Berliniquais

Berlin brûle-t-il ?

Frohes neues Jahr ! Bienvenue en 2013. Pour ceux d’entre vous qui ne connaissent pas cette expérience, voici à quoi ressemble Silvester, le réveillon de la Saint-Sylvestre made in Germany. C’est très simple et ça se résume en quelques mots : alcool et feux d’artifice. Ah, nos amis les Teutons sont parfois d’une émouvante simplicité. Ainsi, là où les Romains se contentaient de panem et circenses, pour les Allemands le must c’est böllern und trinken.

Laissons de côté la boisson : ce n’est un scoop pour personne que les Allemands aiment boire de grandes quantités de bière, et pour les jours de fête tels que le réveillon, du Rotkäppchen (« Petit Chaperon Rouge »), cette marque de « Sekt », des vins mousseux généralement bon marché, connue de tous ici et que certains ont l’insolence de comparer à du champagne, une telle remarque en présence de Français, incrédules et consternés, étant généralement le prélude à une discussion enflammée qui dégénère inévitablement en échange d’invectives, d’épithètes monosyllabiques et d’accusations graves sur les actions des aïeuls des uns et des autres entre 1933 et 1945. Le point Godwin est alors vite atteint et des amitiés sont sur le point d’être détruites à jamais, mais plutôt que d’en venir aux mains, l’on se rabiboche cahin-caha, les coupes de Sekt aidant, avant de la jouer de Gaulle / Adenauer puis enfin Mitterrand et Kohl à Verdun, reconstituant ainsi en accéléré des décennies de relations franco-allemandes en l’espace de dix minutes. Passons donc.
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Ainsi, à Berlin comme dans le reste de l’Allemagne (je suppose), et d’ailleurs comme en Martinique mais à l’inverse de la France, un réveillon se fête dignement dans un maximum de bruit et une explosion de feux d’artifice d’amateurs. Il y a comme ça des points communs tout à fait inattendus entre l’Allemagne et mon île ensoleillée. Qu’il est beau de se sentir comme chez soi au plus profond de l’exil, au moment où l’on s’y attendait le moins.

Ne croyez pas que cela aille de soi, dans un pays où l’ordre et la discipline sont les deux mamelles de la nation. Le législateur y a bien sûr mis son nez crochu et a très strictement défini le cadre dans lequel les manants peuvent faire mumuse avec le feufeu :
  • Avoir 18 ans révolus ou plus,
  • Interdiction de vendre des feux d’artifice avant le 27 décembre,
  • Interdiction absolue d’utiliser des feux d’artifice toute l’année du 2 janvier au 30 décembre,
  • Feux d’artifice autorisés du 31 décembre à 18h au 1er janvier à 1h dans certains secteurs, sinon, les deux jours entiers,
  • Limitation aux pyrotechnische Gegenstände der Klasse II, c’est-à-dire concrètement aux articles d’une énergie cinétique inférieure à 7,5 Joules (et qu’on ne vous y prenne pas à faire joujou avec du 8 Joules ou plus, si vous ne voulez pas avoir maille à partir avec la redoutable Feuerwerkspolizei).
Il est fort possible que la liste soit plus longue mais ces articles de droit en allemand sont des lectures assez arides. Et puis, vous avez compris l’idée. Dura lex sed lex. Mais alors, une fois que le bon peuple a le feu vert (haha) des autorités, il ne fait pas les choses à moitié. La ville devient une poudrière géante. Les vitrines des magasins disparaissent derrière des affiches et des bannières passablement répétitives dans le paysage urbain. La tension monte.

Hé ! Pssst ! On vend des Feuerwerk. Attention c’est un secret.
« Bonjour, je voudrais un croissant, deux Mehrkornbrötchen et deux Kürbiskernbrötchen s’il vous plaît.
– Nous n’avons pas de pain aujourd’hui, mais nous avons des FEUERWERK !
– Euh, pardon ? C’est plus la boulangerie ici ? Hier encore…
– Si, si mais aujourd’hui et demain nous vendons uniquement des FEUERWERK !
– J’ai faim…
– Des FEUERWERK !!!
– OK merci quand même.
– Vous ne voulez pas de FEUERWERK ?
– Non j’aime pas le goût de la poudre. Au revoir.
– Dommage. Tschüß und guten Rutsch!« 
Arrive le grand moment de la fête. On boit et on mange, on boit et on danse, on boit et on s’amuse (c’est une sorte de pléonasme), l’on boit et l’on boit. Les Français supportent comme ils peuvent l’absence de foie gras, de saumon, d’huîtres et de champagne. Même pas un petit blini tartiné au tarama à se mettre sous la dent. À la place, un vrai festin gastronomique : saucisses, Pringles, guacamole, bonbons Haribo, bière et bien sûr le Rotkäppchen. Nous autres les Français de Berlin, privés des vraies bonnes choses dont nos compatriotes font une indigestion chaque fin d’année, avons prévu un dîner de rattrapage spécial foie gras : nous n’en avons toujours pas eu !

