuxième circonscription de la Martinique et maire de la commune de Sainte-Marie (19.000 habitants) a pris la parole à l’Assemblée Nationale et a proclamé haut et fort son rejet ferme de ce projet de mariage homosexuel et son intention de voter contre, bien qu’il ait jusqu’ici, souligne-t-il, «soutenu tous les projets et engagements de la Gauche». Le discours, visionné des centaines de milliers de fois sur Internet, et amplement relayé sur la plupart des médias opposés au «mariage pour tous», a fait date dans ce débat, résonnant bien au-delà des rivages ensoleillés baignés d’eau turquoise où tout ce qui a trait aux Antilles reste habituellement confiné, dans l’indifférence générale des médias et de nos compatriotes hexagonaux. Du moins est-ce le sentiment qui prévaut en Martinique et en Guadeloupe.
Le député Bruno Nestor Azérot le 30 janvier à l’Assemblée

Mais cette fois, c’est différent. Un tribun antillais a pris la parole et, ô surprise, toute la France a écouté. Dans une harangue combative, le député-maire Bruno Nestor Azérot a martelé que la quasi-totalité de la population d’Outre-Mer est «opposée à ce projet», et que «les valeurs sur lesquelles reposent les sociétés ultramarines», nos «valeurs fondamentales», étaient menacées par l’ouverture du mariage aux couples homosexuels. «Ce texte ne donne pas une liberté supplémentaire, il fragilise le délicat édifice sur lequel se sont construites nos sociétés antillaises et guyanaise après l’abolition de l’esclavage», a-t-il ajouté, avant d’interpeller l’Hémicycle sur une question plus grave, plus existentielle, presque apocalyptique : «la famille, pivot de notre société […], va-t-elle exploser au sens littéral du terme ?»

Bref, un discours percutant, résolu, «historique» même, selon certains, et fermement engagé contre le «mariage pour tous», que je m’abstiendrai de paraphraser davantage puisque vous pouvez (re)lire ici ou le (ré)écouter . Encensé par la Droite, adulé par la France chrétienne, acclamé par les anti-mariage gay, fêté en héros par les Îliens, M. Azérot a, par la sincérité de son intervention, galvanisé l’opposition au texte et fait entendre, sous un tonnerre d’applaudissements, la voix trop souvent oubliée de la population antillaise dans ce débat. En l’occurrence, trois des quatre députés de la Martinique, tous de gauche, ont annoncé dans la foulée leur intention de voter contre le projet de loi. Le quatrième, Serge Letchimy, maire de Fort-de-France, n’a pas encore fait connaître sa position officielle.

 

Bref, on l’aura compris : les Antilles, terres de catholicisme fervent, d’églises pleines à craquer le dimanche, de traditions ancestrales afro-caribéennes, de valeurs simples et honnêtes, sont contre. Archi-contre. Non, non, et non. Tchiiiip, nou pa lé sa, répond avec agacement le peuple antillais à l’idée saugrenue que deux femmes ou deux hommes puissent se marier. Fort bien. Connaissant les Antilles, je ne suis guère surpris par ce constat, et laisserai de côté cette caractéristique des mentalités locales.

 

Toutefois, quelque chose me chiffonne profondément dans l’intervention du député-maire de Sainte-Marie. À la lecture de son discours, un doute persistant m’assaille : je ne reconnais absolument pas les «valeurs fondamentales» martiniquaises si chères à M. Azérot, ni le «modèle familial conservateur» que font valoir les autres députés ultramarins opposés au projet. Pourtant, je suis martiniquais moi aussi. Ai-je un problème ? Y a-t-il quelque chose qui m’échappe ? Est-ce grave docteur ?
Les Antilles autrefois. Photo prise là.

Partons ensemble en voyage, amis Lecteurs. Je vous propose de me rejoindre quelque part au fin fond la Martinique rurale du milieu des années 1950. Madame Delphine (*) est dans une situation bien difficile. À 45 ans, cette campagnarde presque illettrée vient de se retrouver veuve, seule à la tête d’une famille nombreuse, dans une maison misérable au toit de tôle ondulée, où le confort est une notion entièrement inconnue. Comment fera-t-elle pour s’en sortir, pour nourrir ses sept enfants, six filles et un garçon âgés de 4 à 14 ans ? Eh bien en prenant le taureau par les cornes, et en travaillant d’arrache-pied, du matin au soir, chaque jour de sa vie. Ce n’est pas qu’elle passait ses journées à se tourner les pouces avant la mort de son mari, loin de là. Mais il va lui falloir se retrousser les manches comme jamais et mener sa maisonnée d’une main de fer.

En 1955, la Martinique récemment départementalisée ne connaît pas encore les aides, les allocations, l’assistanat. Pour survivre, il n’y a pas trente-six solutions : il faut trimer comme un nègre jour après jour. En tout cas, une chose est sûre, c’est que Madame Delphine élèvera ses enfants seule : pas question pour elle de se remarier. Pourtant, la belle mulâtresse encore jeune qu’elle est, à la peau claire, aux longs cheveux noirs et souples, n’aurait aucun mal à retrouver un mari. Le hic, c’est que donner un beau-père à ses six filles, dans la Martinique pauvre et arriérée des années 1950, c’est les mettre en danger. Un danger si grand, si tangible, si évident, que Madame Delphine préfère se débrouiller toute seule avec ses sept orphelins plutôt que de tenter l’aventure du remariage avec l’un des vauriens du voisinage.

J’ai connu personnellement feu Madame Delphine. C’était ma grand-mère. C’est son fils, mon père, qui m’a raconté cette histoire. Et plutôt vingt fois qu’une ! Bien sûr, en Martinique comme ailleurs, l’inceste n’a jamais été autorisée ni encouragée. Cependant, il y a un demi-siècle, les mentalités étaient très différentes. Cette pratique destructrice et criminelle était monnaie courante. De surcroît, très souvent, les parents, les voisins, les amis «savaient», mais personne ne disait rien. Ces choses-là relevaient de la sphère privée, et bien rares étaient ceux qui se hasardaient à raisonner les fautifs ou à dénoncer leurs agissements aux autorités, même s’ils les désapprouvaient : pour les gens de l’époque, c’était se mêler des affaires d’autrui, un comportement que beaucoup tenaient pour presque aussi répréhensible que le crime lui-même. Zafè kabrit pa zafè mouton, disait-on («les affaires du cabri ne sont pas celles du mouton»), et après les quelques commérages de rigueur, le sujet était clos.

La «Maman Créole», icône antillaise. Photo

Antan lontan, la décision courageuse de Madame Delphine, son sacrifice édifiant pour élever seule ses sept enfants et éviter qu’un éventuel beau-père ne leur fasse du mal presque à coup sûr, tombait sous le sens. Je n’ai jamais entendu mon père s’en étonner. Madame Delphine était l’archétype de la manman kréyòl (maman créole), aimante, dévouée, courageuse, travailleuse, «malheureuse», l’héroïne méta-humaine de ces biguines nostalgiques qui chantent les traditions matriarcales antillaises et idéalisent notre passé agraire. Mais le choix courageux et plein de bon sens qui s’est imposé à la jeune veuve, en dit très long, hélas, sur les mentalités de l’époque et sur le type de société dans laquelle mes propres parents ont grandi. Valeurs familiales, nous répète-t-on à l’envi. Pivot de notre société, me souffle-t-on dans l’oreillette. Mais où ça ?

Avant de poursuivre notre petit voyage dans le temps, je vous invite, amis Lecteurs, à vous recueillir cinq secondes en l’honneur de toutes les Mères Courage des Antilles et d’ailleurs, et de dire : «Bravo et merci Maman Delphine».

J’insiste.

C’est fait ? Promis ? Sans rire, hein ? Alors poursuivons.