À minuit, des centaines de milliers de Berlinois armés jusqu’aux dents sortent dans les rues, bravant le froid et la neige, pour faire en quelques heures tout le bruit qu’ils ne pourront pas faire pendant le reste de l’année. J’ai bien observé et je suis formel : les fêtards lançaient leurs pétards avec ordre et discipline, avaient tous 18 ans révolus et aucun explosif ne dépassait le seuil énergétique légal de 7,5 Joules… ou pas. En fait c’était plutôt un grand défoulement collectif. Quand les Allemands se lâchent, ils y vont à fond et il n’y a pas de Ordnung qui tienne. Ça y va toute la nuit. Des pétards étaient parfois lancés directement sur les façades des immeubles ou vers les voitures, et on a eu à déplorer quelques cheveux brûlés et quelques manteaux partiellement carbonisés. Mais en général l’ambiance reste tout de même bon enfant.
Le 1er janvier, c’est l’heure du bilan. La ville se réveille avec une gueule de bois effroyable. Les rues sont incroyablement sales, presque comme à Tyr. Les restes de pétards et de feux d’artifice de toutes tailles jonchent les trottoirs, éparpillés dans la neige, et mêlés à d’autres débris : bouteilles entières ou cassées, gants ou bonnets perdus, allumettes et briquets, sans parler des crottes de chien (qui n’ont rien à voir avec le réveillon mais qui restent là, cryogénisées sur les trottoirs de décembre à mars), et des couches d’immondices divers destinées à sédimenter sur la voie publique jusqu’à la fonte des neiges et à la reprise du nettoyage des rues. C’est cher payé pour une nuit d’ivresse. Allez hop, vite une bonne tempête de neige et que tout ça « disparaisse » de notre vue !
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Bonne année 2013 à toutes et à tous !
Un lendemain de réveillon enneigé à Berlin, le 1er janvier 2011.
La bouteille, c’est bien entendu du Rotkäppchen


Électro berlinoise et autres opiums du peuple

Novembre 2012. L’automne touche à sa fin, les premiers marchés de Noël (les plus pourris d’entre eux) ouvrent déjà leurs portes, et pourtant, tout le monde se met au bermuda. Mais oui, mais oui. Les Berlin Music Days, ou «BerMuDa Festival» de leur petit nom pour faire fun et décalé, sont, depuis 2009, un nouveau venu dans l’univers déjà surpeuplé des manifestations musicales organisées dans la Deutsche Hauptstadt.
Une affiche pour le BerMuDa 2011 sur la Warschauer Strasse
Cependant, le BerMuDa se démarque du tout-venant en mettant l’accent, accrochez-vous bien, sur la «nationale und internationale Crème de la Crème der elektronischen Musik in Berlin», selon le site internet. Et qu’on se le dise. Un festival électro à Berlin ? Il fallait y penser. Non mais c’est vrai quoi, il y avait un créneau à occuper : aucun festival électro digne de ce nom n’avait eu lieu jusqu’ici, bien entendu à l’exception de la Fuckparade, de la Club Transmediale, du Dream-Wandering. Franchement hein, de l’électro, c’était tout ce qui manquait à l’offre culturelle locale.
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Allez, je persifle un peu, mais le BerMuDa a bien entendu trouvé son public, et ce sont des dizaines de milliers de fêtards qui ont guinché jusqu’au petit matin pendant quatre nuits dans pas moins de 39 discothèques différentes à travers la ville, plus une ancienne aérogare, dont les dimensions monumentales ravalent le légendaire Berghain au rang de minuscule arrière-salle étriquée. D’ailleurs, le Berghain, mécontent de se faire voler la vedette ne serait-ce que quelques jours, ne s’est pas associé à l’événement. Mauvais perdant va.
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C’est très bien tout ceci, mais au lieu de vous dresser un compte-rendu exhaustif de toute l’actu électro berlinoise de ce mois de novembre, je vais plutôt vous narrer, en deux ou trois lignes à peine, les temps forts de la soirée de clôture du festival (a.k.a «Fly BerMuDa»), telle que je l’ai vécue à l’ancien aéroport de Tempelhof, reconverti depuis sa fermeture en 2008 en gigantesque temple de l’hédonisme et du n’importe quoi. Ready? Alors c’est parti !
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20 h. La soirée débute à Tempelhof, avec Sebo K et Marco Resmann aux platines. La nuit mélomane est censée durer jusqu’à dimanche midi, alors rien ne presse : je suis encore pépère dans mon quartier, Friedrichshain, avec mes amis, loin des décibels hurlants. La techno attendra.
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22 h 45. Avec un grand groupe d’amis et collègues français, nous nous prémunissons contre la faim lors de la longue soirée qui nous attend, en nous offrant un burger bio à «Kreuzburger», sur la Grünberger Straße. Beurk, on est bien loin de la qualité du «Frittiersalon», mais au moins l’objectif est atteint : nous voilà calés pour toute la nuit.
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00 h 14. Nous avons été bien inspirés d’arriver de bonne heure à Tempelhof : il n’y a pas encore trop d’attente à l’entrée. L’ennui, c’est que les vigiles peuvent donc faire du zèle, puisqu’il n’y a pas encore de grande affluence. Je subis la fouille au corps la plus indécente de toute ma vie, selon une technique imparable mais controversée encore en cours de déploiement dans les aéroports militaires américains. Mais non enfin, je vous assure que ce petit renflement n’est pas un sachet de drogue, c’est juste ma prostate. 
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00 h 22. 46€ le billet d’entrée, 7€ pour le vestiaire… Ma foi, depuis que le baron von und zu Guttenberg a pécho séduit la princesse von Bismarck-Schönhausen à la LoveParade, la techno, c’est devenu carrément élitiste, les enfants. Surveillez votre port de tête et levez bien le petit doigt en buvant votre bière.
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00 h 41. J’ai déjà perdu presque tout le groupe alors que je parlementais avec une serveuse tellement odiöse que même son petit minois teuton ne lui suffirait pas à se faire pardonner. Je me retrouve seul avec Craig (*) le Londonien, et malgré des échanges de textos frénétiques avec Lucas (*), nous ne parvenons pas à retrouver la bande. Nous nous donnons rendez-vous au bar dans 30 minutes, histoire de commencer à profiter de la soirée, il en était temps.
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«Hey , il assure grave ce Tiefschwarz, tu trouves pas, Craig ?
– What? 
– Il est bon Tiefschwarz, non ?
– What?
– JE KIFFE TROP CE DJ, ET TOI ?
– Eeeerrr, sorry, what did you say?
– Oh well, never mind!»
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00 h 49. Un type que j’ai à peine le temps d’apercevoir me susurre un truc indéfini à l’oreille. Je distingue très vaguement, sans en être complètement certain, «Kokaine, Marijuana». Plutôt que de chercher à en avoir le cœur net, je préfère refuser poliment, par prudence.
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1 h 02. Branle-bas de combat aux platines. Du matériel de mixage est démonté et emmené, une autre table arrive aussitôt. Tiefschwarz est remplacé par dOP. Nouvelle volée de textos avec Lucas : on profite de l’interlude pour tenter de réunifier le groupe.
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«On est au nivo de la vente ticket drinks, m’écrit Lucas.
– On arrive! DON’T MOVE [on est trop multilinguôle and internachonôle, les Érasmus trentenaires de Berlin que nous sommes, ndlr]
– Mince, on vous trouve pas!
– Vs êtes au hall 1 ou au 2?
– Ah bon, y’a 2 halls??? OK on est en route pr l’autre.»
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1 h 17. Bah voui banane, il y avait bien deux halls. Ça m’apprendra à payer autant sans même me renseigner un minimum sur le programme. Le groupe est réunifié dans le hall 1, une salle immense qui pourrait abriter à elle seule un immeuble de plusieurs étages. Le DJ authentiquement berlinois Fritz Kalkbrenner met le feu. Heureusement pour nous, la foule n’est pas encore assez compacte, et on peut se rapprocher de la scène en jouant des coudes.
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1 h 36. Un spectre me murmure des mots doux à l’oreille. «Cocaïne, ecsta, MDMA, j’ai tout ce qu’il te faut mon gars».Non, sans façon, mais merci quand mêmepour la charmante attention. Je fais part de mon étonnement à Lucas, qui me répond, hilare, qu’il en est bien à son troisième dealer depuis notre arrivée. Ça par exemple, mais comment ont-ils fait pour entrer dans l’enceinte avec autant de matos, ces gredins ? N’ont-ils pas été fouillés comme nous jusque dans les plus profonds replis de leur anatomie ?
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1 h 50. Quelle star ce Kalkbrenner. Il conclut, devant un public camé à mort complètement survolté, un premier mix qui a duré 35 minutes de boum-boum-boum (adagio), et enchaîne en douceur sur le deuxième mouvement : boum, boudoum, bang, bang, boum (allegro ma non troppo).