Nous voici maintenant sur les routes ensoleillées de la Guadeloupe, disons au début des années 1990. Madame Delphine n’est plus de ce monde mais grâce à elle, ses sept enfants ont tous grandi en bonne santé et ont pu fonder une famille à leur tour. Son unique fils, marié et père de quatre enfants, est aujourd’hui en voiture avec Laurent (*), son ami guadeloupéen. Les deux hommes parlent des choses de la vie, de femmes, d’enfants, et d’autres sujets dont on parle entre copains en vadrouille à travers les champs de canne et les vallées luxuriantes des Antilles. Mais quelque chose ne tourne pas rond. Laurent a du mal à croire les bobards que lui raconte son ami martiniquais. Ce dernier prétend qu’il n’a que quatre enfants, les quatre qu’il a eus avec son épouse, et seulement ces quatre-là. Il soutient mordicus qu’il n’a jamais eu d’enfant avec une autre femme, qu’il n’a aucun enfant illégitime. Aucun !

Laurent est abasourdi, estomaqué, complètement incrédule. Il n’en revient pas : mais comment est-ce possible ? Il connaît bien les Antillais, il en est un lui-même. À sa connaissance, tous ses amis, et lui aussi, ont au moins un yich déwò (un «enfant dehors», l’élégant euphémisme imagé qui a cours aux Antilles pour désigner cette réalité malheureusement très répandue). Mais le fils de Madame Delphine n’en démord pas, et Laurent est bien obligé de l’admettre : il existerait donc aux Antilles françaises, dans ce paradis des maris volages, des hommes capables d’engendrer la totalité de leur descendance avec leur épouse légitime et uniquement celle-là ? Et son ami martiniquais ici présent appartient à cette minorité insignifiante, presque mythologique, de quasi-eunuques qui n’ont pas engrossé une femme dans chaque port ? Ça par exemple !

Cette anecdote plutôt cocasse, que je tiens là encore du fils de Madame Delphine en personne, nous enseigne quelque chose de hautement significatif sur, comment nos députés disaient-ils déjà, les spécificités de notre prétendu «modèle familial plus conservateur» Outre-Mer qu’en Métropole.

Mais j’entends déjà monter vos objections, chers Lecteurs, et j’acquiesce volontiers avant même que vous ne les formuliez : bâtir un argumentaire à partir de deux anecdotes familiales (j’en aurais encore d’autres mais ces deux-là suffisent) complètement invérifiables, cela colore peut-être le propos, mais ce n’est pas très convaincant. Peut-être, insinueront les plus perfides d’entre vous, enfin, je dis perfides mais sachez que je vous aime tous très très fort, n’en doutez pas… bref, peut-être, insinueront certains, suis-je issu d’un environnement familial qui n’est pas représentatif des schémas plus classiques que l’on retrouve dans la société antillaise après tout ?

À ceux-là, je répondrai qu’il existe des études sociologiques, notamment de l’INSEE, qui mettent en relief, avec une rigueur bien plus scientifique et beaucoup moins contestable que mes anecdotes hautes en couleur, certains aspects de la cellule familiale aux Antilles et en Guyane. Avec un minimum de recherches sur Internet, on peut trouver qu’en Guadeloupe et en Martinique, 77% des enfants venus au monde en 2010 sont nés hors mariage, contre 55% à l’échelle nationale. En Guyane, le taux de naissances hors mariage atteignait même 88%, soit sept enfants sur huit ! Parmi eux, combien de yich déwò ? Cela, l’INSEE ne le dit pas, et c’est peut-être mieux ainsi : nos députés peuvent donc continuer de pérorer avec autorité sur la solidité de nos «valeurs familiales» antillo-guyanaises.

La Martinique : championne de France des familles monoparentales ! Quelle fierté !

Par ailleurs, si les Antilles-Guyane révèrent depuis toujours leurs manman kréyòl, leurs bataillons de Mères Courage, elles sont bien plus économes de leurs éloges envers les pères et maris, trop souvent volages, défaillants ou carrément aux abonnés absents. Serait-ce parce que 35% de nos familles sont monoparentales, et que près d’un enfant martiniquais sur deux est élevé seulement par sa mère ? Ou bien cela n’a aucun rapport ? Cette réalité n’est elle pas lamentable ? Tragique ? Nos députés ultramarins de gauche ignorent-ils cette caractéristique de notre société, lorsqu’ils viennent au perchoir du Palais Bourbon pourfendre un «individualisme hédoniste» prétendument absent de nos rivages et dont la loi du mariage pour tous serait l’unique vecteur ?

Encore une médaille d’or pour la Martinique et ses familles à problèmes !

Je redemande à nos éloquents élus ultramarins à l’Assemblée, nos tribuns plein de verve à l’Hémicycle, nos nouvelles stars de YouTube et des forums d’extrême-droite : quel est donc ce fameux «modèle familial» antillais qu’il est si urgent de défendre ? Quelles sont ces vénérables «coutumes» et «traditions» auxquelles vous faites si amplement référence ? De quelles «valeurs» vous réclamez-vous avec tant de conviction ? Notre tradition d’hypocrisie ? Notre indécrottable tartufferie ? Notre éternelle complaisance envers notre propre incurie ? Assez d’enfumage, assez de duperie !Ouf, c’était long. Je ne m’étendrai donc pas sur d’autres aspects franchement douteux, voire carrément bidons, de ce discours du député martiniquais, comme par exemple le fait d’avoir des ancêtres «vendus et chosifiés» qui justifierait d’être opposé à la procréation médicalement assistée, des techniques qui permettent pourtant à 22.000 enfants de voir le jour chaque année en France depuis des décennies…

Hâtons-nous plutôt vers la conclusion.

J’ai beau lire et relire l’argumentaire du député de la circonscription du nord de la Martinique, j’ai beau le réécouter, et je n’y trouve qu’un seul mérite : Bruno Nestor Azérot, élu apparenté au Front de Gauche, a réussi à se faire ovationner par les parlementaires de droite alors que dans sa harangue, il nous a présenté le «jeune délinquant récidiviste» martiniquais comme LA grande victime du système, et pour couronner le tout, il est devenu la coqueluche des réseaux de l’extrême-droite vieille-France malgré ses longues digressions à propos de l’esclavage aux Antilles. Chapeau Monsieur le Député ! Quel remarquable tour de force !

Ou peut-être n’en est-ce pas un, après tout. C’est juste que la coalition des Tartuffes, des hypocrites et des homophobes est plus hétéroclite qu’on ne le pensait, et qu’elle est, elle aussi, modernité oblige, «ouverte à la diversité».

Au moins c’est drôle ! Photo prise là.

(*) Les noms de Madame Delphine et de Laurent l’ami guadeloupéen, ainsi que quelques détails personnels relatifs à mon histoire familiale, sans incidence sur les anecdotes, ont été changés. Merci pour votre compréhension.


Beauté de Brrrrrrrlin : Plaisir inéglaglable

Amis Berlinois, vous avez un peu froid ? Sans doute un peu moins maintenant, certes, mais quand même, juste pour me faire plaisir on va faire semblant de croire que c’est encore la Sibérie dehors… Bref, voici sans plus attendre une vingtaine de bonnes raisons de surkiffer l’hiver à Berlin. Si après ça vous n’êtes pas convertis aux vertus de l’âge de glace, je ne peux rien pour vous…

Lever de soleil sur la Spree entre les quartiers berlinois de Friedrichshain et Kreuzberg, en janvier 2012

0°C –– Parce que ces nuits qui n’en finissent plus, ces journées ridiculement courtes où il fait un temps à ne pas mettre un Martiniquais dehors, c’est l’excuse parfaite pour faire ma loque tout le weekend durant. Pourquoi diable franchirais-je le seuil de mon appartement douillet ? Pour avoir le loisir d’admirer la riche palette de gris dans le ciel ? Pour écouter le concert de toux et d’éternuements et attraper la Schweinegrippe (la Grippe A en teuton) à mon tour ? Pour déraper sur les trottoirs ? Pour bousiller mes semelles sur ces ridicules gravillons anti-glisse ? L’hiver, c’est le moment où je me fais volontiers casanier et profite à fond de mon petit chez-moi.