Oh la belle rose ! Ah la belle bleue !

1 h 58. Les murs tremblent. Dans la foule de plus en plus dense, on parvient, au bout de 33 SMS, à retrouver des amis arrivés un plus tard par un autre convoi, parmi lesquel(le)s Janne (*). Les retrouvailles sont chaleureuses et l’ambiance est à son comble. Un grand escogriffe au visage poupin me propose timidement de la coke, du «speedball», de l’héro. Hygiène garantie : dans un repli de sa veste, il a des seringues sous emballage scellé. Je suis impressionné par un tel gage de professionnalisme tout germanique, mais m’abstiens malgré tout. En l’espace de deux heures on aura tenté de me refourguer autant de came que pendant trois années berlinoises durant lesquelles je ne me suis pas privé de sorties, loin s’en faut.

2 h 15. « Ça va envoyer du lourd, là», me prévient Lucas, expert en électro. Kalkbrenner quitte la scène sur un andante grazioso de fort belle facture, et laisse la place à un autre monument de la Nacht berlinoise, Sven Väth, au nom prédestiné pour être DJ (ça se prononce «Fête», ha, ha). Contrairement aux autres vidéos de ce récit, la ci-dessous a été filmée et mise en ligne par mes soins. Elle est, malheureusement, de bien moins bonne qualité que cet autre extrait, par exemple.

2 h 36. Lucas ne s’y est pas trompé : Sven Väth envoie du lourd. Par la moustache de Jupiter ! Ça déménage ce son. D’ailleurs, nous sommes au tapis. Une petite pause pour se reposer les tympans et respirer à l’air libre n’est pas de trop, à ce stade. Une piste d’atterrissage, quelques chaises longues, un ciel étoilé, 40 décibels de moins qu’à l’intérieur : c’est parfait !

Une pause à Tempelhof dans la grande fraîcheur d’une nuit d’automne
2 h 44. Oui, c’est parfait, mais la pause sur la chaise longue par 3°C, ça va cinq minutes, à moins d’être allemand et / ou aidé de produits plus ou moins licites. Rentré dans la chaleur moite de l’aérogare et le boum-tchiki-boum vivacissimo scherzando de Sven Väth, je dribble un revendeur de galettes de crack peu amène et un poil trop insistant, puis décline l’offre pourtant alléchante d’un négociant en boutons de peyotl du désert de Chihuahua. Sven Väth se laisse sûrement écouter sans qu’on ait besoin de toutes ces cochonneries, non ?
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Bah alors ? Et Yoshi dans tout ça ?

3 h 25. Sven-la-Fête ne mollit pas. Badaboum-boum-boum. Berlinetto electrissimo. Sont-ce Mario et Luigi à ma droite ? Suis-je encore clean ou bien tous ces psychotropes en circulation autour de moi ont-ils fini par m’attaquer le cerveau ? Pour m’assurer que je ne suis pas en proie à des hallucinations, je prends des photos: mon SonyEricsson-même-pas-smartphone, lui, a encore tous ses esprits, et confirme que ce sont bien les héros de mon enfance qui se trémoussent à côté. La classe !

4 h 09. À propos d’enfance, je me fais la remarque qu’il y a énormément de petits jeunots autour de la vingtaine. La jeunesse est friquée, de nos jours, pour se payer des soirées aussi chères et toutes ces… substances exotiques. En fait, je suis au bal des débutantes à la mode berlinoise, en quelque sorte. Oui, l’électro s’embourgeoise indéniablement. Pourtant, voilà qu’une créature édentée, à la peau lépreuse, aux yeux caves, à la chevelure pitoyablement clairsemée, interrompt ma rêverie pour me vanter, entre deux borborygmes, les mérites de sa dose de «Krokodil» élaborée avec tout le savoir-faire des banlieues délabrées de Tcheliabinsk. Épouvanté par cette apparition sépulcrale, je prends mes jambes à mon cou.