Le Landwehrkanal à proximité de Potsdamer Platz

-1°C –– Parce que de temps à autre, il faut bien sortir malgré tout. Mais ce temps que l’on ne peut pas passer à glandouiller aux terrasses des cafés ou au Biergarten, on l’occupe plus intelligemment, en fréquentant assidûment les musées, les cinés et les salles de concert ! L’hiver, c’est le temps de la Kultur par excellence.

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-2°C –– Parce qu’une fois que la température remonte à un petit -2°C, voire franchit à nouveau la barre magique du zéro après une excursion prolongée dans les négatives à deux chiffres, eh bien on en arrive, figurez-vous, à se réjouir qu’il fasse un temps aussi clément. Le jour où, par -2°C, vous trouvez qu’il fait bon dehors, c’est que vous êtes devenus vous aussi un vrai Berlinois. Tout est relatif. CQFD.

La Spree le 2 février 2012, par -14°C

-3°C –– Parce que les touristes vont se faire pendre ailleurs. Qu’il est bon de se retrouver peinards entre Berlinois de souche ! Les rues de mon quartier de Friedrichshain sont si calmes, sans les hordes d’EasyJet-Setters alcooliques juvéniles, qu’on peut enfin se laisser bercer par le croassement mélodieux des corbeaux, d’habitude noyé dans la bruyante cohue de vacanciers. Que du bonheur. Je ne sais pas vraiment de quoi ils ont peur, nos amis les touristes, mais à part durant la quinzaine de la Berlinale, ils sont tout simplement aux abonnés absents. Ils nous manqueraient presque, dans le fond. Mais non en fait.

À Treptow, le bout de canal où les pontons précaires du Klub der Visionäre font face au café Freischwimmer est tout simplement méconnaissable.
-4°C –– Parce que pendant cette semaine de début février durant laquelle les radicaux de gauche «commémorent» dignement l’expulsion des locataires du squat Liebig 14, le quadrillage policier de Friedrichshain est si imposant que mon quartier berlinois devient subitement l’endroit le plus sûr au monde. Qu’il est rassurant, ce sentiment de sécurité totale ! En comparaison, même le quartier des ministères à Pyongyang est ravalé au rang de coupe-gorge putride et mal famé.
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-5°C –– Parce qu’avoir un balcon, c’est bien, mais avoir un immense congélo d’appoint, c’est bien mieux. Sinon, je la mettrais où, cette carcasse de renne surgelée qu’on vient de m’envoyer direct de Laponie, hein ? Dans le petit petit compartiment à glace riquiqui  de mon réfrigérateur où j’ai à peine assez de place pour deux steaks hachés ?

Un matin de janvier 2013 depuis un balcon de Friedrichshain

-6°C –– Parce que, comme je n’ai aucun scrupule à faire ma loque pendant la journée, alors le soir venu, je n’ai aucun état d’âme à sortir jusqu’au bout de la nuit ! Et tant pis pour la journée qui suit, de toute façon il fait trop froid pour qu’il soit intéressant d’en profiter, alors autant hiberner comme une marmotte… Et la boucle est bouclée.

Autre haut lieu de la nuit berlinoise victime du gel : le ponton de la discothèque Watergate, à Kreuzberg, où en été il fait bon se rafraîchir entre deux danses endiablées
Das Badeschiff (« Le Bateau des Bains »), piscine flottante sur la Spree en été et repaire de jeunes beaux qui aiment se montrer, hiberne tristement sous forme de sauna surnageant sur les glaces…

-7°C –– Parce que c’est sacrément sympa de vivre comme à la station de sports d’hiver : le bruit de la neige qui craque sous nos semelles, sa blancheur éblouissante au soleil, l’odeur du vin chaud qui se répand sur toutes les esplanades.. Berlin de décembre à février, n’ayons pas peur des mots, c’est le domaine des Trois Vallées. Mais si, mais si.