Vous dansiez ? Eh bien chantez maintenant !

4 h 20. Sven Väth, après deux heures de show qui te molto ecclattissimo les oreilles, laisse la place à Plastikman. L’intro est électro-psychédélique à souhait, et nous transporte dans une sorte de vaisseau spatial, à travers une galaxie lointaine. Cependant, histoire de changer de cadre, nous retournons dans le Hall 2, spacieux mais tellement petit en comparaison avec l’immense Hall 1. Ici, c’est M.A.N.D.Y qui assure l’ambiance depuis un bon moment, et c’est chaud. Dans la petite boutique de goodies stratégiquement située entre les deux salles, un cabas attire notre attention, et c’est Janne (*) qui m’explique l’évidence : ah ! qui disait que la techno, ça ne pouvait pas se chanter ? Les voilà donc, les paroles de l’électro berlinoise (moderato cantabile) ! Évidemment, ce n’est pas du Brassens, mais essayez de danser pendant six heures sur Gare au gorille pour voir…

5 h 26. Magda a succédé à M.A.N.D.Y. Je commence à fatiguer, mon déhanché faiblit, ma capacité à distinguer toutes ces vibrations diminue. Je confonds un «boum, boum» basique avec le plus délicat des «wob, wob». Dans le Hall 1, c’est maintenant  Ricardo Villalobos, un Berlinois d’origine latino et pas trop branché salsa, qui préside les débats (doppio movimento molto kiffante). Mes amis retournent dans la salle infernale, et bien sûr je les suis, le pas lourd. Un habile vendeur me propose des feuilles de coca bio des hauts plateaux des Andes. L’argument massue ? Elles sont certifiées 100% commerce équitable ! Assurément, cela achève de me convaincre, et j’aurais sans aucun doute accepté la transaction si j’avais sur moi la centaine d’euros demandée. Évidemment les dealers n’acceptent pas les paiements par carte. Zut alors. Tant pis, je contribuerai à la prospérité d’une communauté andine une autre fois.

Je crois que c’était encore pendant la partie de Sven Väth…

5 h 50. C’est le drame. Un coupe-jarret arrache à Leandro (*) l’Espagnol la chaîne en or qui dépassait de son col rond, nous laissant à peine le temps de l’apercevoir et encore moins de réagir. Sûrement un consommateur en mal de liquidités pour payer ses petites friandises… Tout compte fait, on n’est pas qu’entre gens comme il faut ici. L’incident, rarissime dans notre Berlin ultra-safe, où l’insouciance est la règle, plombe quelque peu l’ambiance dans le groupe.

6 h 14. Je rends les armes. «Mais non, pars pas maintenant», plaide Lucas. «T’es trop con de t’en aller au meilleur moment», renchérit Pierre (*). Tout bien réfléchi, justement, je préfère partir au meilleur moment, surtout après six heures de danse non-stop, puisque tout ce qui vient après sera forcément moins bien. Et puis jenpeupu, quoi. Il me faut un minimum de force pour regagner mes pénates.

7 h 07. C’est l’aube, d’un gris rosâtre dilué dans les nappes de brouillard. Je m’écroule dans mon lit chaud et douillet. La prochaine fois, j’irai au BerMuDa avec 2.000 euros en liquide histoire de faire mon shopping pendant la soirée. Ou pas.

8 h. Les derniers DJ prennent place à leurs platines, devant un public de zombies aux fosses nasales encombrées de poudre (sans doute). Coooool.

(*) Les noms ont été changés, comme toujours.


Beauté de Berlin : Herbstzauber

Oranienplatz, à Kreuzberg, le weekend dernier. Le nez au vent, humant ce parfum de feuilles de tilleul sèches qui embaume toute la ville, je chevauche mon fidèle Holland-Rad, en prenant tout mon temps, en m’attardant sur chaque coup de pédale, en savourant une sensation de bien-être ensoleillé. Je profite d’un de ces trop rares moments où je m’accorde le privilège de ne pas être pressé, de n’avoir aucune contrainte de temps, aucune activité urgente. À un carrefour, je m’arrête pour laisser passer les voitures. Mon regard tombe machinalement sur le cycliste qui attend en face. Un visage tout à fait familier se dé-floute alors. Ça alors, mais c’est ce sacré Olivier ! Décidément, je n’arrête pas de tomber nez à nez avec lui dans les rues. Un truc de dingue. Je lui fais signe, puis arrive à sa hauteur.

Partie de boules sur Oranienplatz un dimanche de la fin octobre. Sans cigales ni pastis, mais l’ambiance y est pour de vrai : « Ach Karl-Heinz, tu tires ou tu pointes? »
«Hey, salut mec ! Ça va ?
– Ben ouais, et toi ?
– Ouais, bien. Je suis peinard, je me promène, c’est cool.
– Cool.
– C’est quand même fou qu’on se croise comme ça dans la rue, tout le temps, aux quatre coins de Berlin, tu ne trouves pas ?
– Euuuuh, tu es sûr ? J’ai plutôt l’impression que je ne te connais pas.
– Heeeiiin ?! Quoi ? Qu’esss’ tu m’dis là ? Tu n’es pas Olivier ?
– Ah non, pas du tout.
– Ah ben mince alors ! Désolé hein : je t’ai pris pour quelqu’un d’autre. Mais toi tu me réponds tranquillement, comme ça, comme si on se connaissait.
– Bah oui, pourquoi pas. Tu me demandes si ça va, alors je te réponds que ça va.
– Et en plus tu me réponds en français ! Avoue que cela ne va pas de soi, à Berlin !
– Eh ouais. C’est une drôle de coïncidence, mais je suis d’ici. Toi tu es d’où ?
– De la Martinique. D’ailleurs Olivier aussi est martiniquais. Tu lui ressembles vachement, dis donc. Mais toi tu es berlinois alors ?
– Oui, et en fait mon père est sénégalais. C’est pour ça que je parle français.
– Ah boooooon, mais tout s’explique ! C’est aussi pour ça que tu as une tête d’Antillais ! C’est quand même fou ce hasard.
– Oui, c’est marrant. Mais je ne m’appelle pas Olivier. Moi c’est Badou. Et toi ?
– Enchanté, Badou. Moi c’est [Jason-Isidore, le prénom que j’aurais toujours voulu porter].
– Mais moi de même, [Jason-Isidore] !
– Cool, eh bien bonne fin de journée, et peut-être à une prochaine fois Badou.
– À une prochaine, certainement !»

Un moment de tranquillité dominico-automnale entre tilleuls et platanes sur Leuschnerdamm, près d’Oranienplatz.
Ainsi, je me suis éloigné d’«Olivier» («Papa, Afrikanisch», tiens voilà qui me rappelle quelque chose, héhé) et été quitte pour une drôle de rencontre, un moment de cinéma. Cette petite anecdote n’a pas grand’chose à voir avec mon propos, mais elle n’aurait certainement pas eu lieu si je ne m’étais pas mis en tête de me balader dans Kreuzberg juste pour le plaisir d’admirer les feuillages moribonds dans la ville. Et quelle superbe agonie. Il est tout simplement magnifique, cet automne cuvée 2012. Et il dure, dure, et dure encore. Pas de pluie ni de vent pour dépouiller brutalement les arbres de leurs ardentes frondaisons, et il ne fait même pas trop froid. Résultat : on se régale du spectacle depuis quelques semaines.

Une sieste sur un tapis de feuilles au Volkspark Friedrichshain.
Dormez tranquilles, les amoureux : Médor veille sur votre sommeil.
N’ayant pas de don pour la peinture et ne pouvant pas tirer autrement profit de cette infinie palette de couleurs, qui varie chaque jour, et même à chaque heure en fonction de la position du soleil, je me suis fait «chasseur d’automne» : donnez-moi une heure de liberté et je pars en vadrouille, écarquillant les yeux pour ne rien louper de tous les petits spectacles du quotidien. Je mitraille sans relâche ces scènes banales fabuleusement embellies par la magie de l’automne. Ce n’est pas une exagération ni une formule creuse que de parler de «magie» :  pour que des rues aussi hideuses que la Köpenicker Straße ou la Gitschiner Straße, ces oppressantes artères de béton gris dans le Kreuzberg moche, deviennent plaisantes à regarder, c’est qu’il y a vraiment de la sorcellerie à l’œuvre. C’est ça, la puissance de l’Herbstzauber.

Sous les tilleuls de la Köpenicker Straße

Toujours la Köpenicker Straße, près du Spindler & Klatt. On dirait que la brique rouge porte une fourrure.

«Hallo! Hé! Psssst!
– Hein, qu’est-ce qui se passe ? Je ne vois personne.
– Hallo! Hier! Der Baum! [Bonjour ! Ici ! L’arbre !]
– L’arbre ? Un arbre me parle maintenant ? Je suis devenu maboul à ce point ?
Nee, nee, guck oben im Baum! Halloooo! [Mais non, regarde en haut, dans l’arbre. Saluuuut !]
– Salut. Ça boume ?
– Super, merci. Tu peux me prendre en photo ?
– Mais bien sûr ! Un instant… voilà c’est fait.
Danke.
– Tout le plaisir est pour moi. Bonne journée alors.
Tschüß!»

Tarzan aus Marzahn
Dans un petit parc de Friedrichshain près de la Bänschstraße, un énergumène au visage peint en noir, perché dans un superbe marronnier, m’interpelle. Et pourquoi ça ne m’étonne même pas ? Décidément, quand on se fait chasseur d’automne à Berlin, on en voit de toutes les couleurs, au propre comme au figuré… Au passage, c’est sympathique un marronnier qui attend la fin octobre pour perdre ses feuilles pendant le vrai automne, plutôt que de virer couleur rouille dès la fin juillet

Bain de soleil d’automne sur la Bänschstraße
Dans la quiétude solitaire de Ritterstraße, au cœur du Kreuzberg que l’on oublie trop souvent : le Kreuzberg sans bars et sans attraits, où les barres d’immeubles se succèdent. Une statue de saint-Untel m’interpelle presque aussi bruyamment que le Tarzan aus Marzahn de la Bänschstraße. D’abord, on est dans un quartier à forte population turque, et une église surprend dans ce paysage. Et surtout, le tapis de feuilles mortes aux pieds de l’apôtre décuple prodigieusement la solitude et l’austérité du lieu.
Ma cour d’immeuble ! Le marronnier est complètement dénudé depuis bien longtemps déjà, mais heureusement il reste le la vigne vierge ! Le seul moment où je peux profiter de ce spectacle, c’est le matin avant de partir au boulot : Le soir, quand je rentre, il fait déjà nuit depuis bien longtemps…
Rouge, jaune et vert, sur la Prinzenstraße, encore dans le Kreuzberg-«ghetto». Mais dites donc, vert, jaune et rouge, ne sont-ce pas les couleurs du Sénégal ? Et moi je rencontre comme ça des germano-sénégalais juste avant… Ce n’est pas une coïncidence, c’est l’Herbstzauber, vous dis-je.

Le Sénégal s’invite à la Prinzenstraße

Une scène de jeu au Volkspark Friedrichshain, au milieu des graffitis qui appelle à donner la chasse aux «yuppies». Moi je préfère me faire chasseur de chouettes clichés d’automne, ne vous déplaise, messieurs les énervés de gauche.

C’est bien la première fois que je m’arrête pour admirer la beauté du spectacle de la Gitschiner Straße, dans le ghetto kreuzbergeois. Et sûrement la dernière aussi.
Moritzplatz, à la frontière entre le Kreuzberg sympa pour les sorties, et le Kreuzberg de l’envers du décor. Au loin, le Fernsehturm nous prend par surprise et s’invite dans le panorama.