Sorties en famille sur la Rummelsburger Bucht gelée, une baie de la Spree

-8°C –– Parce qu’une petite grippe par ci, un gros rhume par là, c’est le bon plan pour sécher deux ou trois jours de bureau de temps en temps durant la mauvaise saison. Et ceux d’entre vous qui ont pratiqué les médecins allemands, sauront que si ces derniers sont très parcimonieux avec les prescriptions médicales («L’ibuprofène, prenez-en uniquement en cas de fièvre supérieure à 39 degrés, et vous pourrez commencer les antibiotiques au bout d’une minute d’arrêt cardiaque, attention, surtout pas avant»), en revanche, ils n’y vont pas de main morte pour distribuer les arrêts maladie. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai.

Landwehrkanal, dans le quartier de Neukölln : des petits malins avaient allumé un feu de camp sur la glace. Il n’est même pas passé à travers… C’est dire à quelle point la couche est épaisse.

-9°C –– Parce que j’aime bien jouer à repérer, dans le S-Bahn, les nombreux Berlinois et Berlinoises qui ont abusé des séances de bronzage en salle d’UV, reconnaissables à cet affreux teint orangé qu’ils arborent d’autant plus de fierté que leur complexion s’éloigne de toute couleur de peau prévue par la nature. Mais que fait la police ?

Sortie à vélo sur les glaces de l’Urbanhafen, à Kreuzberg

-10°C –– Parce qu’il n’y a plus personne sur les pistes cyclables, à part un dernier carré d’irréductibles dont votre dévoué serviteur fait partie. Et en particulier aucun de ces vélos de location «Fat Tire» ou «Berlin on Bike» qui essaiment habituellement en groupes de quinze et bloquent sans gêne la circulation. Et ça c’est le pied.

Promenade du soir sur la Rummelsburger Bucht gelée, en janvier 2013

-11°C –– Parce qu’il n’y a pas que Jésus qui peut marcher sur l’eau ! En fait, c’est affreusement banal à Berlin, et c’est ici que le Nazaréen a dû perfectionner sa technique. Et ces boulets d’apôtres qui n’ont rien capté à la supercherie : ils se sont bien fait rouler dans la farine !

Bouée de sauvetage sur le Landwehrkanal. En hiver, le risque de noyade dans les voies d’eau de la capitale allemande est quelque peu réduit.

-12°C –– Parce que le froid abolit temporairement les diktats de la mode ! Les gros et les maigres, les jeunes et les vieux, les fashion et les has been : toutes les tailles et tous les styles s’uniformisent à mesure que les couches de vêtement s’empilent et recouvrent les derniers centimètres carrés de peau. Même les hipsters les plus excentriques deviennent difficilement reconnaissables sous leur quatrième manteau. Ce phénomène n’a d’ailleurs pas échappé à l’œil observateur du Postillon. Alors sur ce point précis, bien sûr, vous vous doutez bien que je suis un jeune homme à l’élégance exquise et que je suis à la pointe de la tendance, et vous avez bien raison. Je me ris des diktats de la mode comme de ma première Rolex, puisque c’est moi-même qui les dikte au reste de l’humanité. Néanmoins, je vous confie que j’apprécie bien cette saison du laisser-aller vestimentaire, où, quand souffle un vent de Sibérie sur les rives de la Spree, on privilégie le confort et le maintien des fonctions vitales plutôt que de sacrifier aux habituelles exigences purement esthétiques. À moins d’être très très bête bien sûr. C’est reposant de s’autoriser à négliger son look, de temps en temps.

Décembre 2012 : le Tempodrom se fond mieux dans cet environnement.

-13°C –– Parce que, à propos de mode, j’ai ne sors plus sans me coiffer d’un lapin mort ; c’est le comble du chic. Ce couvre-chef, en peau de lapin véritable, sent le lapin (heureusement, il ne sent pas particulièrement le lapin mort, juste le lapin tout court, sinon ce serait difficile…). Dans les rues, les chiens se retournent sur mon passage et reniflent dans ma direction avec excitation. Et ce renard affamé qui m’a pris en chasse l’autre jour au Treptower Park ? Flippant. Toujours est-il que cette toque en fourrure de lapin boréal me tient diablement chaud et c’est tout ce qu’il me faut. Et puis il est tellement doux, mon lapin mort, que je sens déjà que je suis en train de m’y attacher, et avec les températures qui remontent ça va être difficile de le remiser au placard.