Retour dans des secteurs un peu moins inhabituels. À Schlesisches Tor, quartier festif de Kreuzberg, un promeneur solitaire longe un petit square planté de tilleuls.
Sur le May-Ayim-Ufer, le long de la Spree, cette scène peut vous faire prendre conscience de l’énorme inconvénient auquel nous devons faire face en cette saison : quand les trottoirs sont jonchés de feuilles mortes, chaque pas sur ce tapis jaune et brun au doux parfum peut être fatal… j’en ai déjà fait l’amère expérience, car il est impossible de maintenir une vigilance constante devant ce danger invisible. Une vraie plaie.

Terroriste à quatre pattes
Finissons notre promenade automnale friedrichshaino-kreuzbergeoise sur les bords du Landwehrkanal, une voie d’eau romantique et ombragée qui traverse Kreuzberg d’est en ouest, un centre névralgique de la dolce vita à la berlinoise. À cet endroit, le canal s’élargit en un bassin appelé Urbanhafen, idéal pour glandouiller en toute saison, avec ses arbres, ses cygnes, ses bateaux et ses pelouses en pente douce.

Vous ne trouvez pas que la ville est tout simplement magnifique depuis quelques semaines ? Ce n’est pas très souvent le cas, alors profitons-en à fond !


Mais d’où venez vous, cher ami?

Un dimanche matin de septembre, aéroport de Berlin-Tegel. Le ciel est gris et bas, il pleut à torrents. Un voyageur jetlagué, trop épuisé par les dernières journées qu’il a principalement passées dans des avions et des aéroports un peu partout pour que le temps maussade l’affecte, décide de héler un taxi plutôt que de s’affaler dans le bus et de louper sa gare de S-Bahn. Il se traîne jusqu’à la station de taxis. Une femme brune au teint mat lui fait signe de monter dans sa Mercedes. Le voyageur laisse ses bagages dans le coffre, et s’installe à l’arrière de l’automobile. Dans un allemand encore plus hésitant qu’à l’accoutumée, après de longues «vacances linguistiques» loin de la sphère germanophone, il bafouille une adresse dans le quartier de Friedrichshain. C’est fou ce qu’on peut vite perdre son allemand, s’étonne-t-il alors que le spacieux véhicule démarre et file sans bruit sous la pluie battante. Où peut-être est-ce seulement sa bouche pâteuse qui répugne à articuler la langue de Goethe? À la fenêtre, il aperçoit, sur Saatwinkler Damm, le long du Hohenzollernkanal, des dizaines de ces affiches familières, rouges, blanches et noires, qui lui souhaitent un «Bon VOL RETOUR». Bonjour l’accueil. Il ne peut s’empêcher de sourire du cynisme de ce parti politique qui est allé coller ces affiches à cet endroit précis, le long de la principale rue qui mène à l’aéroport, sur des centaines de mètres. Le premier qui dit Kraft durch Freude a perdu. À part les affiches xénophobes qui mettent, ironiquement, un peu de couleur dans cette riche palette de gris tout alentour, le monde entier semble s’être liquéfié.
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«Quel sale temps, hein ? Incroyable !
– Sale temps, c’est clair. L’été est bien fini.
– Vous êtes français ?
– Oui.
– Ah, französisch, c’est bien ça. Et Papa, Mama, afrikanisch

J’aime beaucoup les chauffeurs de taxi turcs. (Et heureusement, d’ailleurs, car il n’y a pas beaucoup d’autres nationalités dans la profession, de vous à moi.) Il y en a deux catégories : les «taiseux» qui, silencieux et renfrognés, me conduisent à bon port en un temps record, avant même que j’aie le temps de me lasser des tagadoum-tsoin-tsoin de leur CD de pop orientale ou de hip-hop turc, non sans jeter quelques regards mauvais vers moi dans le rétroviseur de temps en temps, et les «causeurs», qui font gentiment la conversation sur n’importe quel sujet, avec la foi et la conviction des illuminés. J’apprécie le fait que les taiseux me laissent regarder défiler les rues en paix, mais j’ai un faible pour les causeurs. On refait le monde ensemble. Et le monde, bah il est sacrément simple en fait : les Allemands et les Français sont blancs et s’appellent Schmidt ou Dupont, les Africains sont noirs (et inversement, les Noirs sont nécessairement africains), les Chinois ont les yeux bridés et mangent beaucoup de riz quand ils ne sont pas occupés à porter des tenues amples et à casser des briques à poings nus en poussant des cris aigus et pas toujours super virils, mais total respect quand même parce que bon, la brique elle vole en éclats. Et les Turcs sont de bons musulmans gentils et travailleurs, ou des truands bons pour la potence, ou les deux. Un monde simple, vous dis-je. Par conséquent, il y a bien longtemps que j’ai renoncé à les instruire quant à l’existence de ce confetti tropical français appelé Martinique, situé à 6848 km de l’aéroport d’Orly, un modeste récif grand comme la moitié d’Istanbul et peuplé de Français qui peuvent avoir l’air afrikanisch pour le profane, certes, mais n’en sont pas moins französisch pour autant. C’est une tâche absurde et gigantesque, à recommencer sans cesse, en pure perte. Sisyphe, en comparaison, était bien mieux loti avec son rocher, c’te mauviette. Le tonneau des Danaïdes ? De la gnognotte. Et aujourd’hui, je me sens trop las pour me lancer dans une énième leçon d’histoire de la colonisation européenne de ces îles qu’on ne voit même pas sur un planisphère, et un cours magistral de géopolitique sur le rayonnement de la France dans le monde. Dans mon allemand «petit-nègre» de surcroît, bien évidemment.
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«Non, pas africains : brésiliens».
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Pour les cancres en géographie : enfin vous saurez placer
la Martinique sur un planisphère !

Les Turcs savent où se situe le Brésil et à quoi ressemblent les footballeurs brésiliens. Aussi en général cette grossière affabulation leur suffit-elle amplement : ils hochent la tête avec satisfaction, ayant obtenu une réponse acceptable sur l’insondable mystère du pedigree de ce curieux passager négroïde au fort accent français et à la grammaire aussi approximative que la leur, et m’adressent ce sourire et ce regard triomphaux qui disent : «J’avais deviné, vieux. On me la fait pas à moi». LOL.

Et dire que, quand j’ai quitté la Martinique il y a quatorze ans, les épices me montaient immédiatement au nez lorsque mes interlocuteurs parisiens les moins avisés confondaient allègrement la Martinique et la Guadeloupe comme si les deux étaient interchangeables et synonymes, comme les deux noms d’une même contrée lointaine, indéfinie, et insignifiante… Je ne laissais rien passer et remettais illico les pendules à l’heure. Quelques années plus tard, alors que je découvrais le Livre des Visages, j’ai vite fait de rejoindre un groupe nommé “If You Don’t Know Where My Country Is, Buy An Atlas, Bitch!”, une fraternité occulte de jeunes êtres traumatisés et profondément écœurés par l’ignorance abyssale de leurs contemporains qui, selon leur niveau d’inculture, pouvaient confondre Slovaquie et Slovénie, Swaziland et Suisse (Switzerland), annexaient la Colombie aux États-Unis (en l’appelant «Columbia»), trébuchaient magistralement sur la localisation de leur glorieuse patrie, le Paraguay, le Liberia ou la Bulgarie, ou pis encore, n’en avaient jamais entendu parler de leur vie. Je me sentais à mon aise dans ce groupe où des centaines d’incompris, blessés dans leur patriotisme, s’épanchaient à la cantonade et pleuraient virtuellement sur les épaules de leurs compagnons d’infortune, apatrides de la Toile tout comme eux, qu’ils soient du Vanuatu ou de Nauru, du Malawi ou des Kiribati, d’Azerbaïdjan ou du Bhoutan, de San Marino ou du Togo, du Botswana ou du Sri Lanka. La thérapie a fonctionné à merveille.

Dès lors, que de chemin parcouru depuis les fougueux éclats de colère de cette ombrageuse jeunesse déracinée ! Il y a bien longtemps que je me suis résigné à l’idée que plusieurs milliards d’êtres humains n’ont jamais entendu parler du pays d’où je viens, et parmi eux, la totalité des chauffeurs de taxi berlinois avides de conversation. Dans les pays arabes, les badauds indiscrets et perplexes, eux, ont le bon goût de me prendre pour un des leurs et de soutenir mordicus que je suis un Maghrébin pur jus, sans doute un Berbère de Ouarzazate, ou alors sûrement un Libyen qui s’ignore, peut-être à la rigueur un Soudanais ? Non, toujours pas ? Et j’ai beau jurer du contraire, rien n’y fait : je suis pour eux une brebis égarée qui finira, avec leur aide bienveillante, par renouer avec ses vraies origines nord-africaines, inch’Allah. Les Arabes ont dans le fond quelque chose de touchant, à tant insister pour faire de moi un frère. Avec les Turcs, c’est plus simple mais beaucoup moins drôle, puisque, comme je disais, en général, prétendre que je que je viens de ce grand pays de samba et de futebol où je n’ai jamais mis les pieds, ça suffit à clore le sujet. En général…

Aimé Césaire, grand poète martiniquais, se réjouit du succès de son Cahier d’un Retour au pays natal. Son ami Léopold Sédar Senghor le porte en triomphe.

«Vos deux parents sont brasilianisch

Zut, on s’éloigne du scénario habituel ! Je  perçois un danger imminent. Que faire ? Poursuivre sur ce terrain glissant ou limiter les dégâts ?

«Euhhhh… non. Ma mère est brésilienne, mais mon père est français en fait.
– Aaaaah, comme c’est bien : Papa französisch et Mama brasilianisch ! Vous vous sentez plutôt français ou plutôt brésilien ?
– Mmmmhhh, plutôt français quand même !
– Vous vous marierez avec une femme française ou brésilienne ?
– Ouh là, je ne sais pas… mais peu importe en fait.
– Allemande ?
– Oui, c’est ça, ouais.
– Alors vos enfants seront deutsch, französisch und brasilianisch. La classe !»

Morbleu, mais c’est une coriace celle-là ! Ma généalogie imaginaire la passionne au premier degré. Il faut absolument tenter la diversion en inversant le flux de questions et de réponses avant que je pète un câble. Je ne me sens pas d’humeur à m’inventer un avatar brésilien là, tout de suite.

«Et vous, vous êtes türkisch?
– Oui, je suis turque, je viens d’un petit village.
– Ah, ça doit être joli. C’est où ?
– C’est un tout petit village.
– C’est dans la montagne ?
– Oui, dans la montagne.
– Oooooh, ça doit être sehr schööööön ! J’adore la montagne.
– Oui, c’est joli. Mais il n’y a pas grand chose. Juste la famille. J’y rentre chaque année avec mes parents pour voir la famille. Je n’ai jamais vu Frankfurt, je n’ai jamais vu Paris, je n’ai jamais vu Brasilien. Je n’ai jamais vu Istanbul ou Ankara. Toujours Berlin pour travailler et le village pour la famille.
– Mais si vous allez en Turquie, vous avez sûrement vu l’aéroport d’Istanbul ou celui d’Ankara, non ?
– Ben voyons ! On y va en voiture !
– Ah bon… Je ne suis jamais allé en Türkei. J’aimerais bien y aller; ça doit être très beau.
– Oui, c’est beau.
– L’an dernier, je n’étais pas très loin. J’étais en Syrie. C’était magnifique.
– Vraiment ?
– Oh, oui. Je suis allé à Halab [Alep], vous savez ?
– Oui, Halab. Et ?
– C’est une ville vieille de 5000 ans ! C’est incroyable. Il y a tellement d’histoire et de culture !
– Ooooooh !
– Et on y mange bien, et les gens sont merveilleusement accueillants, chaleureux, aimables. Ils sont très curieux envers les étrangers.
– Oui, en Türkei aussi les gens sont très curieux quand ils rencontrent des étrangers. Même à moi, quand je rentre au pays, on me pose plein de questions sur l’Allemagne, comme si j’étais deutsch. Ils me demandent comment sont les Deutschen, ce que les Allemands boivent, comment ils dorment… Mais moi, je n’en sais pas grand chose, je ne suis pas allemande et n’ai pas d’amis allemands.
– OK…
– Est-ce que les Franzosen boivent autant d’eau que les Deutschen ?
– Plaît-il ?!?!?
– Est-ce que les Français boivent beaucoup d’eau ?
– Ha, ha. Bien sûr que non. Ils ne boivent que du champagne !
– Ah le champagne. C’est bon ça. Et ils ne dorment pas beaucoup, les Franzosen, n’est-ce pas ? Ils préfèrent aller au cabaret ?
– Euh…»