Coiffé de mon lapin mort.

-14°C –– Parce qu’en hiver, il y a la Berlinale ! J’entends déjà le concert de protestations : ben voyons, la Berlinale a lieu en février comme elle pourrait très bien se dérouler en mai, comme le festival de Cannes. L’hiver n’y est donc pour rien ! Je n’ai rien à répondre à ce genre d’argument massue, mais en même temps, on s’en fiche un peu non ? En hiver, il y a la Berlinale, point.

Janvier 2013 sur la Rummelsburger Bucht gelée: ah, il n’y a pas que moi qui débute au patin à glace !

-15°C –– Parce que je ne me lasse pas d’admirer la Spree gelée ! Il faut me comprendre : j’ai découvert la neige à quinze ans, alors le spectacle d’une rivière qui gèle au beau milieu d’une capitale européenne me fascine à l’infini.


-16°C –– Parce que grâce aux intenses gelées, j’ai réussi à compter mes poils de nez : 129 dans la narine droite et 161 dans la narine gauche. Maintenant j’aimerais comprendre pourquoi il y a un tel différentiel entre les deux narines. Mystère et boule de gomme…

L’Oberbaumbrücke pris dans les glaces un matin de février 2012

-17°C –– Parce que j’ai ajouté le patin à glace à la liste des sports auxquels je me suis initié dans la capitale teutonne.

Promenade ensoleillée sur la Rummelsburger Bucht

-18°C –– Parce qu’une fois dans ma vie, j’ai apporté à ma mère, qui gémissait et se lamentait au téléphone, tout le réconfort dont elle avait besoin, en lui tenant à peu près ce langage :

Mère : «Et puis en plus de toutes ces histoires, tu sais, il fait tellement froid en ce moment! Ah, je te dis, chaque nuit je souffre !»
Moi : «Ah oui ? Il fait froid ?»
Mère : «Oh, oui, je te dis. Tout le monde a froid. Même ton papa. Cette nuit il a fait 18 degrés !»
Moi : «18 degrés Maman ? Bon c’est vrai que c’est vraiment très froid, mais tu sais, en ce moment-même il fait moins dix-huit ici… j’aimerais bien grelotter avec vous par 18 degrés là, tout de suite !»
Mère : «Moins 18 ?? Mon Dieu, je n’arrive même pas à imaginer quel effet ça fait.»
Moi : «Très très-très froid. Comme quand il fait 18 degrés, mais en beaucoup plus froid !»
Mère : «J’ai compris ce que tu veux me dire… c’est bon j’arrête de me plaindre! Finalement on n’est pas trop mal ici…»
Moi : «Ah, eh bien tu vois !»

Et ça, ça vaut toutes les nuits à -18°C du monde… bon peut-être pas toutes non plus !
Allô Maman, bobo !
Deux utilisations possibles du Thielenbrücke, qui enjambe le Landwehrkanal entre Kreuzberg et Neukölln

-19°C –– Parce que l’hiver berlinois est la seule saison qui soit suivie du printemps… L’été berlinois, pour tout le bien qu’on en dise, n’est jamais que le précurseur de l’automne. CQFD !

La Spree vue de Jannowitzbrücke, à Berlin-Mitte

-20°C –– Parce que, quoi qu’il arrive, qu’on l’aime ou pas, l’hiver berlinois revient chaque année, et s’installe pendant deux bons mois. Alors autant s’efforcer de voir le bon côté des choses !

La Spree entre la presqu’île de Stralau et le Treptower Park :  les oiseaux se réfugient dans le dernier petit bassin libre de glace.

Et vous, chers Lecteurs, vous aussi vous adorez lhiver, nest-ce pas ? Allez, dites-nous un peu pour quelles raisons !

Le bateau « Heimat Berlin » figé dans les glaces de la Rummelsburger Bucht, en janvier 2010