Avec effroi, je me rends compte que non seulement elle ne plaisante pas le moins du monde et que ses questions sur les Français sont tout à fait sérieuses, mais qu’en plus, j’ai perdu la main dans la conversation, et c’est à nouveau elle qui mène cet interrogatoire surréaliste. Elle a dû profiter d’une seconde d’inattention de ma part pour reprendre le dessus. Et moi je n’ai aucune envie de me laisser embarquer dans une digression nostalgique sur la grande époque de Mistinguett ou de lui fredonner les plus grands succès de Maurice Chevalier. Non vraiment pas.

«Ben ça dépend… dans les grandes villes, oui les gens vont au cabaret, mais dans les villages, les gens vont dormir plus tôt.
– Mmmh… Ach so. Est-ce que les parents français sont sévères avec leurs enfants? Est-ce qu’ils les frappent ?
– Bah non, dites-donc, vous. Est-ce que les parents turcs frappent leurs enfants?
– Si les enfants font des bêtises, il faut frapper. Et les parents brésiliens, est-ce qu’ils frappent leurs enfants lorsqu’ils font des bêtises ?
– Certains, oui, d’autres, non. Ch’chais pas en fait. De toute façon je n’arrive pas à imaginer comment on peut lever la main sur un enfant…
–  Mais parfois il le faut. Comment faire sinon, wenn sie falsch machen ?
– Si vous le dites…
– Les Brasilianer aiment beaucoup danser, non ? Ils jouent de la bonne musique et dansent tout le temps ?
– Oui, ils dansent bien. Pardon, “on”danse bien, “nous autres”, au Brésil.
– Est-ce qu’ils sont riches comme en Deutschland ?
– Il y a des riches comme en Allemagne, mais il y a des pauvres aussi.
– Et en Frankreich, les gens sont riches ?
– Peut-être un peu comme en Allemagne…
– Vos parents habitent à Paris ? Ils ont un bel appartement ?
– Non, ils ne vivent pas à Paris, mais sur une petite île dans la mer. C’est loin de Paris. Il y a du soleil, il fait chaud.
– C’est une île de luxe avec des millionnaires et des villas et des bateaux?»
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Damnation ! Malgré tout ce pipeau sur le Brésil qui me coûte tant d’efforts à rendre crédible, me revoilà sur le point d’être questionné sur cette petite île inconnue qui m’a vu grandir. Mon interlocutrice déborde d’imagination, et moi je n’ose plus lui expédier des réponses trop simples et trop éloignées de la vérité, de peur de m’enfermer encore davantage dans mes bobards et de ne plus pouvoir m’en sortir, car la «chauffeure» (pour causer moderne) ne perd pas le fil, même dans cette conversation en apparence archi-décousue.
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«Non, une île normale, avec des gens normaux.
– Des Français ?
– Oui.
– Il y a beaucoup de Brésiliens sur cette île ?
– Euh, non, juste ma mère en fait…
– Est-ce qu’il y a des Noirs alors ?
– Oui, il y a des Noirs, et des Blancs aussi.
– Ah bon ? Mais c’est en France ou en Afrique ?»
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Et voilà, nous y sommes. En fin de compte, je me retrouve contraint à résumer l’histoire de la conquête des Antilles par les Européens, le génocide des Indiens Caraïbes, l’esclavage, les plantations de canne à sucre. Vous avez donc encore des esclaves, s’inquiète-t-elle. Je la rassure : meuh non, les Noirs ne sont plus esclaves, d’ailleurs, il n’y a plus d’esclaves, puisque c’est… euh… interdit. Mais les enfants des esclaves d’antan sont restés. Et leurs arrière-arrière-arrière-arrière-petits-enfants sont les Martiniquais d’aujourd’hui, conclus-je, ému, en une sublime envolée lyrique dans mon plus bel «Unserdeutsch».
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Ça ne loupe pas, j’ai droit à la réaction habituelle : le silence perplexe et incrédule. Ça tient pas debout mes histoires de Noirs même pas africains (et encore moins brésiliens) qui se prennent pour des Français alors qu’ils sont noirs et vivent pieds nus sur une île qui n’existe pas, puisque le Premier ministre Erdogan n’en a jamais parlé. C’est comme de la science-fiction, mais en beaucoup moins bien. À ce stade, le «causeur» se fait invariablement «taiseux», et après une courte pause méditative, allume la radio sur une station qui diffuse des braillements enamourés de pop orientale, pour ne plus avoir à entendre les menteries effrontées de ce passager outrecuidant. Et bien heureusement, la course touche rapidement à sa fin. L’instant d’après, ma «chauffeure», comme les taiseux habituels, me débarque devant ma porte, exige son dû, se déleste de mes bagages, et repart prestement, sans demander son reste.
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De grâce, donnez-moi un tonneau sans fond à remplir jusqu’à la fin des temps : je suis preneur.